L’écologie mentale: subjectivation et conversion - Forum protestant

L’écologie mentale: subjectivation et conversion

Il n’y a pas que l’écologie environnementale et l’écologie sociale. Dans son intervention à la 8e convention du Forum protestant, Stéphane Lavignotte expose le concept d’écologie mentale créé dans les années 1980 par le psychanalyste Félix Guattari pour synthétiser la réflexion déjà ancienne sur les fondements psychologiques de ce qui nous fait dégrader notre environnement mais aussi de ce qui pourrait nous aider à freiner cette dégradation et où les Églises «ont des savoirs-faire» qui pourraient aider.

 

Stéphane Lavignotte lors de son intervention à la 8e convention du Forum protestant (à réécouter sur notre page Facebook de 59:36 à 1:14:20).

 

Le concept d’écologie mentale est avancé par le psychanalyste et philosophe Félix Guattari dans Les trois écologies (1), ouvrage paru en 1989. L’idée principale est qu’à côté de l’écologie environnementale et de l’écologie sociale, existe une écologie mentale qui concerne la psyché, les imaginaires, les subjectivités. On peut retrouver là l’idée, présente chez beaucoup de penseurs écologistes, qu’il faut s’intéresser aux changements mentaux – imaginaires, subjectivités, problématiques… – qui ont conduit au rapport prédateur des sociétés humaines à la nature; quels changements mentaux il serait nécessaire d’opérer pour qu’il en soit autrement (pour obtenir une convivialité, un nouvel habiter ensemble pour reprendre les termes d’André Dumas) mais aussi comment nos mentaux (imaginaires, subjectivités, problématiques) et plus profondément nos psychés ou fantasmes sont aussi victimes (comme les rapports sociaux et la nature) d’une attitude prédatrice du productivisme et du capitalisme.

 

Une problématique présente tôt dans l’histoire de l’écologie

Cette idée est présente tôt chez les penseurs écologistes. Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson s’inquiètent dès le premiers tiers du 19e siècle de ce que l’expansion scientifique, commerciale, industrielle de la société américaine se traduise par un amour aveugle de la richesse matérielle, détache l’humain, le rende «extérieur», «en désaccord» avec la nature, en lui otant de ce fait l’essentiel du lien au monde, le transforme profondément, lui faisant perdre de son humanité qui est indissociable de son rapport à la nature et à Dieu.

La question du changement d’imaginaire qui en est à l’origine est le thème de l’article ‘L’homme contre la nature’ de Théodore Monod en 1962 dans la Revue du Christianisme social (2) et d’un article de Lynn White (3) sur les racines historiques de la crise écologique en 1967.

La question est assez peu présente chez André Gorz ou René Dumont qui s’intéressent davantage aux structures de la société – ce qui ne va pas et comment les changer – même si les textes d’André Gorz sur la consommation et le travail évoquent ces questions et que la vision qu’a Ivan Illich de l’outil – le grand inspirateur de Gorz à ses débuts – a des conséquences psychiques: le sujet n’a pas la même intériorité s’il est soumis à des outils hétéronomes ou au contraire favorisant l’autonomie comme dans une société conviviale.

Dans cette génération de penseurs de l’écologie, Serge Moscovici – psycho-sociologue qui pense et milite avec des ethnologues – est le seul qui met ce point au cœur de sa réflexion, moins pour chercher les causes que dénoncer les effets du capitalisme, du productivisme mais aussi du patriarcat, de l’unitarisme étatique etc. sur les imaginaires et surtout montrer comment les minorités actives – en son temps les mouvements des femmes, de la jeunesse, des fous, des homosexuels, des régionalistes, des écologistes, bref ce mouvement hétérodoxe en lutte depuis la nuit des temps contre le mouvement orthodoxe – changent les représentations. Pour lui, l’écologie est une révolution épistémologique, il s’agit de «participer à la création d’une culture différente» (4).

À la même époque, André Dumas s’intéresse dans ses textes sur l’écologie aux soubassements théologiques de nos représentations. Ainsi, il montre que les anciennes métaphysiques dominantes ne sont plus adaptées face à la crise écologique et qu’il faut puiser dans des courants minoritaires de la théologie – la sagesse, l’émerveillement devant la création, la réconciliation eschatologique avec le monde animal – ou en inventer de nouvelles, comme un nouvel ascétisme: après l’ascétisme extra-mondain des moines, l’ascétisme intra-mondain protestant qui a le tort de reinvestir son épargne pour produire plus, il faut un ascétisme pro-mondain, pour le monde.

Certes Jacques Ellul, lui, s’intéresse surtout aux structures et à la plus puissante et déterminante d’entre elles, la technique. Mais il travaille aussi régulièrement les questions de l’argent ou du règne de la marchandise comme tentations ou puissances qui prennent le contrôle de l’ensemble de l’humain – imaginaires, subjectivité, problématiques, psychés, fantasmes; le mental donc – et encore au-delà de son spirituel, de son âme.

 

Les trois écologies

Mais sans aucun doute, c’est Félix Guattari qui développe le plus cette question dans son livre Les trois écologies. Compagnon de réflexion de Gilles Deleuze, et travaillant toute sa vie à la clinique de La Borde dans le Loir-et-Cher, haut-lieu de la psychiatrie institutionnelle, Félix Guattari a une pensée foisonnante, créatrice d’une multitude de concepts difficiles à résumer en quelques phrases.

