Le sens du travail selon Calvin (1): une réponse au don de Dieu - Forum protestant

Le sens du travail selon Calvin (1): une réponse au don de Dieu

La pensée de Jean Calvin (1509-1564) peut-elle nous aider à repenser le sens du travail et la valeur à lui accorder? Aujourd’hui, face aux doutes que notre société traverse quant à ses modèles économiques et à leur impact sur la planète, les interrogations sur la place que le travail y tient et la valeur qu’on peut lui accorder, une relecture des écrits du théologien peut être utile pour ouvrir à une nouvelle intelligence du travail.

Premier volet de l’article ‘Une relecture du travail selon Jean Calvin’ paru dans le dossier ‘Le travail, entre contrainte économique et vocation’ du numéro 2021/1-2 de Foi&Vie.

 

Calvin a écrit il y a presque cinq siècles, à une époque où n’était pas encore forgé le concept économique de travail tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il ne parle pas en économiste – si le terme pouvait avoir un sens à son époque – mais en théologien. Pourtant sa théologie s’intéresse beaucoup à l’activité humaine et à son sens au regard de la vie tout entière. Elle en articule différents aspects. Il invite à un regard unifié sur l’être humain qui peut rendre service aujourd’hui alors que nous peinons souvent sous l’excès de fragmentation de nos vies. Il ne pense pas le travail en fonction de ce qu’il rapporte, que ce soit en termes de richesse ou d’épanouissement personnel, contrairement au concept moderne de travail resserré sur sa signification économique, mais en fonction des relations qu’il contribue à tisser. Ce regard décale. Il n’apporte pas de réponses toutes faites face aux questions d’aujourd’hui, mais peut aider à réévaluer des repères.

Calvin envisage donc le travail dans un sens large, comme toute activité qui contribue à l’élaboration d’une société fraternelle. C’est bien une utilité qui caractérise le travail, mais elle est autant spirituelle que sociale et économique. Le parent qui élève ses enfants, comme le bénévole, travaille.

Avant d’entrer dans sa pensée, nous avons à nous garder d’un a priori fréquent. Calvin aurait une approche moralisante du travail qui défendrait un engagement sans mesure et sans limite dans le travail productif. Il serait à l’origine d’une éthique du travail qui conduirait à transformer la société en un gigantesque atelier. Herbert Lüthy, historien bâlois mort en 2002, l’exprime dans l’introduction de son ouvrage La banque protestante en France (1): «La maison du Père avait [avant Calvin] plusieurs demeures, elle n’en a plus qu’une seule qui est un atelier». Lüthy défend que la morale de Calvin, faisant de Dieu un juge incompréhensible et implacable, est d’une «sévérité terrifiante» au nom de l’injonction de Paul: «Qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus» (2 Thessaloniciens 3,10).

Lüthy se situe sur ce point dans le sillage de la thèse de Max Weber (notons que Lüthy prendra aussi des distances avec cette thèse dans d’autres écrits), publiée au début du 20e siècle et intitulée L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (2). Mais le concept de travail décrit par Weber dans cette thèse n’est pas imputable à proprement parler à Calvin, mais à un calvinisme postérieur. Nous y reviendrons en dernière partie.

L’ambition de cet article est de retourner à ce que les textes calviniens disent de la nature du travail, de la mission de l’être humain au travail, pour en dégager quelques apports pour penser le travail aujourd’hui. Notre plan suivra cet ordre. La lecture s’appuie autant que possible sur des citations, car la plume de Calvin a une réjouissante vigueur qui participe à la compréhension de sa pensée.

 

I. Le travail est une réponse reconnaissante au don de Dieu

1. Le travail comme louange et invitation au partage

Le thème du travail apparaît dans la Bible dès les trois premiers chapitres de la Genèse. Selon le commentaire qu’en fait Calvin, le monde fut créé comme une construction parfaite (3). Dans ce monde parfait, l’homme travaillait, puisque Dieu a confié à Adam la mission de garder et de cultiver le jardin:  Les hommes ont été créés pour s’employer à faire quelque chose et non pour être paresseux et oisifs» (4). Le travail est donc pour l’humain constitutif de son existence, une condition voulue par Dieu, bonne en elle-même, correspondant à l’ordre de la création telle que Dieu l’a voulue. «Moïse ajoute maintenant que la terre fut baillée à l’homme à cette condition qu’il s’occupât à la cultiver», commentant Genèse 2,15.

Or ces récits ne sont pas tant relatés pour décrire un récit des origines, que pour nous permettre de comprendre quel ordre du monde Dieu a en vue pour l’humain. Plutôt que décrire une réalité scientifique, Moïse «a plutôt regardé à nous plutôt qu’aux astres, comme aussi il convenait à un théologien» (5). Ils montrent la distance provoquée par le péché entre le monde tel que Dieu le désire et la réalité vécue. Il faut donc que le jugement de Dieu nous soit «règle et patron» (6) de ce que Dieu a pu définir comme vie bonne pour le monde, tant le péché a déformé nos sens. Ces textes de la Genèse ont donc pour Calvin la visée de nous conduire à discerner le sens de la vie bonne. «Il nous avertit par là de quelle excellence nous sommes déchus, afin d’allumer en nous le désir de la recouvrer» (7).

