Témoigner ou dire combien sa vie est singulière - Forum protestant

Témoigner ou dire combien sa vie est singulière

«On raconte sa vie pour en montrer la singularité.» Pour Christophe Monnot, même si «un récit de soi se met en forme selon les normes d’une communauté de sens», ce type de témoignages est «bien plus complexe qu’une mise en conformité avec un discours canonique ou majoritaire». Si on «prend la parole, c’est aussi pour marquer par sa narration une alternative, une dissidence par rapport à cette signification canonique».

Texte publié dans Le prix du témoignage, cahier biblique de Foi&Vie 2019/3.

 

C’est l’histoire de Jean-Claude, qui nous raconte les grandes étapes de son cheminement chrétien avant de passer par les eaux du baptême. C’est aussi l’histoire de Marthe, atteinte d’une maladie chronique, qui remonte le fil de son histoire pour montrer combien la présence de Dieu a jalonné son existence, ou encore celle de Dominique qui explique comment la guérison miraculeuse a changé sa vie. Le récit de soi, qu’il soit écrit ou oral, a déjà fait l’objet de nombreuses recherches en philosophie, droit, théologie, psychologie et sociologie. Derrière l’idée simple de partager son histoire de vie avec des comparses, il a été abondamment souligné combien parler de soi était en fait une activité complexe de mise en intrigue. Le récit découle d’une mémoire partiale et de contraintes psychologiques et sociales qui le poussent à entrer en conformité avec les attentes de la communauté qui le reçoit. Selon le psychologue Peter Stromberg, c’est même en conformant son récit que l’on se convertit ou, pour l’anthropologue Susan Harding, «parler, c’est croire». Bien que de nombreux auteurs en sciences sociales s’attachent à montrer combien un récit de soi se met en forme selon les normes d’une communauté de sens, nous aimerions souligner ici que ce constat n’est pas suffisant pour comprendre le rôle et l’importance du témoignage dans la communauté des croyants.

Pour la sociologie, un témoignage ou un récit de vie est tributaire d’au moins trois grandes composantes.

1) Il s’agit tout d’abord de la mise en intrigue, du sens que le narrateur va donner à son histoire, la chronologie dans laquelle il va ranger les étapes de son histoire, etc.

2) Ensuite, il y a la mise en forme conditionnée par l’auditoire, également le sens donné à l’histoire pour un public particulier, ainsi que les mots utilisés, les tournures, le rôle de certains protagonistes dans le récit, etc.

3) Il y a encore l’interaction, la performance du témoignage. Il s’agit de suivre les règles sociales de l’émission d’un récit personnel, sa mise en scène, ses silences, ses implicites qui permettent alors aux récepteurs d’authentifier le récit comme digne de confiance et d’en recevoir le sens.

Une grande partie des sciences humaines qui se sont intéressées de près au récit de soi ont donc relevé combien l’activité de raconter à un public une histoire de soi était en fait un important travail de mise en conformité à des règles et normes implicites. J’aimerais a contrario souligner ici que ce travail important de mise en conformité ne doit pas éluder un autre point fondamental: le témoignage est aussi un acte de dissidence. Raconter son histoire, c’est prendre la parole pour montrer une singularité, défendre une position, souligner un point de vue singulier. Cette perspective pourrait apporter un éclairage nouveau aux analyses des récits bibliques et des témoignages chrétiens en soulignant les aspects particuliers d’expression d’une dissidence plutôt qu’en insistant sur la conformité largement observée jusqu’ici.

Un récit est bien l’expression d’un individu appartenant à une communauté qui lui donnera un sens. Paul Ricœur l’avait souligné, un témoin va agencer son histoire, construire une chronologie, des avants, des après, qui permettront à l’auditeur de suivre le récit suspendu à une mise en intrigue plus ou moins consciente de la part du narrateur. Mais tout l’enjeu est bien de donner un sens à son histoire. La maladie constitue par exemple un point de rupture dans une biographie (entendue comme linéaire). Il y a un avant et un après la maladie que le souffrant doit expliquer en faisant contraster ces deux périodes tout en soulignant une continuité de destin, la signification unique de sa vie. C’est d’ailleurs dans ce vide de sens ou cette contradiction que vient se greffer un discours mystique ou religieux contribuant à la continuité dans la discontinuité. À travers le récit de la souffrance ou de la maladie, la personne s’applique à souligner un sens plus profond qu’elle aurait découvert à la vie. Elle témoigne finalement bien plus de cette signification trouvée qui redonne une intégrité personnelle à une biographie cabossée par les effets de la maladie.

