Les écologistes sont-ils des Amish (ou inversement)? - Forum protestant

Les écologistes sont-ils des Amish (ou inversement)?

Ce qui fait peut-être la force du modèle amish, dont le caractère écologique est discutable, c’est le fait qu’il ne s’oppose pas frontalement au système technicien dominant mais y résiste par une multitude d’angles et d’arguments. Parmi ceux-ci, l’importance de la cohésion et du compromis, qui explique les interminables «sessions de négociation» pour décider des modalités d’adoption ou non d’une innovation. Une pratique qui pourrait bien nous inspirer si l’on veut mettre un peu plus de démocratie dans les nouvelles technologies.

Texte publié sur Patois de Canaan.

Est-il possible à une société de ne pas accepter systématiquement toutes les innovations techniques? De faire le choix de la non-croissance voire de la décroissance autrement que dans un contexte de crise? À cette question, il arrive aux militants de la Décroissance de citer un exemple, sans en faire un modèle: les Amish.

Le monde a découvert ces communautés issues de la réforme radicale protestante avec le film Witness en 1985: Harisson Ford joue un détective privé qui – mis en danger par une enquête – doit se réfugier dans une famille amish. Ces communautés – principalement implantées en Ohio et en Pennsylvanie mais aussi au Canada – tentent de conserver le mode de vie du temps qui les a vu naître en Suisse alémanique sous la férule de Jacob Amman (d’où le sobriquet d’Amish) à la fin du 17e siècle. Un mode de vie symbolisé par le port toujours aujourd’hui des vêtements d’époque – chapeau, pantalon et gilet noir pour les hommes, tabliers sur de longues robes et fichus pour les femmes – l’usage des chevaux pour les travaux des champs, d’un buggy – carriole – pour se déplacer et la conservation du même dialecte qu’au 17e siècle. Les Amish étaient 5000 aux États-Unis en 1900. Ils sont 180000 aujourd’hui, 70% des communautés sont nées après 1960 et ce sont les ordres les plus stricts dans le refus de la modernité – eux disent mondanité – qui ont la croissance la plus forte en nombre de membres.

L’existence des Amish est intéressante à plus d’un titre: comment un groupe qui refuse les innovations fait-il pour – non seulement perdurer – mais se développer malgré l’accélération technologique dans le monde qui l’encercle? En quoi cela constitue-t-il une critique de notre propre mode de vie, et notamment de nos notions de bonheur et liberté? Ce refus des techniques peut-il perdurer sans une pression sociale très forte, pas forcément compatible avec les canons de la liberté individuelle du troisième millénaire? Plusieurs auteurs se sont penchés récemment sur ces questions (1). La lecture de leurs écrits et plusieurs échanges (2) m’ont permis de chercher la réponse à une autre question: comment est prise chez les Amish la décision qui entraîne l’autorisation ou la prohibition d’une innovation technique? Certes, la particularité du mode de vie communautaire amish peut laisser penser que la réponse à cette question serait de peu d’intérêt pour éclairer la même question dans des sociétés ouvertes comme les sociétés occidentales. J’espère montrer qu’au contraire, l’étude de cette question peut-être fructueuse dans nos tentatives de sortie des sociétés de consommation marchandes et productivistes, stade actuel du capitalisme.

 

Les motivations du refus: au-delà de l’apparente incohérence et de la non-concordance avec les valeurs du mouvement pour la décroissance

Une fois passée la première apparence des vêtements, des chevaux et des buggies, l’étude du mode de vie amish donne l’impression – soulignée par la plupart des auteurs – d’un manque de cohérence dans le choix ou le refus des techniques. Pourquoi utiliser les calculatrices mais pas les ordinateurs? Les batteries alimentées par des générateurs diesel mais pas l’électricité du réseau? Les tracteurs sont utilisés près de la ferme, mais pas dans les champs. Les téléphones sont interdits dans les maisons, mais on les retrouve cachés dans des petites cahutes au bout du chemin. Les Amish se laissent conduire en voiture mais refusent de conduire eux-mêmes. Les trottinettes sont autorisées mais pas les vélos. Des jeunes femmes portent le fichu et les robes longues mais aussi des baskets à la mode. Je ne répondrai pas à chacune de ces énigmes. Mais j’inviterai à ne pas crier immédiatement à l’hypocrisie ou l’incohérence. Mon hypothèse est que ces énigmes naissent justement du processus de décision mis en place et que leur incohérence est le signe d’une souplesse dans le mode de décision qui peut nous intéresser.

La première étape dans la décision est celle des critères de la décision. On pourrait partir d’un modèle simple de décision: définir des critères pour accepter ou rejeter une innovation, les comparer aux innovations et décider. Avant de voir comment se fait la décision, quels sont les critères?

 

L’apparent bazar des Ordnung

Quelles sont les motivations qu’avancent les Amish dans leurs Ordnung – règles que se donnent les différents ordres (3) pour leur mode de vie – pour refuser les innovations? La lecture de ces textes est quelque peu déroutante. Dans l’Ordnung des Amish du Nouvel ordre, l’interdiction de la télévision, des caméras et des radios est motivée par l’enseignement de la Bible de «renoncer aux possessions matérielles qui semblent adoptées pour servir la chair plus que Dieu». Cette même raison justifie l’interdiction des instruments de musique, des lunettes fantaisie, des bijoux, montres-poignets, bracelets de toutes sortes. Le cinéma comme les stupéfiants, l’immoralité sexuelle, les plaisanteries grossières et les «longues parties de chasse et de pêche loin de la famille» sont prohibés en réponse à l’invitation: «Abstenez-vous de toute espèce de mal». La réglementation de l’usage des tracteurs et des téléphones n’est pas justifiée. Dans l’Ordnung des Beachy Amish, la catégorie prohibée des «habitudes dont vous devenez esclaves», comprend fumer, tricher et traiter des affaires de façon malhonnête mais rien sur la télévision. Télévision et radio sont interdites comme vecteurs des «musiques anti-scripturaires» (contre la Bible): le rock and roll, le jazz et le gospel (!), elles-mêmes interdites. Les amplificateurs sonores sont interdits: «Louons Dieu avec les fruits de nos lèvres». Il y a des catégories immoralité (adultère, homosexualité…) et abominations occultes. Cet ordre – le plus libéral! – autorise la voiture, en y mettant des conditions: si «l’économie et la modération doivent être les principes directeurs de l’acquisition des véhicules», le texte détaille surtout l’importance de choisir des couleurs «simples et sobres», précise le refus des «toits amovibles, des pneus à bandes blanches, des enjoliveurs sophistiqués, des rayures blanches ou d’une autre couleur»

