Identités ouvertes ou repli identitaire ? - Forum protestant

Identités ouvertes ou repli identitaire ?

«L’identité juive est sous bien des aspects complètement indépendante de la religion.» Conversation avec le rabbin orthodoxe Gabriel Hagaï aux Entretiens de Robinson autour des complexités d’une identité née de la Torah qui «n’est pas une religion universelle» mais qui malgré cela «transcende toutes les différences entre les hommes».

Conférence de Gabriel Hagaï aux Entretiens de Robinson (Identités ouvertes ou repli identitaire ?), le 11 février 2024. Compte-rendu rédigé par Renée Koch-Piettre.

 

«La Torah est la religion d’une famille»

Gabriel Hagaï est un rabbin orthodoxe séfarade, dans une tradition mystique «non dualiste», dit-il, du judaïsme, philologue, enseignant-chercheur, poète, médiateur, chanteur… investi dans le dialogue interreligieux et pour la paix, médaillé en 2019 pour des réalisations humanitaires.

L’orateur adresse au public son salut en hébreu et propose une «blague juive» pour commencer: un rabbin et le président de la synagogue, à l’ouverture du rouleau de la Torah, l’un après l’autre prient en se mortifiant: «Pardon, Dieu, moi je ne suis rien…». Puis s’étonnent qu’un quidam à côté d’eux fasse de même: «Qui c’est, celui-là, qui n’est rien ?».
L’identité juive peut être illustrée par ces mots que Ruth, une Moabite, déclare à sa belle-mère: «Ton peuple est mon peuple, ton Dieu est mon Dieu» (Ruth 1,16). Voilà la clef.

À quoi sert en effet que la Torah s’ouvre non sur le premier commandement divin, mais sur la Création, «Au commencement Dieu créa le ciel et la terre» (Genèse 1,1) ? Ce premier verset est en quelque sorte le fondement de tous les commandements, il en établit contexte :

«Qui est ce dieu-là, que nous prions ? Ce dieu est le Créateur. Et qui sommes-nous, nous Israélites ? Une famille issue d’Abraham, à laquelle Dieu propose, par la médiation du prophète Moïse, le chemin de la Torah».

Ainsi la Torah n’est pas une religion universelle, mais la religion d’une famille. Ruth entre dans cette famille. Il n’y a pas de volonté de prosélytisme dans la Torah. Selon la Halakha, le canon juif, si un une personne qui n’est juive ni par filiation ni par mariage veut se convertir, elle ne peut le faire que sous forme d’adoption (comme Ruth), devant un tribunal rabbinique qui lui tient lieu de famille et qui commence par vouloir la dissuader de se convertir, avant de l’introduire dans une nouvelle naissance et dans l’appel à pratiquer la Torah.

Le mot Torah présente une racine consonantique trilitère signifiant enseignement, guidance, voie: la Torah enseigne à manger casher (Dieu ne demande pas cela à toute l’humanité), se circoncire (idem), respecter le sabbat (idem). Il s’agit d’une pratique particulière et non universelle. Le seul dogme universel, c’est l’unicité de Dieu, qu’on retrouve peu ou prou dans de très nombreuses traditions (le brahmane hindou, le dharma…), et d’autre part la Providence divine: tout ce qui advient a un sens. Les lois noachiques expriment cette universalité: il faut avoir la foi (on peut la trouver même dans le bouddhisme: rien n’arrive sans signification), respecter les lois sociétales (ne pas tuer, ni voler, etc.) et respecter les animaux (même quand on les abat pour se nourrir: l’animal doit être apaisé, ne pas voir la lame du couteau qui l’égorgera; on donne à manger aux animaux avant de manger soi-même le jour du sabbat…). L’humanité en est peut-être arrivée à ce niveau de bienveillance envers l’animal, sauf dans l’industrie ?…

 

Identité juive et identité universelle

L’identité juive est sous bien des aspects complètement indépendante de la religion. Il y avait un judaïsme de gauche athée dans le Bund, le mouvement social juif du 20e siècle, ou dans les premiers kibboutz nationalistes. L’altérité radicale où souvent se placent les juifs commence peut-être par une conception fausse de ce qu’est le peuple élu, quand celui-ci en déduit que les autres peuples ne seraient pas choisis. En fait, les descendants de Jacob ne sont choisis que pour la Torah. De même les Français peuvent se sentir élus en tant que nation des Droits de l’homme. Ce n’est pas parce que nous considérons que notre chemin est celui de la vérité que les autres chemins ne seraient pas vrais aussi. Ce sont des vérités relatives à la révélation à laquelle chaque peuple croit devoir obéir. Le christianisme pour un juif est très étrange. Quoi, un Dieu triple ? Des statues ? Les rabbins étonnés ont interrogé les premiers Pères de l’Église, qui leur ont expliqué qu’eux-mêmes aussi relevaient bien d’un monothéisme: ils en ont déduit que ce chemin était légitime. Avec l’islam, le problème ne se posait pas, on est dans une tolérance et une forme d’inclusion réciproques. En 2005 d’autre part, le rabbinat israélien a produit un texte reconnaissant que l’hindouisme n’est pas idolâtrie. Une maturité spirituelle admet la légitimité du chemin d’autrui. Ce n’est pas du syncrétisme pour autant. Comment reconnaît-on l’authenticité d’un chemin spirituel ? Au fait que cette religion a produit des saints. Par exemple, le mouvement raëlien, lui, n’a pas produit de saints.

