Ce que le Covid change au monde du travail (1) - Forum protestant

Au cours de cette table ronde animée par Stéphane Lavignotte, les trois intervenants, issus de milieux professionnels très divers, témoignent de leurs expériences et de leurs impressions personnelles sur cette problématique. Dégradation des conditions de travail notamment en distanciel, accroissement des inégalités, obsolescence de certaines forme du travail, mais aussi résurgence des élans de solidarité: tous soulignent l’impact conséquent de la pandémie sur le quotidien des travailleurs.

Première partie de la première table ronde, 9e convention du Forum protestant le 11 décembre 2021.

 

Visionner l’ensemble des interventions et débats de la 9e convention (la première table ronde va de 00.31.15 à 01.31.33).

 

Stéphane Lavignotte: La table ronde est sur le thème Ce que le Covid change au monde du travail. Après l’intervention de Catherine Mieg sur Les impacts de l’épidémie sur le travail, très nourrie aux réalités du terrain, nous allons voir comment des acteurs de terrain réagissent eux aussi à cette situation. Vont intervenir Gérard Lacour, dirigeant de l’entreprise Industries solidaires et Comptoirs de l’Est et de l’Ouest (ISCEO) et membre d’Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC), Bruno Cadez, journaliste et secrétaire national de l’Action Catholique Ouvrière (ACO) et Véronique Dubarry, secrétaire générale de SUD Centrale Solidaires, le syndicat des personnels des services centraux du ministère de l’Économie, des finances et de la relance.

Je vais d’abord demander à Bruno Cadez de réagir à ce qu’a dit Catherine Mieg. Qu’est-ce que vous avez pu percevoir, du côté de l’ACO, durant cette crise du Covid, du point de vue du travail et du monde ouvrier sachant que, spontanément, on pourrait se dire que le monde ouvrier est peut-être moins concerné que le monde employé par la question du télétravail (thème que nous avons déjà beaucoup évoqué et que nous allons encore beaucoup évoquer). Qu’est-ce que vous avez perçu, vous, de ce que le Covid avait changé au monde du travail?

 

Bruno Cadez: C’est vrai qu’a été beaucoup évoquée la question du télétravail. C’est vrai qu’on a un certain nombre de membres qui ont pu témoigner de leur expérience de télétravail et de son ambivalence, avec à la fois une certaine autonomie qui a pu être expérimentée (pouvoir retrouver un peu de temps) mais aussi d’autres aspects beaucoup plus compliqués. On a un télétravail qui était quand même très dégradé pour certains, avec par exemple des demandes à la dernière minute. et notamment pour des femmes qui ont subi à la fois une forme de grande difficulté à gérer leur temps de famille et de travail ainsi qu’une certaine augmentation de leur exploitation. Je citerais une militante de l’ACO – une copine aide-soignante – qui dans une révision de vie (1) a évoqué tous ces applaudissements qu’il y avait à 20 heures (2) au moment du premier confinement. Elle n’était pas dupe, elle savait très bien que ça n’allait pas durer mais elle disait: «On a retrouvé une certaine fierté». C’était un peu ça qu’on a pu percevoir: on a retrouvé une certaine fierté. Et je trouve que ça a permis de resituer toute l’importance du travail, du travail réel.

«On a l’impression que dans ce système-là, il vaut mieux être trader qu’aide-soignant, alors qu’on peut s’interroger sur l’utilité sociale des premiers…»

On a redécouvert finalement qu’il y avait besoin de gens concrets pour soigner, pour produire des masques, on s’est rendu compte, qu’on ne produisait plus de masques en France, qu’on ne produisait plus de respirateurs… Pour s’alimenter, il faut des gens. Il faut des gens pour conduire les transports… Je trouve que cette crise a resitué ça, toute l’importance de ces emplois. Alors, effectivement, ce n’est pas du télétravail, c’est explicitement du travail de première ligne, comme on l’a appelé.

