Travail: y a-t-il un pilote dans l’avion?
Due tout autant aux mutations de l’économie qu’à celles de la technologie, la crise du management a ceci de particulier en France qu’elle ressemble (et semble liée) à celle de la représentation politique. Dans cette septième et avant-dernière sélection de textes en préparation de notre convention du 11 décembre sur le travail, nous allons d’abord du côté des constats pour examiner ensuite quelques solutions, dont les soubresauts de la pandémie ont montré la pertinence.
À lire: nos sélections précédentes: Le travail a-t-il un sens?, Maudit travail?, Télétravail pour tous?, Travail automatisé ou travail en miettes?, Travail: les femmes comme les hommes? , Travail: luttes des classes ou lignes de front?
Le constat: un problème de verticalité?
La crise du management un peu partout constatée depuis le démantèlement du système de l’entreprise à vie et la fin du tout-salariat et du plein emploi à partir des années 1970 mais surtout depuis la généralisation de procédures sophistiquées de suivi, d’évaluation et de contrôle des subordonnés à partir des années 1990 et 2000 n’est ni spécifique à la France ni même à l’Europe. Mais il existe quelques particularités sociales dans ce pays (comme la bien connue très faible syndicalisation et son corollaire: le manque de culture de la négociation) qui pourraient expliquer, selon Emmanuel Couvreur (Compétences et management : les faiblesses françaises, Metis), «une organisation des entreprises françaises plus verticale et aussi plus conflictuelle avec un impact déterminant sur la productivité, l’innovation et la croissance, mais aussi sur le niveau de bien-être de salariés vivant sous la contrainte avec un climat de tensions au quotidien». S’appuyant sur les analyses du rapport du Conseil National de Productivité et les comparaisons de l’OCDE, il constate «que les pays les plus performants en termes d’emploi et de conditions de travail» sont «aussi les pays ayant le plus fort dialogue social. Dit autrement, la mauvaise qualité des relations sociales et cette incapacité à se faire confiance réduisent fortement les possibilités de coopération et la mise en œuvre de meilleures pratiques managériales en France». À l’origine de ce déficit selon lui, un système éducatif qui pénalise plus qu’ailleurs «les élèves issus des milieux les plus défavorisés qui ont 4 fois plus de risques d’être parmi les élèves en difficulté (contre 3 fois pour la moyenne OCDE)». En plus d’un moindre accès à la formation en cours de carrière, particulièrement pour «les personnes à faible niveau de compétences», ce qui explique «des compétences de la main d’œuvre plus faibles que dans la moyenne de l’OCDE avec une aggravation liée aux exigences croissantes du fait de l’évolution de la technologie». Pour Couvreur, «cette insuffisante qualité du management n’est pas étrangère à la crise démocratique»: «ce sentiment de ne pas être écouté, cette frustration de ne pas être pris au sérieux, cette défiance vis-à-vis de toute forme de représentation n’est pas sans écho avec la parole inutile vis-à-vis de la hiérarchie, l’absence de concertation sur les évolutions du travail, la non-reconnaissance des efforts fournis ou de l’expérience effective».
Cette «incapacité à se faire confiance» est soulignée dans l’enquête de terrain chez les facteurs menée par Nicolas Jounin dans Le caché de La Poste (dont rend compte Jean-Marie Bergère, toujours pour Metis). Examinant la manière dont sont menées les perpétuelles réorganisations, il s’interroge sur les moyens mobilisés par La Poste «pour connaître son activité et régler ‘scientifiquement’ l’activité des facteurs» et constate que l’écart «entre leur travail réel et la description qui préside à son organisation est abyssal. Un ‘organisateur’ circule de bureau en bureau pour faire des ‘diagnostics’. Il doit ‘peser la charge de travail’. Les chronométrages ont été abandonnés. Un ‘outil’ formaté à l’échelle nationale est ‘supposé représenter le calcul réel du temps réel qu’il faut au facteur pour aller distribuer’. Le logiciel attribue un temps moyen à chaque catégorie d’actes d’une tournée et effectue les multiplications et les additions… La réorganisation n’est pas discutée. Elle ne peut pas l’être, elle est fondée sur un ‘diagnostic’ et un ‘outil’. La suppression de plusieurs tournées et l’attribution de nouvelles rues à celles qui subsistent sont présentées comme une obligation. Les facteurs devront s’adapter. Peu importe que les rues soient en pente, que des travaux obstruent la voie, que les boîtes à lettres soient dégradées, que la tournée soit plutôt ‘horizontale’ avec une seule boîte par adresse ou ‘verticale’ avec des tours aux cages d’escalier multiples abritant des batteries d’une cinquantaine de boîtes ou plus».