Un lecteur qui s’intéresse aux Amish dans une perspective de critique de la technique ou d’une approche écologiste ne pourra qu’être dépité de cette diversité des motivations où il retrouve moins ses préoccupations que la prédominance d’une approche moraliste ou d’une application littéraliste de la Bible. D’ailleurs, dans une exploitation agricole amish – je n’ai rencontré aucune référence à des fermes amish bio – l’exploitant utilise – en apparente contradiction avec la théologie créationniste des Amish (4) – des engrais, des insecticides, des pesticides, des compléments nutritifs pour les vaches. Le transport aérien pose moins de problème que l’automobile. La bicyclette est tabou dans une majorité de communautés.

Si une justification en termes de critique de la technique ou de défense de l’environnement apparaît, elle est plus le fait des défenseurs des Amish – on les retrouve notamment dans les commentaires des intellectuels mennonites (héritiers de Menno Simons), la branche protestante dont ils sont issus – que dans les productions des Amish eux-mêmes, qui de toute façon ont peu de productions intellectuelles, même théologiques, insistant sur l’orthopraxie plus que sur l’orthodoxie.

Alors que leur mode de vie nous semble au premier abord relativement cohérent en termes de refus de la technique, de la croissance, du productivisme, comment expliquer l’absence de motivations explicitées de cet ordre dans les règlements? Comment comprendre les incohérences concrètes évoquées au début et celles citées à l’instant quant à l’environnement?

Parmi les raisons de la prohibition, il y a d’abord les accidents de l’histoire. Comme le souligne Donald B. Kraybill, «si les tracteurs avaient été largement utilisés avant les automobiles, peut-être les Amish seraient-ils aujourd’hui en train de labourer les champs avec des tracteurs. Mais l’automobile est arrivée la première, et sa venue [puis son interdiction] a modifié l’accueil réservé au tracteur». Sans doute le fait que les Beachy Amish aient utilisé rapidement l’électricité et l’automobile après avoir fait scission des autres tendances dans une direction plus libérale a d’autant plus retenu les autres ordres dans leur adoption de ces techniques (5). Ces accidents de l’histoire pointent en partie les vraies cohérences des prohibitions: la logique de séparation du monde et la préservation de la communauté dans laquelle doit s’évanouir l’individu.

De même l’usage du téléphone, également tabou car ses fils relient au monde, «mène à l’appauvrissement des relations familiales mais également communautaire, sa commodité de liaison remettant en question le principe de visites et des rencontres sociales primordial dans leur vie».

Pour les Amish, à un moment de son histoire, l’Église n’a plus correspondu au dessein de Dieu en se pliant trop aux valeurs du monde. Ils ont pris au sérieux la mise en garde de 1 Jean 2,15: «N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui; car tout ce qui est dans le monde, le désir de la chair, le désir des yeux et la confiance présomptueuse en ses ressources, tout cela n’est pas du Père, mais du monde. Or, le monde passe, et son désir aussi; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure pour toujours». Les Amish ont fait séparation pour demeurer «l’Église glorieuse, sans tache, ni ride» (Ephésiens 5,27). Leur souci est d’abord de marquer la séparation du monde, d’où le choix de vivre dans des communautés rurales à part, d’afficher des signes de séparation du monde, comme garder allemand du 17e siècle, vêtements traditionnels, chevaux et buggy. Un des arguments principaux – et très subjectif – pour refuser une nouveauté est qu’elle «fait trop mondaine». Comme l’écrit Marie-Thérèze Lassabe-Bernard: «Être séparé du monde signifie être différent de lui. Être différent est plus important, dans une certaine mesure, que la manière dont s’exprime la différence (…). Les membres d’une même assemblée doivent être d’accord sur la manière de différer du monde». On comprend pourquoi la couleur des voitures compte plus que leurs spécificités environnementales, pourquoi les décisions d’acceptation d’une technique par une communauté plus libérale jouent à ce point un rôle de repoussoir.

L’autre dimension est l’importance de la communauté. L’individu doit se plier à un esprit de Gelassenheit, abandon, oubli de soi en Dieu. Il doit cultiver l’obéissance (à Dieu, à l’Église, aux Anciens, aux parents), l’humilité, la résignation, perdre jusqu’à son image personnelle (d’où la prohibition des miroirs, des appareils-photo, etc.). Il faut donc exclure tout objet qui pourrait le pousser à l’orgueil (bijoux, montres-bracelets, etc.), lui offrir trop de confort et lui faire trop prendre soin de sa personne. La perte de soi confère au membre sa dignité car il contribue ainsi à l’œuvre rédemptrice du groupe. Il faut favoriser tout ce qui met en avant le lien social et refuser tout ce qui le menace. L’usage de l’électricité a été strictement contrôlé (nous verrons plus loin) car – en plus du fait qu’être relié au réseau électrique aurait rompu de manière trop visible la séparation avec le monde – le confort et la multiplicité des objets de loisir auraient pu «amener à la destruction des valeurs traditionnelles, au rejet de la notion de labeur, à la détérioration de l’atmosphère de recueillement et de paix du foyer, et à la dégradation des rapports familiaux et communautaires» (6). De même l’usage du téléphone, également tabou car ses fils relient au monde, «mène à l’appauvrissement des relations familiales mais également communautaire, sa commodité de liaison remettant en question le principe de visites et des rencontres sociales primordial dans leur vie» (7). De même, une majorité des communautés rejette la bicyclette «sur la base de la facilité et de sa rapidité locomotrices, synonymes d’encouragement à la mobilité et à la dispersion, aux absences à la maison qui mettent en danger la cohésion familiale».