Ce que cela a aussi permis de percevoir – ce qui est d’ailleurs rapporté par beaucoup – c’est qu’on s’est rendu compte que ces métiers-là étaient à la fois essentiels, indispensables, mais que c’était également les plus mal rémunérés. Ceux qui sont au plus bas de l’échelle sont finalement ceux qui sont les plus victimes des injustices sociales. C’est ce qu’ont pu dire un certain nombre de militants qui sont à la fois en ACO mais aussi syndiqués dans des boîtes. Ils ont rappelé cette injustice: qu’en gros on a l’impression que dans ce système-là, il vaut mieux être trader qu’aide-soignant, alors qu’on peut s’interroger sur l’utilité sociale des premiers…

Alors on a bien sûr perçu aussi d’autres aspects dans le monde ouvrier: plus de solidarité, des personnes qui se sont déplacées pour aller voir comment ça se passait chez les voisins… Cette crise a révélé à la fois un certain nombre d’injustices qui se passent dans le monde du travail mais également toute une ressource de solidarité. Enfin il y a aussi un aspect sur lequel je vais terminer: ces métiers comme livreur à vélo qui se sont beaucoup développés avec la crise mais qui sont des métiers hyper-précaires. Bon, il y a eu une décision au niveau de l’Union Européenne hier qui aura tendance à les reconnaitre comme des salariés. Il est un petit peu temps… On voit se développer ces métiers qui sont un peu le retour des tâcherons du 19e siècle.

 

Stéphane Lavignotte: Véronique Dubarry, du côté des personnels des services centraux du ministère de l’Économie, vous qui êtes secrétaire générale du syndicat solidaire de ces personnels, vous disiez qu’il y avait (Bruno en a parlé) un biais de genre assez important? C’est-à-dire que le télétravail a eu des effets différents suivant qu’on est un homme ou une femme?

 

Véronique Dubarry: Oui, comme il y a quelques années lorsque le temps partiel a été mis à la mode et utilisé, il l’a été majoritairement par des femmes. De la même façon, ce qu’on constate aujourd’hui dans les premiers retours (maintenant qu’on est presque revenus à une période normale par comparaison aux périodes de confinement), c’est que dans toutes les catégories, du cadre aux agents administratifs en passant par les agents techniques, ce sont les femmes qui utilisent le plus le télétravail. Et la crainte que nous avons et qui devrait être une crainte partagée par tous et toutes, c’est que ce soit un nouveau plafond de verre pour les femmes puisque, on le sait, et Catherine Mieg l’a évoqué, il y a quand même une forte culture du présentéisme en France et singulièrement dans l’administration.

«Le temps partiel a été, et il l’est toujours, l’une des causes des inégalités salariales, le télétravail pourrait en devenir une.»

Le risque c’est donc que ces femmes soient plus éloignées, en tout cas physiquement, du travail, même si elles sont télétravailleuses, et qu’on constate à nouveau un creusement et une nouvelle forme d’inégalité entre les femmes et les hommes dans les déroulements de carrières. C’est un vrai point de vigilance parce que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le temps partiel a été, et il l’est toujours, l’une des causes des inégalités salariales, le télétravail pourrait en devenir une. On entend des anecdotes complètement surréalistes, notamment ces dernières semaines où il y a eu beaucoup de fermetures de classes d’école avec la reprise de l’épidémie et où, fatalement, ce sont les femmes qui se sont arrêtées de travailler pour garder les enfants. Il y a une option qui existe dans l’administration, ce sont les autorisations spéciales d’absence pour garde d’enfants malades (mais c’est un peu plus compliqué et puis il y a des règlements qui sont particuliers à ces autorisations spéciales d’absence), et donc des encadrants, des managers, se sont permis d’expliquer aux femmes qui disaient «Je me mets en ASA demain» que non, le plus simple c’était qu’elles se mettent en télétravail. Vous voyez cette façon d’envisager à la fois 1) le télétravail et 2) encore plus le télétravail des femmes. C’est un vrai point d’inquiétude à avoir.