L’ordre de travailler invite à recevoir le don de la création de façon active. L’oisiveté est rigoureusement condamnée, car c’est être inutile qu’être oisif, «tronc de bois» écrira Calvin à plusieurs reprises. «Il n’y a rien plus contraire à l’ordre de la nature que de consumer sa vie à boire, manger et dormir, sans aviser cependant ce que nous ferons» (8).

Or le monde tel que Dieu l’a voulu est un monde d’harmonie et d’abondance. L’harmonie, la beauté, la plénitude de cette création est partout présente dans le commentaire calvinien. L’harmonie s’applique à tout le créé, jusqu’à la constitution de l’être humain:

«Il y avait en chaque partie de l’âme un équilibre si bien ordonné que tout y était accompli; il y avait une lumière de droite intelligence qui régnait en son entendement et était accompagnée de droiture; tous ses sens étaient prompts et dispos pour obéir à la raison ; dans le corps il y avait une proportion égale et correspondant à un tel ordre. Or, bien qu’il nous reste quelques traits obscurs de cette image-là, ils sont toutefois si corrompus et si imparfaits qu’on peut véritablement dire qu’elle est effacée.» (9)

Pour Calvin, avant l’intervention du péché et la dégradation qu’il entraîne, Dieu avait pour projet pour l’homme une «suave et joyeuse vie» (10). Le jardin est «orné de plaisances diverses, d’abondance de tous fruits et de tous autres biens excellents» (11). Tout y jouissait d’une «fertilité heureuse» (12). Or Dieu a créé ce monde par amour pour l’homme. Ce dernier est donc appelé à reconnaître la gloire de Dieu et à y répondre par la louange et par l’action reconnaissante.

Travailler est une façon proposée par la Genèse pour entrer en relation: avec Dieu d’abord, parce que travailler, c’est prendre acte du don reçu et s’étonner de la beauté et de la richesse du monde, mais aussi avec autrui.

Le travail est une façon concrète de reconnaître la fertilité du créé comme le signe de la bienveillance paternelle de Dieu. Mais il ne s’agit pas seulement de prendre acte de la générosité divine, mais encore de prolonger le geste créateur de Dieu: «De là nous recueillons à quelle fin toutes choses ont été créées: c’est qu’il ne manque rien aux hommes en toutes les commodités et en tous les usages de leur vie» (13). L’homme n’est pas seulement créé pour jouir de l’abondance de la création, mais pour en devenir un passeur, un distributeur, afin que la louange puisse être partagée par tous.

Car l’amour mutuel entre les hommes est au cœur du projet de Dieu:

«Il [Dieu] pouvait bien couvrir la terre d’une multitude d’hommes, mais il a voulu que nous sortissions tous d’une même fontaine, afin que nous eussions plus grand soin de nous entretenir en mutuelle concorde et que les uns embrassent les autres comme leur propre chair» (14).

Travailler est une façon proposée par la Genèse pour entrer en relation: avec Dieu d’abord, parce que travailler, c’est prendre acte du don reçu et s’étonner de la beauté et de la richesse du monde, mais aussi avec autrui, car l’homme a au fondement de son existence ce devoir de favoriser le partage des biens pour que tous aient la vie que Dieu donne en abondance.

2. La pénibilité du travail ne change pas cette visée

Dans l’état premier d’union avec Dieu qu’est le temps de la création, le travail n’a aucun caractère pénible. Le travail était à l’origine «joyeux et plaisant, loin de toute fâcherie et ennui» (15), jouissant de la bénédiction de Dieu.

Le travail participait alors à l’harmonie voulue pour le monde. Mais cet équilibre a été bouleversé par l’introduction du péché. Toute la création initiale s’en trouve dévoyée. L’image de Dieu est quasi effacée en l’humain. La terre devient maudite. Elle ne produit plus l’abondance initiale. Le travail devient de ce fait pénible. «C’est l’opposé du plaisant labeur auquel Adam s’exerçait auparavant, tellement que ce lui était comme un jeu et un passe-temps» (16).

L’homme se trouve condamné à devoir tirer de la terre ses moyens de subsistance par un labeur pénible. Mais Calvin précise avec finesse que cette pénibilité n’en devient pas pour autant une condition nécessaire au travail. Tous les travaux ne sont pas également pénibles. Certains subiront des travaux plus durs, d’autres moins. C’est une malédiction qui pèse en général sur le genre humain, non pas sur tous au même degré, mais sur tous au point que même ceux qui recherchent l’oisiveté et fuient leur charge en expérimentent malgré eux la pénibilité.

