Israël-Palestine: notre responsabilité - Forum protestant

Israël-Palestine: notre responsabilité

Pour Jean Baubérot, «L’empathie pour les victimes palestiniennes ne doit pas masquer notre co-responsabilité dans la guerre qui leur est faite. Notre devoir est de contribuer au passage d’une suprématie occidentale à un monde plus partagé, et à des identités rhizomes, dont parle si bien Edouard Glissant. Plus que jamais, l’heure est au courage du non-conformisme».

Texte publié sur le blog de Jean Baubérot.

 

 

Certains journalistes tentent de faire convenablement leur travail, dans des conditions extrêmement difficiles, puisqu’ils n’ont pas accès au théâtre des opérations. D’autres sont plus ou moins dans le déni: à la matinale de 7h30 d’une chaine de radio publique, j’apprends qu’il se produit une «hécatombe»… dans «les milieux de la mode». Rien , à ce moment-là, sur Gaza. Plus fondamentalement, tous les gens des médias se trouvent pris dans un profond malaise, qui est aussi le nôtre: comment ne pas minimiser ce que subissent les Palestiniens – 27000 morts à Gaza, plusieurs centaines en Cisjordanie – sans que nos propos contribuent indirectement à un développement de l’antisémitisme en France ? Les raisons de ce malaise me paraissent entièrement justifiées, mais leurs conséquences, si cela conduit à euphémiser la situation de la Palestine, peuvent s’avérer désastreuses. Tentons d’y voir un peu plus clair. Ce sera un peu long, je m’en excuse à l’avance, mais je ne peux faire autrement et je n’écris pas le tiers ce tout ce qui se bouscule dans ma tête.

 

Trouble et terrorisme

Tout d’abord, j’assume ce qui m’a valu une volée de bois vert: qualifier l’acte commis par le Hamas le 7 octobre, d’«acte terroriste». L’argumentation d’Éric Coquerel, reconnaissant un «crime de guerre» mais récusant l’appellation de «terrorisme», me paraît déficiente. Selon lui, une telle qualification transformerait le conflit en guerre de religion, caractéristique qu’il faut récuser. OK pour effectuer, selon l’expression du politiste libanais George Corm, une «lecture profane du conflit» (même si nier toute dimension politico-religieuse me semblerait être une misère), mais cela ne doit pas aboutir à noyer le poisson, car il a existé (et il existe) des mouvements terroristes qui n’ont rien de religieux: le séparatisme corse par exemple. L’important est la nature de l’acte lui-même. En visant à faire le plus de victimes possible sans distinguer entre militaires et civils, le Hamas a commis un acte terroriste. Dire cela n’est en rien justifier l’offensive de ceux qui voulaient exclure LFI de l’hommage aux morts français, exclusion de très basse politique.

En fait, je comprends que les amis des Palestiniens – dans lesquels je m’inclus – soient dans un fort trouble car, par ailleurs, l’Autorité palestinienne est inefficace et corrompue. Il n’en reste pas moins que je réécris ce qui a semblé insupportable à quelques-uns: je ne souhaite pas voir le Hamas diriger un futur État palestinien, État du reste qui relève malheureusement actuellement de l’utopie pure à cause du refus dominant en Israël d’engager une politique en ce sens et du soutien de fait, malgré les déclaration de Biden, des États-Unis à une telle optique.

Si ce trouble profond ne doit pas masquer le fait que le Hamas, par son orientation idéologique comme par ses actions, ne sert pas la cause des Palestiniens, par ailleurs, le souci que je partage entièrement de ne pas encourager, ne serait-ce que de façon infinitésimale et totalement indirecte, l’antisémitisme ne doit pas conduire à une euphémisation où les massacres commis à Gaza se trouvent plus ou moins rapportés comme s’il s’agissait de catastrophes naturelles, d’une tragédie sans auteur. On sait d’ailleurs, à l’inverse, qu’il n’existe plus de catastrophe naturelle: l’urbanisation, le tourisme, la pollution, le réchauffement climatique, tous ces facteurs dus à l’activité humaine sont, à chaque fois, en cause. A fortiori, bien sûr, quand il s’agit d’une occupation violente. A Gaza, il arrive que les Israéliens tuent leurs propres compatriotes. Le fait que des otages israéliens aient été confondus avec des combattants du Hamas donne une idée de ce qui se passe quand il s’agit de civils palestiniens.

Ce qui arrive aujourd’hui me fait penser,

1) à Jean-Paul Sartre, écrivant dans Les Temps modernes, après la Guerre des Six jours (1967), que l’occupation des territoires palestiniens, comportait, certes, un l’aspect «impérialiste», mais… «pour nous, les Israéliens [sont] aussi des Juifs», les victimes du nazisme, et le philosophe d’abandonner alors toute réflexivité politique et, inversement,

2) à la déclaration du président de Gaulle, à la même époque, parlant d’un peuple juif, «sûr de lui et dominateur», ce qui avait amené Tim à faire de ce propos la légende d’un dessin qui représentait un déporté juif à Auschwitz. Comment ne pas tomber, si peu que ce soit, de Charybde en Scylla ? Comment, également (sujet dont j’ai discuté avec pas mal de profs), «enseigner la Shoah» avec pertinence ? Peut-être, avant tout, en montrant comment l’ensemble de l’Occident a véhiculé de l’antisémitisme, en évitant soigneusement de le réduire, tendanciellement, à la seule horreur nazie.