 

Stéphane Lavignotte: Ça rejoint sans doute quelque chose qu’à dit Catherine Mieg qui était la difficulté des supérieurs à s’adapter à la souplesse que permettait le télétravail, la tendance à rester dans des anciennes formes de management pas forcément adaptées au télétravail. Il vous semble, Véronique Dubarry, qu’il y a un antagonisme important entre le télétravail et cette culture du présentéisme dont vous parliez? Au-delà de la question des femmes, c’est un gap un peu général?

 

Véronique Dubarry: C’est une vraie interrogation. Comme Catherine Mieg l’a dit, comme Bruno Cadez l’a dit, il faut bien différencier ce qui s’est passé pendant les premiers temps du confinement avec des postures à la va comme je te pousse: pas d’ordinateur, une incompréhension de ce qu’est une réunion Zoom, une utilisation des mails complètement farfelue… Ça, c’était avant. Aujourd’hui, on est dans un télétravail ordinaire, sensément, et il y a des choses qui reviennent très fort sur la façon de faire et sur la défiance. Tout le monde était en télétravail, donc il n’y avait pas de question à se poser.

«Il y a effectivement une espèce de frénésie de demande de comptes, de demandes d’horaires, de précisions qui sont vraiment ridicules tant elles sont anecdotiques sur la masse de travail à fournir.»

Vous avez utilisé, Catherine Mieg, un mot qui est extrêmement important et qui malheureusement n’est pas d’actualité aujourd’hui (en tout cas pas dans l’administration) qui est celui de la confiance. Il y a aujourd’hui encore une vraie défiance envers un travailleur qui n’est pas là. Un agent qui n’est pas physiquement dans les locaux à Bercy, ça veut dire qu’il ne travaille pas, ou en tout cas, qu’il y a un doute: «Moi encadrant, moi manager je m’interroge». Et on en revient à la question que vous avez posée, Stéphane Lavignotte, sur le reporting: il y a effectivement une espèce de frénésie de demande de comptes, de demandes d’horaires, de précisions qui sont vraiment ridicules tant elles sont anecdotiques sur la masse de travail à fournir. Il y a eu aussi une vraie restriction des possibilités d’obtenir du télétravail. On a entendu dans les médias et dans la bouche des responsables politiques ministériels: «télétravail trois jours par semaine pour tout le monde». Mais la déclinaison dans les bureaux, dans les services c’est plutôt: «Non, en fin de compte, trois jours c’est trop, ce ne sera qu’un jour ou deux». Alors que c’est pourtant ce qui est issu de l’accord sur le télétravail dans la fonction publique qui a été signé en juillet dernier! Une très forte limitation, donc.

 

Stéphane Lavignotte: Gérard Lacour, vous êtes chef d’entreprise et membre d’Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, des chefs d’entreprise qui, justement, réfléchissent aux conditions de travail, au sens de leur mission, etc. Comment réagissez-vous à ces témoignages? Il me semble aussi que la question que ça vous pose est celle d’une espèce d’éclatement, d’une diversité encore plus grande des conditions de travail, des conditions dans les métiers, parce qu’effectivement ce n’est pas la même chose du tout de travailler dans une petite entreprise ou dans l’énorme paquebot qu’est le ministère de l’Économie et du numérique… C’est assez drôle de savoir qu’au ministère de l’Économie et du numérique, les managers ont du mal à savoir ce qu’est Zoom

 

Gérard Lacour:  Il y a déjà beaucoup de choses qui ont été dites. En écho, je retiens les mots: réalisme, coopération et confiance. Je vais essayer de témoigner plutôt que de donner des idées conceptuelles.

Premièrement, je viens d’un milieu industriel, d’un milieu d’industrie et de création qui est le textile, où on est très proche de la matière, dont les problèmes de sa transformation prennent une bonne part de notre temps. Et pour cela, les contacts humains sur les lieux de transformation ou de production sont essentiels.