La question d’une évaluation en roue libre et éloignée des réalités est au centre du livre La nouvelle guerre des étoiles de Vincent Coquaz et Ismaël Halissat (dont rend compte Hubert Guillaud dans Peut-on limiter l’extension de la ‘société de la notation’?, Internet Actu). Invention «des Jésuites et de la contre-réforme, qui, pour lutter contre l’expansion protestante, vont fonder des collèges dans toute l’Europe» et l’utiliser «pour distinguer et classer les élèves», la notation va se généraliser ensuite, «renforcer la discrimination et l’individualisation, la différenciation et la hiérarchisation» avant de «voir sa domination timidement contestée» dans l’enseignement à la fin du 20e siècle tout en s’étendant à d’autres domaines comme le monde du travail puis surtout Internet. Or «cette évaluation est bien souvent tributaire d’affects, de contexte ou d’appréciations qui n’ont rien à voir avec ce qui est sensé être évalué. Derrière son apparence de neutralité et d’objectivité, l’évaluation n’a rien de neutre ni d’objectif». Car «nous sommes passé d’un outil censé produire de l’amélioration à un outil de contrôle», qui détermine désormais une partie des rémunérations alors que sa fiabilité est aléatoire et son mode de fonctionnement «opaque».
Les solutions: dialogue, codécision, singularité?
Face à ces blocages et ces spirales incontrôlées, les réflexions et les propositions ne manquent pas depuis les années 2000 pour tenter de retrouver des fonctionnements à la fois plus efficaces et plus collectifs. Mathieu Detchessahar (professeur de management à l’Université de Nantes qui dirige l’ouvrage L’Entreprise délibérée; Refonder le management par le dialogue) met l’accent sur le dialogue professionnel, «une approche de management prometteuse mais pourtant peu connue, qui elle, n’a jamais bénéficié des lumières qui inondent les modes managériales». Martin Richer, qui rend compte de l’ouvrage dans Metis, voit 6 raisons de s’intéresser à cette approche. La première, c’est que, pour revaloriser la «condition managériale» (6 salariés sur 10 ne souhaitent pas diriger) l’on propose ici un «management par la discussion» permettant de «refaire du travail un objet central du management». La deuxième, ce sont les limites du modèle actuel de l’entreprise libérée qui insiste trop sur l’autonomie sans reconnaitre que l’entreprise doit d’abord être «le monde des dépendances assumées dans lequel chaque participant renonce à déterminer seul son action pour la définir de façon coopérative avec les autres». La troisième est que l’on démontre «que ce n’est pas de l’excès de management dont les entreprises souffrent mais de son absence» puisque les managers sont «au chevet des machines de gestion» et pris par les «réunions d’information descendante». La quatrième, c’est le rôle crucial donné aux managers de proximité et à la subsidiarité, évitant ainsi le «populisme d’entreprise» qui défait les corps intermédiaires au profit d’un utopique «rapport direct entre le leader libérateur et les salariés». La cinquième est de profiter de l’expérience acquise dans les espaces de discussion sur le travail (EDT) qui permettent de décrire les problèmes et de trouver des solutions opérationnelles. Enfin la sixième raison (et non la moindre) de s’intéresser à l’entreprise délibérée, c’est que «le dialogue professionnel est bénéfique pour l’entreprise mais aussi pour la Société car il fabrique de la citoyenneté. La pratique du dialogue crée des compétences (écoute, synthèse, argumentation, recherche de compromis,…) précieuses en entreprises mais tout aussi cruciales pour préserver la vitalité de nos sociétés démocratiques fatiguées, attaquées par la vague populistes, la prolifération des infox et plus généralement la dégradation du débat public».