 

L’hégémonie culturelle de l’antisémitisme

Trois rappels historiques s’avèrent alors nécessaires.

• D’abord, la permanence et l’ampleur d’un antisémitisme chrétien, des siècles durant, antijudaïsme théologique fondé sur l’accusation du déicide, exonérant le pouvoir romain de toute responsabilité dans la mort de Jésus-Christ, afin de l’attribuer aux juifs, avec une double extension spatiale (tous les juifs, où qu’ils se soient trouvés à ce moment-là) et une extension temporelle (culpabilité des juifs de tous les temps). À partir de cet essentialisme aberrant, on a construit empiriquement une déchéance juive par un certain nombre d’interdits professionnels et/ou visant la vie sociale, puis en opérant des persécutions.

On peut toujours en constater des traces: ainsi, on trouve à la cathédrale de Strasbourg deux statues, l’une représente l’Église, jeune vierge triomphante, et l’autre la synagogue, courbée avec un bandeau sur les yeux pour montrer qu’elle ne voit pas la lumière éclatante du christianisme (le problème étant, en fait, alors la résistance juive à la conversion).

Toute la société de chrétienté s’est imprégnée d’antisémitisme et si, théoriquement, les juifs baptisés cessaient de subir des discriminations, en gros à partir du 15e siècle, ils continuèrent à être suspects.

• Ensuite, cet antisémitisme chrétien s’est sécularisé, au 19e siècle, dans un antisémitisme racialiste. Outre les antisémites reconnus comme tels (Drumont et son quotidien, au titre à méditer: La Libre parole. Le polémiste parle de «l’odeur juive», légende qui provient de la croyance religieuse, au Moyen-Age, de relations des juifs avec le diable !), un penseur comme Ernest Renan oppose les langues aryennes et les langues sémitiques (les Arabes musulmans étant également des sémites), inférieures, prétend-il, à un niveau civilisationnel (Huntington se situe dans la filiation de Renan !). La situation professionnelle des juifs, qui ne pouvant être paysans ou artisans sous l’Ancien Régime s’étaient rabattus sur le commerce (avec des outils peu encombrants pour pouvoir fuir vite), et notamment le commerce de l’argent (où ils servaient souvent de prête-nom car l’Église catholique interdisait l’usure), a constitué un creuset de cette nouvelle forme d’antisémitisme (atteignant certains cercles socialistes).

Cet antisémitisme racialiste s’est ajouté à l’antisémitisme chrétien qui persistait (à la fin du 19e siècle, le quotidien La Croix s’affirmait le «journal le plus antijuif de France»). La laïcité était dénoncée comme le fruit d’un complot judéo-maçonnique et, après la Première guerre mondiale, le thème du complot judéo-bolchévique a fait flores.

La politique nazie de la solution finale s’est emboitée sur ces deux formes d’antisémitisme. Sans elles, elle n’aurait sans doute jamais eu cette emprise. Minimiser si peu que ce soit l’ampleur de l’antisémitisme, son poids historique (donc sa présence dans l’épaisseur historique de nos sociétés) ne sert en rien la cause palestinienne, au contraire. Par ailleurs, nous pouvons déjà tirer une leçon sur ledit problème de l’enseignement de la Shoah à l’école. Des profs m’indiquent qu’au lieu de se lamenter sur les contestations auquel un tel cours peut parfois donner lieu, ils font face en apprenant aux élèves à penser ensemble Shoah, génocide amérindien, esclavage, colonisation. Cet enseignement est alors beaucoup mieux compris. Certes, mais j’ajouterai que si on enseigne également que, lors des croisades, les armées féodales en partant pour la Terre sainte massacraient des juifs (ennemis de l’intérieur de la société de chrétienté) avant d’aller combattre et tuer des musulmans (ennemis de l’extérieur), on donnera aux élèves une clef supplémentaire de compréhension qui me semble indispensable.

• Enfin, troisième rappel important, si la création de l’État d’Israël (1948) a suivi le génocide nazi (ce qui l’a sur-légitimé aux yeux des Occidentaux), le sionisme, en tant que mouvement nationaliste, est bien antérieur au nazisme. Il est né lors de l’affaire Dreyfus ( en effet, on s’est dit: «Si même la France, ‘pays des droits de l’homme’… »), affaire qui a conduit un journaliste viennois, Théodore Herzl, à publier le livre Der Judenstaat (L’État des juifs) en 1896. Herzl envisage l’émigration des juifs vers un territoire – la Palestine, mais pas forcément elle (1) – selon le modèle des implantations anglaises de colonisation. Parlant du futur pays à créer, le journaliste le place d’emblée (rien de plus banal à l’époque, mais ce n’est pas sans conséquence) dans la perspective de l’expansion coloniale européenne: «Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau de rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie» (2).