«Je pense ainsi qu’un entrepreneur dirigeant chrétien ne peut pas dire qu’il y a un management chrétien, mais il peut exprimer et témoigner sa foi chrétienne dans l’art du management. Il peut vraiment être chrétien d’expression entrepreneuriale»

Deuxièmement, je voudrais dire en préalable que j’ai fait la moitié de ma carrière dans l’Est de la France, dans les Vosges, dans un milieu textile où le christianisme social protestant avait laissé des traces qui pouvaient devenir des points d’appui… Je suis très imprégné de cela. Quand je suis arrivé dans les Vosges en 1974, on citait un chiffre d’environ 70000 personnes travaillant dans l’industrie textile dans les années 1960 (dans la fabrication de fils et de tissus seulement, pas dans la confection). Et aujourd’hui, il y en a moins de 1000…  J’ai ainsi passé une moitié de ma vie à essayer de créer des emplois, de sauver ce qui était perdu et de me battre pour une espèce d’idée d’entreprise idéale. Ce n’était pas défensif ou une bataille pour maintenir les traditions du passé. Dans l’aventure de la création d’entreprise, puis de la reprise d’entreprises en difficulté, c’était avant tout, contre des circonstances difficiles et souvent contraires, promouvoir un dynamisme créateur dans les domaines techniques et ceux des relations humaines de l’entreprise (innovations à la fois techniques et sociales). Ce dynamisme créateur m’est apparu source de courage et d’espérance pour ceux qui y ont participé. Je pense ainsi qu’un entrepreneur dirigeant chrétien ne peut pas dire qu’il y a un management chrétien, mais il peut exprimer et témoigner sa foi chrétienne dans l’art du management. Il peut vraiment être chrétien d’expression entrepreneuriale. Car pour lui, entreprendre, surtout en équipe, c’est participer à l’œuvre de la création toujours en cours, ou, en d’autres mots, coopérer à l’avancement du Royaume de Dieu sur Terre. Et transmettre ce sens de participation à son entourage. Le partager.

C’est pourquoi je crois pouvoir dire que le terrain de l’entreprise, c’est aussi (pour paraphraser Calvin), «le théâtre de la gloire de Dieu» (3) ou du moins un de ses lieux privilégiés.

Dès lors cette vision de l’entreprise et du travail implique peut-être encore plus le fait que la première responsabilité est de se battre pour le droit au travail, dont malheureusement beaucoup trop de personnes sont exclues de fait. C’est vraiment important, et je crois que cette crise, cette pandémie et tous ces éclatements qui ont lieu, peuvent paradoxalement créer des accès au travail plus faciles pour plus de gens. Le télétravail peut être une voie dans ce sens, mais ce n’est pas évident et général, car il exclut par ailleurs aussi beaucoup de gens. Il peut donc aussi générer de nouveaux éclatements, et je crois en définitive que ce n’est pas la priorité.

Ensuite, ce qui m’a plus particulièrement frappé dans cette crise, c’est qu’on a franchi en peu de temps plusieurs étapes, plusieurs marches dans la prise de conscience de la fragilité et de l’incertitude que les progrès scientifiques et technologiques nous avaient un peu fait oublier. Cela me paraît essentiel et je ne crois pas que ce soit à considérer comme des mutations dans le monde du travail. Cette pandémie aurait plutôt agi comme un réactif, un révélateur qui a décapé, enlevé plein d’éléments qui nous cachaient les choses pour nous montrer que cela ne se passe pas toujours comme prévu. Aujourd’hui cela jette une nouvelle lumière sur les conditions de travail.

«Il faut donc redonner de l’autonomie, apprendre l’autonomie aux gens, d’autant plus qu’on voit maintenant que la subsidiarité peut être un formidable outil de management. Mais sans esprit de solidarité, c’est impossible.»