Pour lui, dans la phase actuelle du capitalisme, les rapports des humains aux autres (le socius), à leurs propres psychés et à la nature se détériorent. L’initiation aux chose de la vie, aux mystères du monde qui passait par des canaux humains – famille, classe d’âge, rituels, expériences corporelles… – est de plus en plus médiatisée par des machines. Les productions matérielles et immatérielles prennent de plus en plus la place de ce que Guattari appelle les territoires existentiels (c’est à dire l’ensemble des relations qu’a l’humain), engendrant un grand vide dans la subjectivité qui tend à devenir absurde. De plus, le capitalisme ne produit pas que des biens mais aussi des signes, syntaxes, sémiotiques, subjectivités par les médias, la publicité, les signes monétaires, les titres de propriété, l’architecture…

Un territoire existentiel vivant est celui qui peut vivre des déterritorialisations: c’est à dire une décontextualisation d’un ensemble de relations qui permet leur actualisation dans d’autres contextes. Or, du fait de leur appauvrissement, les subjectivités de moins en moins personnelles (ou le fait de petits groupes mais de plus en plus en série, sérielles) n’ont plus assez de richesses pour ce mouvement permanent de déterritorialisation/territorialisation. Cela a pour conséquence l’infantilisation, la solitude, les neuroléptiques, le repli sur des archaïsmes comme l’extrême droite, les intégrismes religieux, la figure du chef…

Dans une articulation indispensable avec les écologies sociales et environnementales, avec lesquelles ils sont dans un cercle d’interaction, il faut créer «des dispositifs de production de subjectivité allant dans le sens d’une re-singularisation individuelle et/ou collective, plutôt que dans celui d’un usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir» (5). Quels sont-ils?

Félix Guattari théorise assez précisément ces dispositifs – qu’il voit naître dans les mouvements sociaux des squatts, des radios libres, des innovations pédagogiques, de l’art – qui concernent aussi bien les façons d’être dans la famille, le couple, l’urbain…

Il donne beaucoup d’importance aux rituels, à la prière, aux mythes de référence, aux ritournelles, au mot d’ordre, à l’emblème qu’il appelle «détour pseudo narratif». Il évoque les formes liant parole et imaginaire – comme le théâtre grec, l’amour courtois, le roman de chevalerie ou la cure psychanalytique freudienne – qu’il qualifie de «modules de subjectivation». Et encore d’autres dispositifs.

S’il utilisait un langage religieux, tout en invitant à une métanoia, transformation radicale, il se méfierait de la logique de la conversion – terme revenu à la mode dans la mobilisation spirituelle pour la planète – dans ce qu’elle pourrait avoir de brusque et pourrait être une déterritorialisation trop brutale risquant l’implosion, lui préférant une déterritorialisation douce qui fait «évoluer les agencements sur un mode processuel constructif» (6). N’oublions pas qu’en ski, à faire une conversion trop vite, on peut tomber et qu’en agriculture biologique, il faut 5 ans de conversion pour avoir le label…

 

Echos et postérité

Cette thématique des Trois écologies a eu un vrai écho dans le mouvement écologiste au moment de la parution du livre – les Guattariens eurent même un courant au sein du parti Vert, Fil vert – mais sans grande suite.

Cette problématique de l’écologie mentale est revenue dans les débats avec l’écho croissant rencontré par Serge Latouche dans les années 2000 et les thématiques de l’après-développement, de la décroissance et de la nécessité de «décoloniser l’imaginaire». Mais surtout très fortement ces dernières années avec la réception par la jeune génération de militant·e·s écologistes, des auteures néo-païennes comme Starhawk et des travaux de l’américaine Joana Macy qui inspire par exemple le mouvement Extinction Rebellion. Dans une approche systémique qui n’est pas celle de Guattari, Macy invite non seulement à cesser de refouler les douleurs que nous ressentons pour le monde mais propose des rituels spiritualo-psychologiques inspirés des religions pour les travailler et pour se transformer soi-même en lien avec les transformations nécessaires du monde. Autre signe de cette place grandissante de l’écologie mentale, l’apparition du terme d’éco-anxiété et de celui de solastalgie, qui désigne une forme de détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux, inventé en 2003 par le philosophe australien de l’environnement Glenn Albrecht.

Il me semble que les lieux manquent pour répondre à l’appel de Félix Guattari «que s’organisent de nouvelles pratiques micro-politiques et micro-sociales, de nouvelles solidarités, une nouvelle douceur conjointement à de nouvelles esthétiques et de nouvelles pratiques analytiques des formations inconscientes» (7) et que, outre que le psychanalyste donnait comme on l’a vu une grande importance aux rituels et à l’imaginaire religieux, les Églises ont des savoirs-faire en la matière. A l’écologie spirituelle d’assurer sa part dans cette écologie mentale dont le monde a besoin pour changer de trajectoire, rapidement mais pas brutalement.

 

Illustration: école maternelle protestante «de forêt» en Basse Saxe (Allemagne) (photo CC-Corradox).

(1) Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée (L’Espace critique), 1989.

(2) Théodore Monod, ‘L’homme contre la nature’, Revue du Christianisme social (1962/7).

(3) Lynn White Jr., ‘The historical roots of our ecologic crisis’, Science, 155 (1967/3767), pp.1203-1207.

(4) Jean-Paul Ribes, ‘Pourquoi les écologistes font-ils de la politique?’, in Combats, Seuil, 1978, p.139.

(5) Les trois écologies, op.cit..
(6) Ibid., p.37.
(7) Ibid., pp. 21 et 46.

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