L’article 20 de l’Ordnung du Nouvel ordre amish consacré au refus des trop grandes constructions – et qui donc pourrait se justifier par des arguments écologiques ou esthétiques – résume bien cette double insistance: «En évitant les opérations d’envergure avec des équipements importants, nous utilisons des chevaux [symbole amish de séparation avec le monde, c’est moi qui souligne] et nous nous entraidons [dimension communautaire], le travail en harmonie avec nos voisins a aidé à maintenir la politique de bon voisinage, que nous pensons utile dans une communauté chrétienne». Donald B. Kraybill résume ainsi les valeurs amish:

«L’individu n’est pas la réalité suprême;

les buts communs transcendent les buts personnels;

l’obéissance, l’attente et la résignation sont valorisées;

le passé est aussi important que le futur;

la tradition a davantage de valeur que le changement;

le travail apporte plus de satisfaction que la consommation;

plus neuf, plus gros et plus rapide ne signifient pas forcément meilleur;

la participation locale l’emporte sur la reconnaissance nationale;

la technologie doit être maîtrisée;

la cohésion est la valeur suprême» (8).

 

Faux amis(h)?

Ces éléments permettent j’espère d’expliquer une partie des apparentes incohérences évoquées au début. D’autres s’expliqueront par la suite en explicitant le mode de délibération pour les prohibitions. Mais une première chose frappe: si les Amish sont bien une société qui a trouvé des moyens pour ne pas accepter systématiquement toutes les innovations techniques, de faire des choix de non-croissance autrement que dans un contexte de crise, il n’est pas sûr pour autant que les motivations correspondent à celles avancées en général par les militants écologistes ou de la décroissance.

Des effets proches ont-ils toujours les mêmes causes? Du coup, ont-ils les mêmes effets? La fin n’est-elle pas corrompue par les raisons? La dimension de préservation du lien social répond assurément au slogan «moins de biens, plus de liens». La démarche qui insiste d’abord sur la dimension triviale de la vie quotidienne, l’insistance sur le local, rejoignent la remise en cause des discours dominants qui les considèrent habituellement comme peu politiques. On y retrouve une même critique des possessions matérielles, le refus du gigantisme, le refus de la dépendance vis à vis des techniques, la mise en avant des valeurs d’entraide et de partage. Le refus de la dimension frime de la possession des biens est commun aux deux approches. Mais dans le cas des Amish, ces arguments sont justifiés par la volonté de ne pas valoriser l’individu, tandis qu’ils le sont au contraire dans le cas des courants écologistes par le refus d’un modèle productiviste qui notamment uniformise les individus.

Les Amish, eux, sont pré-modernes, leur socialisation n’est pas celle du système technicien. D’une certaine manière, leur problème n’est pas le système technicien: il est l’extérieur. De ce fait, (…) s’ils s’attaquent à la plupart des idoles du système technicien – auto, télé, électricité, etc. – c’est par une multitude de points d’attaque – la licence morale, la qualité des relations communautaires, etc. – et non par un seul. Ils évitent ainsi d’unifier leur ennemi, peuvent lui résister plus facilement, mener une guérilla de harcèlement plutôt qu’une bataille frontale peu propice aux victoires des petits.

De plus, la dimension de respect de l’environnement est complètement absente de l’approche amish. Certes, les deux approches sont anti-progressistes mais celle des Amish est pré-moderne (9). Même si la rupture amish est dans la lignée de la Réforme, elle n’en a pas retenu la valorisation de l’individu que le protestantisme a contribué à apporter à la modernité. Même si les Amish ont été parmi les premiers émigrants en Amérique, ils n’ont pas intégré la finitude de la planète que révélait cette découverte. Ils restent centrés sur la communauté, en dévalorisant l’infra (l’individu) (10) comme le supra (la planète). L’approche de la décroissance est au contraire post-moderne. Elle considère comme essentielle la question de la finitude de la planète. Elle cherche un épanouissement de l’individu au-delà des impasses des progressismes et libéralismes de la modernité, sans revenir au moralisme ou au repli des communautés archaïques anti-individualistes, peut-être en cherchant une autre forme de communauté (je tenterai de défendre à la fin de cet article que là-dessus, l’expérience amish peut nous aider).

On peut se demander alors s’il est réellement pertinent de penser que la question du lien social fait se rejoindre expérience amish et courant de la décroissance. Derrière le même mot, s’agit-il de la même chose? Parce qu’il ne met pas en relation des individus de mêmes types (poussés au conformisme dans un cas, à la diversité dans l’autre), dans une relation communautaire qui n’est pas équivalente (pré-moderne / post-moderne), je crois que cette convergence apparente n’en n’est pas une.

En revanche, je vois un grand intérêt au fait que la démarche amish soit pré-moderne. Le système technicien est notre socialisation depuis plusieurs générations, il constitue – comme le défendait Jacques Ellul – la nature même de notre rapport aux autres et au monde. De ce fait, n’avons-nous pas tendance à unifier un système technicien qui ne l’est peut-être pas tant que ça? En l’unifiant, ne le construisons-nous pas comme un mur – Ellul aurait lui utilisé la métaphore de l’idole – que nous rendons nous-mêmes plus difficile à faire tomber? Les Amish, eux, sont pré-modernes, leur socialisation n’est pas celle du système technicien. D’une certaine manière, leur problème n’est pas le système technicien: il est l’extérieur. De ce fait, on l’a vu dans l’étude des Ordnung, s’ils s’attaquent à la plupart des idoles du système technicien – auto, télé, électricité, etc. – c’est par une multitude de points d’attaque – la licence morale, la qualité des relations communautaires, etc. – et non par un seul. Ils évitent ainsi d’unifier leur ennemi, peuvent lui résister plus facilement, mener une guérilla de harcèlement plutôt qu’une bataille frontale peu propice aux victoires des petits. Comme les terroristes du World Trade Center ont mis en échec la première puissance technologique avec des moyens archaïques – des cutters et le martyre – les Amish ne montrent-ils pas que la résistance à la modernité peut-être plus efficace en employant une stratégie pré-moderne? Les Amish n’offriraient-ils pas là une piste pour le mouvement de la Décroissance: une stratégie pré-moderne pour une finalité post-moderne?