Vous avez parlé de coopération, de besoin des autres, de confiance… Oui, on va de plus en plus se retrouver devant des choses imprévues. Et le monde du travail, c’est une partie de notre vie, c’est la partie presque essentielle pour beaucoup de monde, avec des interférences positives et aussi parfois négatives avec la vie privée, mais normalement bénéfiques matériellement et aussi sans doute existentiellement. C’est pourquoi si tout le monde doit pouvoir y avoir droit, certaines priorités du management risquent d’être durablement modifiées. Le grand mot solidarité, bien galvaudé depuis des années, vient de montrer sa réalité et son efficacité. Il faudra plus faire confiance au sens de la responsabilité, de l’autodiscipline et de la liberté des collaborateurs, différents et autonomes, mais liés par l’esprit de solidarité. Car – cela a été bien expliqué par Catherine Mieg –  les personnes au travail vont être obligées de prendre les décisions le plus près possible de leur travail, de là où ils sont. Il faut donc redonner de l’autonomie, apprendre l’autonomie aux gens, d’autant plus qu’on voit maintenant que la subsidiarité peut être un formidable outil de management. Mais sans esprit de solidarité, c’est impossible. Solidarité pour construire, plutôt que défensive, c’est-à-dire contre quelqu’un ou quelque chose.

À la fin de sa vie, Pierre-Gilles de Gennes (4), qui avait une approche scientifique des choses et était très inquiet de l’avenir du monde, disait que la seule chose qu’il voyait pour s’en sortir c’était justement la solidarité humaine. Et je crois que nous pouvons tous être d’accord sur le fait que la pandémie a (re)montré l’importance de la solidarité.

«Tout le monde est important dans l’entreprise, tous les petits rouages de l’entreprise sont revalorisés. Quelqu’un a parlé de reconnaissance, c’est hyper important. Reconnaissance au sens grâce, merci, mais aussi re-connaissance, revoir les choses, revisiter, réécouter, écouter tout le monde.»

Ensuite, il y a une autre chose qui peut être très, très forte: cela a peut-être déclenché un respect plus grand des petits boulots, des petites tâches dans le monde du travail. Que chacune et chacun est utile, qu’il n’y a pas de travail subalterne. Et ceci, je l’ai senti à titre personnel: j’ai failli mourir du Covid et j’ai découvert les métiers du milieu hospitalier. Je n’étais jamais allé à l’hôpital, je ne savais pas ce que c’était et j’en suis sorti émerveillé, émerveillé par le rôle, l’efficience, le bien faire, la bienveillance de tous les acteurs des soins, du bas en haut de l’échelle, particulièrement sensibles en bas. Donc cela veut dire que, dans le management, l’écoute est très importante. Tout le monde est important dans l’entreprise, tous les petits rouages de l’entreprise sont revalorisés. Quelqu’un a parlé de reconnaissance, c’est hyper important. Reconnaissance au sens grâce, merci, mais aussi re-connaissance, revoir les choses, revisiter, réécouter, écouter tout le monde.

En fait, il faut que les managers se comportent un peu en… Pas en maître d’école, ce n’est pas le mot, mais l’entreprise doit devenir un peu une école du risque. Il faut apprendre le risque, apprendre à maîtriser le risque contre l’incertitude, parce que c’est essentiel: la foi, le risque, la confiance, gérer le risque. Et puis elle pourrait être ce qu’elle est potentiellement, une école du partage. Et  là on arrive à l’échelle des rémunérations, c’est très important. Il y a lieu de tout faire pour que la rémunération la plus haute, au plus haut de l’échelle, ne scandalise pas celui qui touche la rémunération la plus basse dans l’entreprise, au dernier échelon. Je pense que la bonne mesure réside là. Enfin, je vois aussi l’entreprise et le travail comme une école permanente de l’action et de la solidarité.

 

Stéphane Lavignotte: Merci beaucoup pour cette perspective vers ce que vous avez appelé une entreprise idéale. Je retiens cette question qu’avait soulignée Bruno Cadez de la reconnaissance des métiers qui étaient jusque-là moins reconnus. Je pense qu’effectivement, en tout cas dans l’opinion publique, c’est un thème de débat qui ne s’est pas forcément traduit par des actions concrètes, on l’a vu avec le Ségur de la santé (5) au niveau salarial. Il y avait encore la semaine dernière des manifestations des personnels de la santé. Et sur ces perspectives qu’a dressées Gérard Lacour à propos de nouvelles formes d’encadrement, j’aimerais bien demander à Bruno Cadez puis à Véronique Dubarry comment justement la question de l’encadrement se pose après le Covid, peut-être pour le meilleur. Est-ce qu’il y a des choses qui se sont ouvertes dans le sens évoqué par Gérard Lacour ou au contraire, est-ce que ça a resserré des mauvaises habitudes anciennes?