Dans le traité Sanhédrin de la Michna, on trouve cette question et sa réponse:

Pourquoi Dieu a-t-il créé l’homme à partir d’un seul, Adam ?

– Afin que personne ne puisse dire: «Mon père est plus grand que le tien».

Cette loi transcende toutes les différences entre les hommes. En tant qu’humains nous sommes tous membres d’un seul corps, créés à l’image de Dieu, ce qui signifie aussi que chaque humain est un autre Adam et peut dire: «C’est pour moi que le monde a été créé». Tous, nous portons sur nos épaules la responsabilité du monde entier. Un rabbin qui exclut l’autre, par racisme ou faute d’humanisme, ce n’est pas du judaïsme. L’autre est un autre moi-même. La Torah peut se résumer à cette parole figurant dans l’acte de foi qu’est le Shema Israël: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme… et tu aimeras l’autre comme toi-même». La Loi juive est basée sur l’amour.

Un jour un non-juif, voulant être adopté et savoir à quoi il s’engageait, se vit proposer cette figure de la Torah: mets-toi sur un pied, et tu verras qu’on ne peut pas marcher sur une seule jambe. On a nécessairement besoin de l’autre: «Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à autrui».  Il faut changer de cœur, travailler sur soi pour aimer l’autre de manière inconditionnelle. L’autre n’est pas autre que moi. Au niveau le plus élevé de l’âme, il y a l’unité. Au plan spirituel, nous sommes tous unis. L’exil du peuple juif lors de la destruction du second temple, dit une tradition, est dû à la «haine gratuite» qui généra une pratique religieuse sans amour de l’autre. Nous n’atteindrons la rédemption que quand nous aurons atteint l’amour inconditionnel. Le Christ a rappelé que le sabbat a été donné pour l’homme et non l’homme pour le sabbat.

Gabriel Hagaï conclut en évoquant la «guerre» qui ensanglante la Palestine: devant les événements catastrophiques en Terre sainte, où chaque pogrom en entraîne un autre encore pire, on attend quelqu’un d’assez courageux pour tourner la page, changer de paradigme et créer enfin, comme le fit Nelson Mandela, une société inclusive. Il faut pouvoir vivre sur cette terre ensemble, quelle que soit la religion de chacun. Un ami palestinien, le sheikh Ibrahim, disait que la clef de la paix, c’est-à-dire de l’amour inconditionnel, est à Jérusalem.

 

Débat: «Le fait de pouvoir dire ‘je’, c’est déjà pouvoir se dissoudre dans Dieu»

Comment considérez-vous la Réforme ?

C’est en-dehors de notre compétence. Toutes les branches du christianisme sont dignes d’estime, mais un rabbin se sent sans doute plus proche d’un protestant que d’un catholique pour des raisons simplement culturelles (pas de statues, les pasteurs peuvent se marier, une femme peut être pasteure…).

Spinoza a été excommunié par les rabbins hollandais !

Oui, pour des raisons plus idéologiques et politiques que théologiques. Certains rabbins apprécient Spinoza comme une sorte de mystique, à l’égal de Maïmonide qui avait lui aussi été rejeté par des rabbins. Le problème est humain et politique. Un juif suprémaciste comme Ben Gvir s’exclut lui-même du judaïsme par son appel au meurtre et son discours haineux.

Qu’est-ce qui différencie l’orateur d’un rabbin libéral ?

Le niveau de connaissance (un rabbin libéral est titulaire d’une maîtrise, Gabriel Hagaï a étudié quinze ans). Le judaïsme libéral est comme le Canada Dry, ça a la couleur et l’odeur de l’alcool, mais ce n’est pas de l’alcool. Cependant, on cultive dans les synagogues libérales une attitude très laïque et sociale, la Torah est proposée un peu comme une science humaine. Il manque la spiritualité, la transformation personnelle. Y a-t-il des saints libéraux ?

Comment intégrer l’existence du mal à la Providence ?

Dieu nous laisse libres de nos choix. Voler, on le fait de son propre mouvement. Être volé, c’est subir la volonté de Dieu. Chacun a sa volonté et en même temps est tributaire de la volonté de Dieu. Il y a en quelque sorte l’agisseur et l’agissant. La volonté divine ne nous libère pas de la responsabilité. Un accident de voiture, c’est le destin … mais cela ne disculpe pas le chauffard.

Voir Régis Debray sur l’être improbable du Dieu des Juifs, ce point zéro…

En hébreu l’accompli ou l’inaccompli l’emportent sur l’opposition passé-présent-futur. Le verbe être au présent est inutile, implicite, il n’est pas besoin de l’exprimer. Régis Debray a tort: cela ne fragilise en rien le judaïsme. Même ceux qui ne pratiquent pas le judaïsme restent juifs: exemple d’un juif qui s’est fait lama, d’un autre qui dirige un couvent dominicain… L’identité juive transcende toutes les autres identités.