Le sionisme apparait alors comme une solution pour permettre aux juifs de pouvoir vivre dans une situation où l’hégémonie culturelle de l’antisémitisme est un fait établi, qui semble ne plus pouvoir être changé. Herzl déclare:

«Paix ! Paix ! Paix aux juifs ! Victoire aux chrétiens. Nous devons conclure la paix parce que nous ne pouvons plus continuer la lutte et parce que, plus tard, nous devrons nous rendre à des conditions plus onéreuses. Les antisémites ont eu raison. Mais n’en soyons pas jaloux car, nous aussi, nous serons heureux» (3).

Cette citation montre bien de façon concentrée, me semble-t-il, le drame terrible que représente l’antisémitisme, et, en conséquence, le sionisme comme résignation, drame et pour les juifs et pour les Palestiniens. Et si on isole une des deux entités, si on ne voit pas qu’elles sont toutes les deux victimes, alors –  à mon sens – on loupe le coche.

 

Notre co-responsabilité dans la guerre

Agresser, et traiter de «fascistes sionistes» des juifs qui collent une affiche en faveur des otages israéliens (comme cela a eu lieu, la semaine dernière, à Strasbourg), c’est non seulement commettre une violence inexcusable, mais c’est également se croire les chevaliers du bien, se donner bonne conscience à très bon compte et ne pas avoir conscience que c’est l’Occident dans son ensemble qui porte la responsabilité des massacres commis actuellement à Gaza.

Ce que nous sommes en train de vivre, et ce qui va advenir me parait sombre. Mais il faut tenter, je le réécris, d’avoir le pessimisme actif. Il faut tout faire pour que l’adage «heureux comme un juif en France» puisse correspondre à une réalité. Je crains le développement de stéréotypes du type les lobbies juifs, je crains des discours complotistes, déjà présents mais demain peut-être encore plus à la manœuvre, reprenant des thèmes sur le modèle du pamphlet antisémite des Protocoles des Sages de Sion. Et je redoute, de la part de ceux qui ne verseront pas dans ces horribles choses, un manque d’empathie à l’égard des juifs vivant en France, une incapacité à comprendre que chaque menace, chaque acte antisémite ravive chez eux l’immense douleur de la Shoah, la terrible blessure qui n’est pas prête à être cicatrisée.

Il nous faut comprendre, même si politiquement nous sommes en désaccord, le désespoir de celles et ceux qui, croyaient, face au danger antisémite, disposer d’ une terre de refuge. Chez Sartre, l’empathie aboutissait à bloquer le politique, parce que, finalement, Sartre n’a jamais été un véritable penseur du politique, il a privilégié le moralisme, y compris quand il préfaçait Les damnés de la terre de Fanon. Ne commettons pas la faute inverse: nous situer dans le politique et être singulièrement handicapés au niveau de l’empathie. Il nous faut, plus que jamais, arriver à conjuguer les deux ensemble.

Car, de même, l’empathie pour les victimes palestiniennes ne doit pas masquer à nous-mêmes notre co-responsabilité dans la guerre qui leur est faite. On ne doit pas trop facilement croire pouvoir être de leur côté. C’est ce que j’ai tenté d’expliquer en rappelant que c’est l’antisémitisme qui a produit le sionisme, que l’ensemble de l’Occident est engagé dans le carnage actuel. Plus que jamais, notre devoir est d’arriver à contribuer, goutte d’eau dans l’Océan (mais si des millions de gouttes…), au nécessaire passage d’une suprématie occidentale sur le reste du monde, d’un universalisme de surplomb qui n’est que le masque d’un particularisme pour le coup «sûr de lui et dominateur», à un monde plus partagé, à un horizon d’universalité, à des identités rhizomes dont parle si bien Edouard Glissant.

Ce qui se joue à Gaza aggrave les tensions entre le monde occidental et le Sud global, l’accusation d’un double standard entre l’Ukraine et la Palestine en est un des exemples. On ne peut pas croire pouvoir s’exonérer facilement d’être un Occidental – ne serait-ce que parce que le style de vie qu’on a est lié à la société où on habite –, on peut tenter d’être un combattant parmi des millions d’autres, pour que l’Occident se désintoxique de ses certitudes mortelles, sans tomber dans d’autres dogmatismes où le changement de contenu masque l’identité de la forme. Plus que jamais, l’heure est au courage du non-conformisme.

 

Illustration: manifestation en soutien à Gaza à Paris le 11 novembre 2023 (photo Gallendra, CC0 1.0 Universal).

(1) Herzl envisageait aussi l’Argentine. Et le sionisme politique va peu à peu supplanter le sionisme spirituel du groupe les Amants de Sion d’Asher Ginzberg (écrivain juif russe). Ce dernier, après s’être rendu en Palestine, attire l’attention sur l’existence d’une population autochtone et propose de constituer dans cette contrée un «centre spirituel juif» religieux et culturel, sans mainmise politique et économique.

(2) Th. Herzl, L’État juif, trad. française, Paris, 1926, p.95.

(3) Cité par A. Chouraqui, Théodore Herzl, Paris, 1960, pp.224sq. 

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