 

Bruno Cadez: De ce qu’on peut percevoir, nous en ACO, il y a quand même une grande difficulté à écouter, à entendre les travailleurs. J’ai l’exemple de militants dans le Midi-Pyrénées qui sont assez mobilisés autour des questions de défense de l’emploi et du devenir de leur entreprise. Je pense à Bosch (6) par exemple ou à la SAM (7), actuellement. On parle de mutations mais des travailleurs de Bosch ont des propositions autour du diesel, autour de la transformation de cette forme d’industrie mais c’est très compliqué pour eux de se faire entendre. On a des exemples comme ça dans un certain nombre d’entreprises. Je partage assez ce qui est dit sur le droit au travail, l’écoute… Je pense qu’effectivement, c’est l’avenir du travail mais à mon avis il y a quand même besoin de franchir des caps très importants pour que cela s’observe dans les faits. Après, j’avoue que je n’ai pas beaucoup plus d’exemples que ceux-là, mais on sent quand même que, globalement, ce n’est pas si simple.

 

Stéphane Lavignotte: Véronique Dubarry, qu’est-ce que vous percevez au syndicat des personnels des services centraux du ministère de l’Économie? Catherine Mieg parlait de cette difficulté à innover, à négocier avec les subordonnés. On a parlé de la question de la reconnaissance et du reporting… Dans les ministères, il y a peut-être beaucoup d’instances de dialogue, de négociation… Est-ce que ça se traduit par de nouvelles manières d’encadrer?

 

Véronique Dubarry: Non! Ce serait bien… ce serait nécessaire. Mais, très honnêtement… non. Au contraire! Après, il faut peut-être replacer dans le contexte. Les encadrants sont des hommes et des femmes comme les autres, ça veut dire qu’il faut aussi replacer ce moment dans un contexte global. L’étude de la fondation Jean Jaurès (8) dit bien qu’on est tous et toutes très fatigués. Et donc là, qu’on soit simple agent ou cadre à Bercy, on est fatigués. C’est peut-être ce qui provoque les crispations, les incompréhensions et la peur. Mais – Catherine Mieg l’a évoqué – il y a la peur de la perte de pouvoir, de la mainmise sur son agent, son subalterne qui, pendant la crise du Covid, s’est dans les grandes largeurs très bien débrouillé tout seul et qui, tout à coup, prétend continuer…

«Eh bien oui, on a eu des difficultés et on a toujours de vraies difficultés entre les cadres supérieurs (qui ne sont pas capables ou qui en tout cas aujourd’hui n’ont pas les formations pour utiliser les outils) et les jeunes subalternes sous leurs ordres (pour qui c’est extrêmement naturel).»

Ça veut effectivement dire qu’il y a une réinvention de la part des encadrants et y compris une réinvention dans une chaîne hiérarchique. Pour faire très vite et très caricatural (ne m’en tenez pas rigueur), ceux qui sont en général plus gradés sont aussi les plus âgés. Et plus vous descendez dans la chaîne hiérarchique, plus vous avez des perdreaux de l’année qui débarquent de leur école de commerce, qui ont fini leurs études et arrivent dans le monde du travail. Du coup, il y a aussi une vraie différence de compétences sur un certain nombre d’outils dont on a parlé tout à l’heure et qu’on teste encore aujourd’hui. Vous vous gaussiez méchamment du ministère de l’Économie et du numérique… eh bien oui, on a eu des difficultés et on a toujours de vraies difficultés entre les cadres supérieurs (qui ne sont pas capables ou qui en tout cas aujourd’hui n’ont pas les formations pour utiliser les outils) et les jeunes subalternes sous leurs ordres (pour qui c’est extrêmement naturel). Donc il y a aussi ce type de crispations qui se joue simplement dans les outils de travail.