Ces petites singularités au sein de la conformité

Le récit de soi suit une mise en intrigue d’événements vécus autour d’étapes de la maladie. Celle-ci permet de relier narrativement l’avant de la souffrance à l’après en donnant une signification qui se trouve en conformité avec les attentes d’une communauté (de sens). Cependant, tout en se conformant aux significations partagées par la communauté, la personne qui met en récit une histoire de vie va souligner et montrer qu’il s’agit bien de son cheminement, personnel et singulier. Elle va pour cela introduire des particularités. Sinon, pourquoi se mettre en récit s’il s’agit simplement de réitérer les significations partagées par un groupe? C’est entre les murs des hôpitaux que les patients vous racontent les pouvoirs des plantes, des champignons, des régimes. On raconte sa vie pour en montrer la singularité, la résistance face au rouleau compresseur normatif du protocole médical. En soulignant la conformité à la communauté, l’analyse de récit a trop souvent disqualifié ces petites déviations comme des apories. La perspective que je propose est au contraire de s’intéresser à ces petites singularités au sein de la conformité.

Une conformité qui est encore renforcée par l’interaction sociale. Les humains, comme l’a souligné Goffman, ont un souci de présentation de soi, d’un théâtre, d’une mise en scène du quotidien pour apparaître comme normaux ou comme faisant effectivement partie de la communauté. Cette mise aux normes, que chacun fait tous les jours, permet à la personne qui livre son récit non seulement d’apparaître comme intègre, mais également de souligner un sens que la communauté pourrait donner au récit. On pense évidemment aux récits de conversion ou de guérison qui renforcent alors le sens que la communauté donne à ces événements. Cependant, comme le souligne Claverie, les pèlerins, qui racontent la Vierge à Medjugorgje (1), échangent entre eux avec beaucoup de prudence des récits de soi où «elle» agit. Cette précaution montre que le récit de soi doit également être conforme aux attentes sociales afin de ne pas paraître déviant.

C’est toute la sociologie de la déviance, initiée par Becker, mais également par l’ethnométhodologie, qui montre que le témoin doit construire son récit selon les attentes et les règles d’un protocole social implicite. On a pu ainsi observer que dans le cas des témoignages devant la cour, c’est la conformité aux règles et au protocole du tribunal qui donne de la force au témoignage, bien plus que les faits relatés. Mais, bien que le jeu du témoin soit effectivement de se conformer à ces contraintes sociales, pour ne pas apparaître comme déviant aux yeux de la communauté, son récit défendra néanmoins un sens individuel. Le témoin s’exprime, car il juge nécessaire de faire entendre une – sa – signification.

Le travail du témoin dans sa mise en récit est donc bien plus complexe qu’une mise en conformité avec un discours canonique ou majoritaire. S’il prend la parole, c’est aussi pour marquer par sa narration une alternative, une dissidence par rapport à cette signification canonique. Cette perspective nous permettrait aussi de mieux comprendre les évolutions continuelles des rapports aux croyances dans l’Église. Elles ne sont pas (que) le fait des penseurs et des théologiens, mais (aussi) de témoins de l’Évangile qui apportent, par touches successives, une alternative ou une dissidence. Leur récit de vie permet peu à peu de changer la norme, qui sera à nouveau transformée par les récits de nouveaux témoins. Le témoignage de l’apôtre Paul n’est-il pas également en dissidence avec la communauté de Jérusalem? Les sciences sociales gagneraient à s’intéresser aux petites dissidences qui émaillent les récits des croyants pour mieux comprendre les transformations continuelles des communautés croyantes ou plus spécifiquement chrétiennes.

 

Bibliographie

Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, 1985.

Élisabeth Claverie, Les guerres de la Vierge: une anthropologie des apparitions, Gallimard, 2003.

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi, Minuit, 1973.

Susan F. Harding, The Book of Jerry Falwell: Fundamentalist Language and Politics, The University of Chicago Press, 2000.

Christophe Monnot, Témoigner en se conformant à un langage idéologique… pour mieux y déroger, in P.-Y. Brandt, P. Jesus et P. Roman (éd.), Récit de soi et narrativité dans la construction de l’identité religieuse, Éditions des archives contemporaines, 2017, pp. 181-198.

Paul Ricœur, Temps et récit. L’intrigue et le récit historique, Seuil, 1991 (1983).

Peter G. Stromberg, Language and self-transformation: a study of the Christian conversion narrative, Cambridge University Press, 1993.

 

Illustration: pèlerins à Medjugorje (photo Zorro2212, CC BY-SA 3.0).

(1) Village en Bosnie-Herzégovine, près de Mostar, où la Vierge apparaît quotidiennement à des voyants et qui est devenu un lieu de pèlerinage populaire (non reconnu par l’Église catholique).

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