Question de l’universalisme. Vient-il de Paul ?

Le judaïsme n’est pas du tout une religion universelle. Son calendrier coïncide avec le calendrier agricole de la Terre sainte. Ce n’est pas une grande religion, même si deux grandes religions en sont issues. Pour entrer dans le christianisme ou dans l’islam, il y a bien conversion, adoption d’une croyance, d’un dogme. Pas de credo au contraire dans le judaïsme.

L’orthodoxie autorise-t-elle la tolérance ?

Le fait de pratiquer la religion de manière orthodoxe n’empêche pas la reconnaissance de l’autre. Les Français seraient choqués de manger du chien, les Chinois le font. Les deux manières de manger ont leur légitimité, de la même manière que nous ne pratiquons pas tous la même langue. Je suis riche de ma différence. Mon identité ne m’empêche pas d’aimer éventuellement la cuisine de l’autre. L’altérité est un enrichissement.

Tous les concepts chrétiens viennent des juifs, malgré les différences théologiques.

Et la situation globale d’injustice et de désordre climatique ? Et le nationalisme violent en Israël ?

Pour les juifs, c’est la justice qui doit régner dans une société. La société globale actuelle est totalement injuste, inégalitaire, et le nationalisme sioniste est politique et non religieux. La Torah précise que si un pauvre vend son vêtement, il faut le lui rendre le soir pour qu’il puisse se couvrir la nuit. L’argent relève d’une simple convention. La Torah nous donne la responsabilité de ce monde. Il y a une éco-cacherout

La Torah est-elle panthéiste ?

Il y a toujours plusieurs possibilités de lecture. Il y a Dieu, unique, hors de toute dualité, et il y a des lois, des outils qui permettent de fonctionner. L’unicité de Dieu est absolue. Nous sommes une étincelle de Dieu, une partie de quelque chose qui ne peut pas être divisé. Nous sommes des gouttes, mais la goutte a la même densité que la mer. On peut se dissoudre dans Dieu. Le fait de pouvoir dire «je», c’est déjà pouvoir se dissoudre dans Dieu.

Comment un Dieu parfait a-t-il pu créer des hommes pécheurs, imparfaits, jamais d’accord sur lui ?

Il y a bien un premier péché, mais pour les juifs ce n’est pas un péché originel. Chacun vit avec ses propres péchés. La faute des pères ne retombe pas sur les enfants. Lire la Torah, c’est le cheminement de l’âme humaine. Tous les personnages sont des parties de nous-mêmes. Et Dieu s’adresse à notre être le plus intime au niveau de notre morale sexuelle.

Sur le conflit des interprétations.

Il y a autant d’avis que de lecteurs de la Torah. Ce sont les paroles du Dieu vivant. Le midrash semble sans cesse se contredire, mais c’est que les circonstances varient.

Les juifs dans l’empire romain ont pratiqué un prosélytisme.

Mais ce n’était pas par volonté de convertir, simplement parce qu’ils intéressaient et attiraient.

Et le gouvernement religieux en Israël actuellement ?

En Terre sainte, l’État religieux actuel n’a rien de religieux. C’est un nationalisme, colonialiste, exclusiviste, raciste… La solution, c’est l’abandon de cette idéologie.

(En réponse à une profession de foi) La foi chrétienne est hors du domaine de compétence de l’orateur.

Il y a bien une identité juive pourtant ?

Cette identité n’a rien d’exclusif. Il existe des juifs chinois bouddhistes, etc.

Les chrétiens se sentent très proches de juifs.

Les juifs ont bien sûr une spiritualité à partager, ils peuvent accueillir tout le monde, mais ce n’est pas une religion universelle, même si on parle de judéo-christianisme. Après tout, la culture occidentale est plus influencée par le paganisme que par le judaïsme.

On s’enrichit de la relation avec l’autre.

Un ami rabbin kabbaliste américain disait que Dieu est un verbe. Ainsi Gabriel Hagaï est en train de gabriéler, son voisin Philippe Kabongo Mbaya en train de philipper: dans la spiritualité, on n’arrête jamais de progresser. Si on s’arrête on recule. Est-ce que ça valait le coup pour Dieu de créer l’être humain ? Les rabbins Hillel et Shammaï, à l’époque de la rédaction de la Michna, ont fini par se mettre d’accord pour une réponse négative. Mais comment tirer parti de notre présence quand même ? Il faut se livrer systématiquement à l’introspection sur les circonstances qui ont amené à faire une mauvaise action, pour s’interdire de retomber dans la même faute; et inversement, si on a accompli une bonne action, il faut réfléchir à faire mieux encore. Il faut s’améliorer chaque jour, se transcender, chacun à son échelle, pour diffuser la lumière divine dont on est une étincelle. De même, Dieu est un verbe, toujours en devenir, en train de s’actualiser…

 

Illustration: Ruth et Naomi (gravure tirée du livre Ève et ses filles du saint commandement ou Femmes de la Bible par Frances Mawaring Caulkins, New York, 1861).

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