En ce qui concerne les relations avec les syndicats qui auraient pu trouver une nouvelle tonalité, ça a été le cas bizarrement pendant le confinement avec des échanges rapprochés, une vraie écoute. Peut-être parce que dans cette période-là, tout le monde se posait les mêmes questions et que du coup, il n’y avait pas d’un côté l’administration et de l’autre les syndicats? Il y avait simplement des gens qui se posaient des questions sur leurs collègues d’une façon collégiale, donc il n’y a pas eu de grosses difficultés. En revanche depuis, et à nouveau peut-être parce qu’on est aussi dans une période particulière (surtout quand on parle d’un ministère comme celui de l’Économie) à l’approche de la présidence française de l’Union européenne et des élections, il y a à nouveau une crispation sur des points qui rejoignent un peu le reporting, d’ailleurs: «Il faut absolument finir ce dossier», «Il faut absolument mettre en œuvre ceci», «Il faut absolument finir la mise en œuvre de la loi de la transformation de la fonction publique», etc. Et ça, ça se fait à marche forcée, sans considération de la fatigue que pourtant nous ressentons tous et toutes. C’est assez étrange, d’ailleurs. Donc, non… il n’y a pas vraiment d’amélioration dans les relations syndicats-administration.

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Gérard Lacour dirige l’entreprise Industries solidaires et Comptoirs de l’Est et de l’Ouest (ISCEO) et est membre d’Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC).

Bruno Cadez est journaliste et secrétaire national de l’Action Catholique Ouvrière (ACO).

Véronique Dubarry est secrétaire générale de SUD Centrale Solidaires, syndicat des personnels des services centraux du ministère de l’Économie, des finances et de la relance.

Stéphane Lavignotte est pasteur au sein de la Mission populaire évangélique et à la Maison ouverte (Montreuil). Également journaliste et essayiste, il a publié entre autres des livres sur les pensées de Jacques Ellul, Serge Moscovici et André Dumas (André Dumas, habiter la vie, Labor et Fides, 2020, issu de sa thèse de doctorat en 2019).

 

Illustration: un open space désert en mars 2020 (photo Oregon Department of Transportation, CC-BY-2.0).

 

(1) Selon le site de l’ACO, «cheminement permettant à l’individu de s’inscrire dans une histoire collective». «À la fois espace de sens et lieu d’initiation à une vie de foi et d’engagement», la révision de vie consiste à se retrouver en équipe pour échanger. C’est «l’espace privilégié d’une recherche de sens [dont] l’objectif est de se laisser transformer en vue de construire une société plus juste».

(2) Durant le confinement du premier semestre 2020 dû à la pandémie de Covid-19, les habitants de nombreux pays ont applaudi aux fenêtres pour rendre hommage aux professionnels de santé. Ce rituel social s’est essoufflé au bout de quelques mois.

(3) C’est la nature qui, dans la pensée de Jean Calvin, est qualifiée de «théâtre de la gloire de Dieu».

(4) Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007), physicien français, humaniste militant, il reçoit le prix Nobel de physique en 1991.

(5) Consultation des acteurs du système de soin français annoncée par le ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran et qui s’est déroulée du 25 mai au 10 juillet 2020. Ses piliers sont: transformation et revalorisation des métiers, définition d’une nouvelle politique d’investissement et de financement au service des soins, simplification du quotidien des équipes, fédérer les acteurs de la santé dans les territoires au service des usagers.

(6) En 2021, la suppression de 750 emplois sur 1250 au sein du site aveyronnais du groupe Bosch, premier équipementier automobile mondial, entraîne un mouvement social d’ampleur.

(7) SAM: Société Aveyronnaise de Métallurgie. La fermeture de la fonderie automobile (actée fin 2021) suscite un mouvement social d’ampleur avec notamment une occupation de l’usine par des salariés licenciés pendant plus d’un mois.

(8) Une société fatiguée?, Fondation Jean Jaurès, 26 novembre 2021.

 

 

 

 

 

 

 

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