 

Refuser l’innovation: agrégation d’opinions ou de comportements?

L’organisation des motivations des Amish dans le refus des innovations est, comme nous venons de la voir, un système de valeur relatif. Qu’est-ce que j’entend par relatif? Qu’il ne détermine pas des critères absolus qui par simple comparaison avec un objet permettraient de rejeter ou d’accepter un objet, mais des critères relatifs car en comparaison avec d’autres. Une recherche en quoi des objets me font ressembler, ou pas, ou trop à l’autre. La recherche d’une estimation des risques de changement qu’ils peuvent provoquer sur mon mode de vie, sur les relations dans ma communauté. Une approche éminemment subjective. Cette subjectivité permet-elle de réintégrer dans la décision cet individu que les valeurs amish rabaissent à chaque détour de phrase? Quel processus de décision va avec ce modèle relatif d’organisation des valeurs? Comme l’écrit Donald B. Kraybill, «ni principe, ni valeur spécifique ne règlent le changement dans la société amish; c’est un processus dynamique et l’issue est toujours incertaine» (11)

 

Hiérarchie et consensus

Formellement, comment se prennent les décisions de proscription ou d’interdiction des innovations? Le système amish compte très peu de niveaux hiérarchiques. À la base, il y a la famille, qui est elle-même hiérarchisée entre l’homme, la femme (droit de vote dans les décisions locales, mais pas d’éligibilité), les enfants (droit de vote – et de porter la barbe ! – après leur baptême d’adulte à 18 ans). De 25 à 30 familles sont regroupées dans une communauté ou district administrée par des anciens élus à vie par un vote individuel. Les anciens sont un évêque, deux ou trois ministres du culte, un diacre, qui sont tous des laïcs ayant une activité professionnelle par ailleurs. Les décisions importantes de l’évêque sont soumises à un vote de l’assemblée locale. Un évêque peut présider deux ou trois districts. Tous les évêques d’un même ordre – le Vieil ordre compte ainsi 131 assemblées – se réunissent deux fois par an, au printemps et à l’automne. Dans les débats, une hiérarchie informelle donne la prééminence dans les débats aux anciens. Les décisions d’autorisation, de proscription ou de conditions d’utilisation d’une innovation sont décidées par les évêques d’un même ordre.

Le système est formellement simple et pourrait paraître autoritaire. Le tout est tempéré par l’approche communautaire, la facilité avec laquelle les scissions se font au sein des tendances amish en cas de désaccord et l’importance du temps. Des décisions trop brutales peuvent amener des séparations du groupe. Même si les Amish ont l’habitude de dire que «good wood split well» (le bon bois se fend/se divise bien), les importantes scissions de 1910 (sur la célébration des cultes dans des temples au lieu des maisons) et 1966 (sur l’usage de certaines innovations techniques notamment agricoles) ont laissé de douloureux souvenirs dans la mémoire amish. On ne prend donc pas à la légère une décision d’interdiction, car non seulement on veut éviter qu’elle provoque une scission mais ceux qui prennent la décision sont tous les jours au contact des gens auxquels s’appliquent la décision et doivent en assumer tous les jours les conséquences relationnelles.

Tout cela prend bien-sûr du temps. Comme l’explique Marie-Thérèze Lassabe-Bernard, «parce qu’il est très difficile de modifier l’Ordnung, et que l’acceptation d’un changement est par la suite irréversible, les Amish sont lents à intégrer ou proscrire une nouveauté».

Il y a donc, à côté des procédures formelles de décision, ce que l’historien mennonite Neal Blough (12) appelle «la vie communautaire d’écoute». Comme l’explique le sociologue Frédéric de Coninck, mennonite (13), dans un tel système proche de certaines pratiques des sociétés traditionnelles africaines, pour continuer à être reconnu dans son rôle de chef (en l’occurrence d’évêque), il faut d’abord laisser se développer une palabre, se dessiner un consensus, et décider en fonction de ce consensus. Une fois la décision prise, il existe ensuite pour celle-ci toute la marge de manœuvre des interprétations et des négociations locales. L’évêque est chargé de cette interprétation mais pas seul. Il peut consulter l’évêque âgé qui lui donne un avis mais l’assortit en général du conseil: «Ce n’est que mon avis, avant de décider, débattez-en». Ainsi, Donald B. Kraybill remarque que dans le comté de Lancaster en Pennsylvanie, il y a une vraie différence entre les districts du nord – plus en contact avec l’extérieur, aux ordnung plus souples mais plus précises – et ceux du sud, plus ruraux, plus stricts mais aussi plus simples, cette différence ayant entraîné des déménagements de familles du nord vers le sud.