Analysant lui les évolutions de l’idée très gaulliste de participation, François Meunier (Participer au profit ou participer à la décision?, Telos) montre d’abord qu’à la différence de l’Allemagne qui a mis l’accent sur «la codécision ou codétermination», la France a préféré «le lien de la rémunération au profit». Or, «les modalités de ces deux types de participation sont infiniment variées, mais on note sur une échelle grossière que les pays les plus avancés en matière de participation à la décision sont ceux qui ont la participation aux profits la plus faible, comme si les deux types de participation étaient substituables. En France le patronat, plus d’ailleurs que ses propres actionnaires, s’accommode de la participation aux profits – si on y ajoute une aide fiscale pour faire bonne mesure –, mais pour éviter autant que possible le partage de la décision». Différentes études montrent pourtant qu’au delà d’effets limités sur la productivité, ce choix français d’intéresser les salariés bien plus aux bénéfices qu’aux décisions ne semble pas très profitable «quant à l’ambiance au travail et au renfort du projet collectif d’entreprise» puisque «les enquêtes conduites internationalement sur la satisfaction au travail, sur l’estime pour les responsables d’entreprise et sur la ‘confiance’ au sens large, placent de façon répétée la France en queue des pays comparables». Pour Meunier, «il est donc plausible que les effets de productivité et de motivation viennent davantage d’une association aux décisions que d’une association aux profits. Pourquoi alors l’État consacre-t-il tant de moyens budgétaires et politiques pour pousser la participation financière alors que la participation politique et une gouvernance plus inclusive semblent plus propices à une bonne marche de l’entreprise? Et bien moins chères».
Si elle a montré les facultés d’adaptation des entreprises, la pandémie a aussi montré que ces facultés avaient beaucoup à voir avec les chaines courtes de décision, les cellules autonomes et un management de proximité. Face à cette remise en question à tous points de vue, Arnaud Marion (La sortie de crise passera par un management de la singularité, Le Comptoir) préconise d’abord de faire le constat «que l’entreprise est un corps social réaffirmé, plus que jamais vivant. Mars 2020 a été un vrai cataclysme. Les salariés se sont engagés pour leur entreprise aux côtés de la direction. Habituellement, en période de crise, on assiste à un antagonisme entre dirigeants et salariés, là ce fut l’inverse. Cela signifie que les collaborateurs vont attendre beaucoup des mois à venir, ils vont vouloir continuer à être partie prenante du futur de leur entreprise. La crise a révélé des talents, des personnes qui se sont démenées face à l’adversité, ont déployé une énergie incroyable. Elles ont tenu la barre avec courage et panache. La responsabilité incombe aujourd’hui aux dirigeants de les écouter et de les former pour les aider à déployer pleinement leur potentiel. Les ressources humaines sont donc prioritaires, elles ne doivent pas être traitées à la fin des comités de direction, mais en premier!» Pour piloter ces entreprises bousculées, il incite les dirigeants, non seulement à écouter, mais à «faire preuve de compréhension et penser l’entreprise différemment» pour «développer un management de la singularité» tenant compte «des aspirations, parfois différentes, des quatre générations actuellement sur le marché du travail». Seul moyen d’être agiles dans un monde volatile, incertain, complexe et ambigu qu’on «avait l’impression, erronée, avant la crise du Covid,» de maîtriser.
Illustration: photo FAEF Wiki (CC BY-SA 3.0).