Tout cela prend bien-sûr du temps. Comme l’explique Marie-Thérèze Lassabe-Bernard, «parce qu’il est très difficile de modifier l’Ordnung, et que l’acceptation d’un changement est par la suite irréversible, les Amish sont lents à intégrer ou proscrire une nouveauté» (14). Si une pratique nouvelle paraît inoffensive, elle s’intègre petit à petit, et sans tapage. Au contraire, certaines innovations peuvent être immédiatement refusées car contredisant de manière évidente certains principes ou s’apparentant à des objets déjà interdits: les caméras-vidéo par exemple contredisent le refus de toute image de soi et ressemblent aux appareils-photo déjà interdits. D’autres seront mises à l’essai – comme l’insémination artificielle – et soit donneront lieu à une décision, soit s’intégreront petit à petit. Pour certaines autres, les décisions définitives peuvent prendre plusieurs décennies et donner lieu à de véritables feuilletons Ce sont ces décisions, longues, compliquées à prendre, entraînant des choix de mode de vie lourds, que nous allons voir maintenant. Elles nous intéressent car elles montrent l’inventivité et la souplesse d’un système qui ajoute au processus décisionnaire que nous venons de voir une dimension communautaire.

 

L’électricité amish

Donald B. Kraybill raconte avec détails l’histoire du rapport des Amish à l’électricité. La compagnie Edison commence à distribuer l’électricité dans la ville de Lancaster en 1890. Pourtant, l’interdiction de l’électricité dans l’Ordnung des Amish du Vieil ordre n’est prononcée qu’en 1920. Et elle n’a cessé de connaître des adaptations depuis. Jusqu’en 1910, sans décision particulière, les familles amish ne se relient pas au réseau électrique. Ils utilisent des batteries, rechargées par des petits générateurs à essence. Elles servent pour des lave-linges, des pompes à eau, des broyeurs. Dans certains cas pour des ampoules, mais toujours branchées sur des batteries. Le principe implicite était que c’était commode, mais pas trop. En 1910, un fermier branche directement une ampoule sur un générateur pour tester la fécondité des œufs. Tolérée, cette innovation est censurée par l’Église locale quand il l’utilise pour éclairer la grange. D’autres pourtant continuent à le faire sans attirer de réaction. Trois incidents précipitent le débat en 1919. Cette année-là, trois artisans s’attirent les foudres de l’évêque Bailer par leur utilisation de l’électricité à 110 volts et plus seulement des batteries de 12 volts. L’un à nouveau parce qu’il branche une ampoule à un générateur, un autre parce qu’il utilise – sans passer par une batterie – un générateur pour alimenter une pompe à eau pour ses légumes, le dernier car il utilise, au lieu des outils traditionnels, des outils électriques pour son atelier d’attelage. La décision de 1920 consiste alors à autoriser les batteries 12 volts et les appareils qu’elles alimentaient (à l’exception des ampoules et ceux qui sont interdits par ailleurs comme les radios) mais pas du 110 volt, ni issu du réseau électrique, ni par générateur.

Comme l’écrit Donald B. Kraybill, «en 1920, l’évêque Bailer ne soupçonnait pas qu’une avalanche d’appareils électriques envahirait la société au cours des années suivantes. Le tabou sur l’électricité à 110 volts anticipa de manière opportune le débat sur tous les nouveaux gadgets et les élimina de la vie amish. Le bannissement de l’électricité fut un moyen efficace de maintenir le monde à distance – littéralement et symboliquement» (15).

Le débat fit à nouveau irruption en 1960, 1968 puis au début des années 1970. Refusant le tracteur, les Amish devaient adapter une nouvelle génération de matériels agricoles à la traction par les chevaux. Pour cela, les artisans durent avoir recours à des soudeuses nécessitant du 110 volts, elles-mêmes alimentées par des générateurs à essence d’une nouvelles génération. Les fermiers se mirent à généraliser l’usage des générateurs pour d’autres utilisations – ampoules, réfrigérateurs, etc. – rompant la tradition du monopole du 12 volts. Ainsi, d’un côté l’électricité à 110 volts risquait de refaire son apparition avec son cortège de gadgets, de l’autre s’en passer, c’était empêcher l’usage de certaines machines agricoles par les chevaux et donc fragiliser deux piliers de la séparation amish: l’activité agricole et… l’usage des chevaux.

Une série de rencontres au début des années 1960 entraîna l’interdiction de l’usage direct des générateurs… sauf pour les soudeuses. En 1968, les compagnies laitières leur demandèrent de s’équiper – en remplacement des bidons – de grands réservoirs refrigérants et de brasseurs automatiques remuant le lait cinq minutes par jour pour éviter la formation de la crème. Après d’âpres négociations, des concessions réciproques, ils obtinrent qu’un générateur diesel alimente en électricité les cuves refroidissantes lors des deux moments de la journée où il actionnait en même temps les trayeuses. Le brasseur – bien qu’automatique, ce que n’aimaient pas les Amish – était intégré tant qu’il était alimenté par une batterie 12 volts. Il est à remarquer que si cette décision offrait une solution aux agriculteurs, elle mécontenta certains évêques.

Dernier épisode, celui de l’électricité amish. Dans les années 1970, les petits artisans amish voulurent utiliser des scies sauteuses, tours, poinçonneuses, etc. Comment le faire sans les alimenter directement à du 110 volts ? Ingénieux, ils trouvèrent la solution suivante: ils découvrirent que les moteurs électriques pouvaient être remplacés par des moteurs hydrauliques à air comprimé actionnés par des moteurs diesels, donc sans électricité. Cette solution – laquelle n’eut pas besoin d’être particulièrement validée – est appelée électricité amish.

 

Sessions de négociations

Nous reviendrons sur la cohérence de ces choix en termes de mise à distance de la technique, mais ce qui nous intéresse là ressort d’abord de la question du processus de décision. Donald B. Kraybill intitule ces longues périodes de discussion quant à l’usage des techniques une «session de négociations» qu’il définit comme un «processus dynamique de concessions mutuelles à la fois à l’intérieur de la société amish et entre les Amish et le monde plus large. Ce fut bien le cas car parfois les Amish ont cédé aux exigences de la modernité, tandis qu’à d’autres moments la société moderne a fait une entorse aux lois ou en a créé spécialement pour eux. (…) Les concessions font l’objet d’un échange entre les parties selon un processus social de négociations jusqu’à l’aboutissement d’une sorte de compromis. (…) La lutte clarifie les points qui sont négociables et ceux qui ne le sont pas et forment des fronts de résistance» (16). Donald B. Kraybill résume bien les scénarios possibles de ces sessions de négociations quant à une pratique nouvelle:

«(1) elle peut être refusée par les responsables dans un district local.

(2) Si elle n’est pas supprimée tout de suite, elle peut se répandre dans plusieurs autres districts.

(3) Un changement «sympathique» peut progressivement se glisser dans la pratique de façon implicite dans un grand nombre de districts et finalement gagner tout le groupement.

(4) Un changement «hostile» peut devenir une «source de litige» et provoquer débats et controverses. Les dirigeants ordonnés peuvent alors décider d’ignorer le fait et laisser s’installer la pratique.

(5) Le «litige» peut-être porté devant le conseil des évêques, et si les évêques sont d’accord pour interdire la pratique, il sera demandé aux communautés locales de soutenir le tabou.

(6) Si les évêques ne peuvent parvenir à un accord, le litige peut rester en attente plusieurs mois ou années et finalement gagner l’acceptation de facto, ou déclencher à nouveau des débats et à nouveau des tentatives de suppression.» (17)

L’exemple de l’électricité et la systématisation que nous venons de voir par Donald B. Kraybill expliquent, j’espère – en complément de la première partie sur les valeurs – pourquoi certains choix qui apparaissant incohérents au premier abord sont en fait tout à fait rationnels du point de vue de la régulation sociale: sur un système de valeur relatif, les «sessions de négociations» aboutissent à des solutions de compromis au sein de la communauté et avec l’extérieur.

Ce modèle amish de délibération sur la technique me semble intéressant à plus d’un titre. Dans un système politique centralisé, où la demande démocratique est forte, nous imaginons peut-être que la délibération sur la technique sera de l’ordre du strictement décisionnaire, de l’échange langagier, du débat: agréger des opinions pour produire une décision. La question n’est alors que de savoir comment organiser les débats. Le modèle amish nous montre l’importance du communautaire, de l’expérimentation, du vécu: agréger des comportements identiques, prendre au sérieux l’agencement de comportements différents au sein de la communauté et vis à vis de l’extérieur de la communauté, accepter de débattre de ces comportements. Le fonctionnement communautaire peut suffire à régler le rejet ou l’acceptation d’une technique, la négociation peut entrer en jeu, la production d’un règlement par le décisionnaire n’est pas automatique et si elle se produit, elle est en étroite interaction avec le communautaire. C’est bien cette interaction qui me semble la grande leçon des Amish dans une réflexion sur la délibération quant à la technique et à la croissance. Et qui nous interroge – j’y reviendrai dans la conclusion – sur quelle est notre communauté aujourd’hui?

 

Compromis amish vis à vis de la technique

À quoi aboutissent concrètement ces compromis? Là aussi, les observateurs extérieurs taxent bien souvent les Amish d’hypocrisie. Je crois que c’est ne pas bien apprécier les solutions trouvées.

Sur l’électricité, on a vu que le choix avait été d’accepter les batteries de 12 volts et les appareils qu’elles pouvaient alimenter et d’exclure non seulement la liaison avec le réseau mais aussi les générateurs susceptibles de produire du 110 volts, sauf dérogation pour l’usage des soudeurs mais aussi par exemple une machine respiratoire pour un enfant malade. Il faut ajouter l’électricité amish et l’autorisation des panneaux solaires. À signaler que certains Amish détournent l’Ordnung en branchant ou installant – contre rémunération – leur caisse enregistreuse ou leur réfrigérateur chez un voisin anglais. Ce compromis permet aux Amish – tout en profitant de certains avantages de l’innovation électrique – de maintenir la séparation symbolique avec l’extérieur et une autonomie relative qui pourrait devenir totale avec le développement du solaire et de l’éolien. Le choix d’une faible puissance électrique combinée à un stock limité par la durée des batteries permet d’éviter l’usage de toute une série d’innovations fortement consommatrices d’énergie qui font des États-Unis le plus gros consommateur du monde de ressources naturelles et le plus gros producteur de CO2: climatisation, réfrigérateur, etc. Dans l’esprit des Amish, elle évite aussi de s’installer dans trop de confort et de créer trop d’activités dans la maison (télés, radios, ordinateurs, même si d’autres raisons sont évoquées dans les Ordnung) qui détournent des loisirs collectifs ou de la vie de famille. Dans le cas de l’électricité, un choix est fait entre différentes techniques liées à une même innovation: est choisie celle qui limite le plus les changements du mode de vie.

Dans le cas de l’automobile ou du téléphone, il n’y a pas un choix de technique mais un choix d’usage.

Le tabou est total sur la possession d’une automobile. Dans le comté de Lancaster, les Amish s’en sont d’autant mieux accommodés qu’en plus de leurs buggies, ils pouvaient disposer entre 1900 et 1940 de plus de 240 kilomètres de voies de tramways. Mais dans l’après-guerre, le réseau démonté, il devint difficile de résister complètement: le compromis consista dans la possibilité, non pas de posséder, mais d’être transporté – le taxi amish – par un non-amish. Dans les années 50, une interdiction totale fut prononcée pour le dimanche. Ainsi, «les taxis amish assurent le transport mais pas une mobilité automatique (…). La location d’un taxi amish n’est pas chose aisée: des arrangements doivent être trouvés et les chauffeurs rémunérés. On se soumet à l’horaire, à l’itinéraire, aux honoraires, à l’humeur du chauffeur» (18).

L’impression d’hypocrisie soulignée par certains observateurs tient en partie au fait qu’on s’attend à ce que la question du choix face aux technologies soit celui du tout ou rien, de la prohibition pure et simple. Or, là encore, comme il y a compromis dans le mode de décision, il y aussi compromis dans le résultat de la décision.

Pour le téléphone, comme pour l’automobile, c’est un choix d’usage plutôt que de technique qui a été fait. Depuis leur apparition, les téléphones individuels sont interdits dans les maisons. Dans les années 30, plusieurs familles demandèrent une tolérance pour un téléphone en commun, en dehors des maisons, pour pouvoir appeler en cas d’urgence. Cette solution s’est généralisée: dans une petite cahute en bois, un téléphone se cache souvent au bout d’un chemin amish. Les Amish pensent ainsi avoir neutralisé ou limité les méfaits craints du téléphone sur la vie familiale et communautaire: conversations inutiles, commérages, coups de téléphones plutôt que visites, appels intempestifs à tous moments pouvant troubler la paix du foyer, détournant du recueillement, etc. Le téléphone communautaire «assure une totale maîtrise du téléphone», les Amish «recourant librement à ses services, mais ne pouvant aucunement être joints par des appels extérieurs» (19).

L’impression d’hypocrisie soulignée par certains observateurs tient en partie au fait qu’on s’attend à ce que la question du choix face aux technologies soit celui du tout ou rien, de la prohibition pure et simple. Or, là encore, comme il y a compromis dans le mode de décision, il y aussi compromis dans le résultat de la décision. Mais un compromis qui permet la maîtrise de l’innovation en la mettant à distance et empêche, par un usage moins facile, d’en devenir dépendant, une façon d’en rester le maître plutôt qu’en devenir le serviteur.

 

Pistes pour ne pas conclure

Il semble difficile – il n’est même sans doute pas souhaitable – de transformer nos sociétés occidentales en communautés amish géantes. Sans même parler d’une vision inquiétante de l’individu, le rapport des Amish au temps, leur a priori négatif vis à vis des innovations, leur regard orienté vers un âge d’or passé, la force de la pression communautaire sont – plus que des valeurs – des façons d’être qui seules assurent la cohérence et la durabilité de leur système. Néanmoins, n’y a-t-il pas des choses que nous devons apprendre de ce modèle pour imaginer un modèle de décroissance démocratique?

 

D’un point de vue de recherche d’une décroissance de la société toute entière:

L’usage de certaines stratégies par les Amish qui mettent à distance les technologies – comme la déconnexion possession/utilisation – rappellent des choses déjà existantes chez nous ou qui pourraient être développées par des pouvoirs publics soucieux de décroissance: car sharing, téléphones d’immeubles, machines à laver collectives, etc.

L’étude du modèle amish nous oblige à réfléchir au circuit que suivent nos innovations technologiques avant de se généraliser. Une fois identifié notre propre circuit, sera-t-il possible de mettre en place des modes d’interpellation collective – je doute qu’un conseil des évêques ait beaucoup de succès… – pour suspendre la diffusion d’une innovation tant qu’un débat n’a pas tranché sur son usage? Comment une innovation pourrait-elle devenir «source de litige» dans notre société? Le rapport au temps qui est celui de notre société supporterait-il plusieurs années de débats?

Accepterions-nous – et serions-nous capables – d’une logique de (quasi) consensus? Que signifie cette notion dans des sociétés aussi pluralistes que les nôtres?

Pouvons-nous imaginer autrement que comme une insupportable atteinte à notre modèle délibératif républicain une articulation à la manière amish entre décisionnaire et communautaire dans la recherche de solutions? Une logique d’exceptions et de jurisprudence qui alimenterait le débat, voire qui au bout du compte serait la seule permettant à certaines techniques d’être utilisées. C’est d’une certaine manière ce qui se passe déjà pour les armes à feu. Mais pour le mp3, le four à micro-ondes?

En fonction de quelles valeurs pouvons-nous dire qu’une innovation est «source de litige»? Sans doute, des critères environnementaux – notamment en ce qui concerne la consommation d’énergie – arriveraient-ils à freiner la diffusion d’une partie des innovations. Mais au-delà? Avons-nous une vision suffisamment commune de ce qu’est la communauté locale, nationale, européenne ou humaine pour se mettre d’accord placer sous surveillance des innovations qui y porteraient atteinte? Nos sociétés ne sont-elles pas devenues trop plurielles pour cela? Ce n’est pas impossible, mais cela ne semble pas évident, d’autant que l’atteinte au lien social est moins le fait d’une innovation ou d’une autre que de leur accumulation.

Devons-nous chercher des valeurs absolues comme critère d’étude pour l’acceptation ou le refus d’une innovation ou un critère relatif comme lorsque les Amish se comparent au monde? Est-il souhaitable d’entrer dans une logique de monde repoussoir, ce qui reviendrait à identifier – à la Carl Schmitt – un ennemi? Si c’était souhaitable, quel pourrait être ce repoussoir?

 

D’un point de vue de minorité active:

Dans nos arguments contre la croissance, devons-nous la prendre comme un tout – au risque de l’unifier et de renforcer sa force – ou, comme les Amish, l’attaquer par plusieurs angles pour la déconstruire? Quels sont les différents moyens, arguments pour ralentir la croissance, l’innovation technique? Pouvons-nous imaginer des stratégies archaïques?

Pouvons-nous revendiquer un droit de scission avec la croissance ou la technique ? Revendiquer le droit par exemple d’utiliser des moyens archaïques même s’ils ne sont plus acceptés par la communauté (vélo, chevaux, carrioles à chevaux en ville, coupon RATP contre pass navigo, etc.)? Le droit à traduire automatiquement des augmentations de salaires en réduction du temps de travail? Comment traduire ce droit de scission de façon suffisamment radicale pour qu’il puisse obliger à une négociation sur une innovation technologique?

S’intéresser aux Amish n’est-il pas aussi un moyen de nous demander si nous avons encore du communautaire à opposer à la course folle des techniques et de la croissance? Certes, même si ce n’est pas l’objet de cet article, on ne peut passer sous silence que la communauté amish a un rapport à l’individu qui serait insupportable à la plupart d’entre nous. Si ces communautés se développent, c’est en raison de leur forte natalité (6 enfants en moyenne par foyer) et du faible nombre de départs, mais je n’ai vu citer aucun cas d’arrivée de personnes extérieures se convertissant au mode de vie amish. Comme l’évoquait Neal Blough lors d’un entretien que nous avions eu lors de la préparation de cette intervention, la question est moins de recréer des communautés amish que de savoir comment construire des lieux (ou des liens) communautaires en milieu urbain qui arrivent – peut-être pas tout à fait avec les mêmes valeurs – à des choses similaires. Du communautaire producteur d’un discours critique par rapport aux valeurs présentes qui font du mal à l’humanité. Du communautaire pour réfléchir et se soutenir dans les changements de mode de vie, vivre ces valeurs, vivre concrètement la réconciliation, la justice, le respect de la planète. Des petites communautés avec des convictions qui font changer la société, à la différence des Amish qui n’ont aucun désir particulier pour le monde qui les entoure. Il pourrait s’agir de groupes communautaires montés de toutes pièces, de donner une dimension communautaire à des groupes locaux d’organisations écologistes, à des groupes religieux et/ou de quartier, etc. Rejoignant les éco-villages, les communautés mennonites en milieu urbain, mais aussi les réseaux de l’agriculture paysanne ou biologique pourront peut-être suffisamment fragmenter l’espace social, réussir à différer collectivement du monde, à revendiquer des scissions, mais en restant dans le monde pour ralentir la croissance et obliger à des négociations, des compromis sur l’usage des techniques et l’avenir collectif.

De la Révolution russe à la victoire de la gauche en 1981, l’impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays est devenue une évidence. Les Amish construisent pourtant un modèle sur une toute petite échelle, inférieure même à l’agglomération urbaine puisque l’application des règles change d’une communauté à l’autre. Ils développent un modèle ultra-communautaire en étant mélangés à un autre mode de régulation économique et social – l’ultra-libéralisme américain – souvent présenté comme le plus prédateur du monde.

 

Ce texte a été initialement présenté lors d’un séminaire de l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance les 5-6 février 2005 à Montbrison (Loire) puis publié sous une forme améliorée dans le n°5 de la revue Entropia à l’automne 2008 sous le titre Faux amish?.

 

Illustration : famille amish au travail dans le nord-ouest de la Pennsylvanie (photo CC-PeledY).

(1) Donald B. Kraybill, Les amish, une énigme pour le monde moderne, Excelsis, 2004. Marie- Thérèze Lassabe-Bernard, Les Amish, étude historique et sociologique, Champion, 1999. Neal Blough, Jacques Ellul et les Amish, intervention aux rencontres de Sainte Marie aux Mines, septembre 2004.

(2) Merci à Robert Goss, Frédéric de Coninck, Neal Blough et Jean Vilbas.

(3) On compte principalement quatre ordres Amish qui vont des plus conservateurs aux plus libéraux: Swartzentruber, Amish du Vieil ordre, Amish du Nouvel Ordre, Beachy Amish. La plupart des exemples de cet article – souvent communs aux deux auteurs des ouvrages cités – concernent les Amish du Vieil ordre.

(4) Conformément à Genèse 2,15 («Le Seigneur Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder», traduction NBS, 2002), les Amish se veulent les dignes régisseurs du monde qui leur a été confié, calquant leur rythme sur celui de la nature. Pour eux, Dieu est plus présent dans le sol, les plantes et les animaux – les visites au zoo sont encouragées – que dans le béton des cités bâties de la main de l’homme. C’est par l’effort physique et la douleur musculaire qu’on ressent le mieux le contact avec la nature.

(5) Donald B. Kraybill, ibid., p.29.

(6) Marie-Thérèze Lassabe-Bernard, ibid., p.239.

(7) Marie-Thérèze Lassabe-Bernard, ibid., p.251.

(8) Donald B. Kraybill, ibid., pp.85-86.

(9) Pour Donald B. Kraybill, ibid., p.383, «Si la liberté de faire des choix est la marque de la modernité, alors peut-être les Amish ont-ils bien rejoint le monde moderne. En décidant de ne pas être modernes – en rejetant le règne du progrès – ils ont, de façon ironique, fait un choix et se sont comportés tels des modernes (…) Toutefois, ce n’est pas là toute l’histoire. Quand nous passons du groupe à l’individu, les choses deviennent différentes. Un individu amish a moins de choix qu’un moderne».

(10) Sans parler du statut de la femme, qui n’a pas les mêmes droits que l’homme, est confinée au jardin et à la maison… Même si, par un drôle d’effet de compensation, 16% se trouvent à la tête des petites entreprises amish notamment dans l’agroalimentaire.

(11) Donald B. Kraybill, ibid., p.360.

(12) Entretien avec l’auteur.

(13) Entretien avec l’auteur.

(14) Marie-Thérèze Lassabe-Bernard, ibid., p.182. Ce fonctionnement «lent à répondre, lent à adopter le changement, lent à aller de l’avant» (Donald B. Kraybill, ibid., p.84) renvoie aussi à tout un autre rapport au temps.: «Du langage du corps à la vitesse du transport, du chant à la marche, la cadence est plus lente. Voyager en buggy, labourer avec des chevaux et se rendre au culte une semaine sur deux, créé un ordre temporel fonctionnant selon un rythme plus lent, plus méthodique. Le temps est marqué par la demi-journée et les saisons, non par des publicités de trente seconde, ni des interviews de 15 minutes. (…) Les temps accélérés, les mouvements brusques et les changements rapides sont suspects dans la culture amish». Comme le souligne Donald B. Kraybill, «la grande ironie, c’est que dans la société amish, avec moins de moyens pour alléger le travail et moins de raccourcis technologiques, il y a moins de précipitation»

(15) Donald B. Kraybill, ibid., p.251.

(16) Donald B. Kraybill, ibid., p.53.

(17) Donald B. Kraybill, ibid., p.365.

(18) Donald B. Kraybill, ibid., p.271.

(19) Marie-Thérèze Lassabe-Bernard, ibid., p.251.

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