La pénibilité devient donc une condition du travail en général. Mais rien ne doit empêcher l’homme de développer les «arts mécaniques» et «autres aides» (17) pour en limiter l’impact. Nulle part dans les écrits de Calvin, la souffrance et la douleur ne peuvent être considérées comme bonnes en soit, ni nécessaires au travail, même si Calvin dira qu’elles peuvent avoir la vertu pédagogique de nous enseigner l’humilité et la patience (18).

La terre reste bonne, elle continue à produire la nourriture nécessaire aux humains. L’effet du péché ne supprime pas non plus la joie au travail: «Toutefois l’âpreté de cette peine est encore adoucie par cette clémence de Dieu, qu’il y a quelques joies mêlées dans le labeur des hommes» (19).

Au regard donc du projet initial de Dieu, le travail a changé de condition, mais non de nature. L’enjeu du travail demeure de dévoiler toujours davantage la gloire de Dieu, en recueillant et en partageant les richesses produites.

Nous pouvons conclure de ce commentaire des premiers récits de la Genèse, que l’homme est invité à un engagement personnel en faveur du travail, par amour pour Dieu, par amour pour autrui. Accepter cet engagement revient à se soumettre «paisiblement» (20) à une obéissance agréable à Dieu. Le travail devient un aiguillon pour «profiter en la repentance», pour se fortifier, apprendre l’humilité et jouir en Christ de sa grâce, lequel adoucit les douleurs. Car ce qu’Adam a détruit, Jésus-Christ l’a restauré. Ainsi, avec le Christ, vient-il s’ajouter une nouvelle compréhension du travail, lequel devient le lieu d’exercer sa foi et de choisir une vie de sanctification.

3. Le travail comme témoignage de vivre de la grâce du Christ

Calvin définit les principes de la vie chrétienne dans un texte fameux plusieurs fois repris dans les différentes éditions de l’Institution de la Religion Chrétienne. Dans sa dernière édition de 1560, il s’agit des chapitres VI à X du livre III (21). Il en a publié un tiré à part dès 1545 et à plusieurs reprises, intitulé Traité très excellent de la vie chrétienne, montrant l’importance qu’il lui accordait. Il y présente le plus clairement et synthétiquement possible les principes selon lesquels le chrétien doit mener sa vie, la façon dont il participe ainsi à la grâce offerte en Jésus Christ et ce qu’opère la foi dans sa vie. Calvin emploie les expressions de «former la vie de l’homme chrétien» (Calvin, 1978c, liv. III, VI, §1), «d’ordonner», de «régler», «d’instituer» sa vie. Il fait donc appel au langage de la construction: il propose l’élaboration d’une conduite de vie.

Pourtant Calvin se garde bien d’élaborer là une théologie des œuvres. Aucune glorification de l’œuvre humaine n’est possible. Seule la conduite de vie elle-même est l’objet d’attention.

Dieu donne sa grâce en permettant au croyant de se conformer progressivement à lui. «Il nous faut lui ressembler, puisque nous sommes siens», écrit joliment Calvin. Mais pour que Dieu répande sa sainteté sur nous, il nous faut adhérer au Christ en toute notre vie, y compris donc pour ce qui concerne la vie active. Éric Fuchs, dans La morale selon Calvin, note que cette mise en évidence de la sanctification est un caractère propre à Calvin. Elle est «désignée comme le cœur vivant de la doctrine de la foi et de la justification» (22). Il en découle une éthique spécifique: «Il importe que nous répondions dans la même ligne et de la même manière [que Dieu a agi] pour que se manifeste visiblement en nous la vérité de cette œuvre divine» (23).

Un cadre est posé pour orienter l’engagement concret; le travail y tient une place essentielle. Pourtant Calvin se garde bien d’élaborer là une théologie des œuvres. Aucune glorification de l’œuvre humaine n’est possible. Seule la conduite de vie elle-même est l’objet d’attention.

L’idée d’une conformation à la vie du Christ est plusieurs fois réaffirmée comme conductrice. Il ne s’agit pas d’une imitation, mais d’une concordance telle que l’harmonie perdue par l’effet du péché puisse être restaurée. «Que la gloire de Dieu soit exaltée en nous» (24). Non que nous soyons capables par nous-mêmes de la refléter, mais que l’Évangile «entre entièrement au dedans du cœur, et montre sa vertu en notre vie: voire même qu’elle nous transforme en sa nature» (25).

Le chapitre VII donne ainsi une règle générale concernant la vie matérielle: ayant renoncé à nous-mêmes et à servir nos propres intérêts, cherchons à montrer la gloire de Dieu en affectant les biens à l’utilité commune: «On ne pouvait trouver une règle meilleure ni plus certaine, que quand il est dit que tout ce que nous avons de bon nous a été baillé en garde par Dieu, et ce à telle condition qu’il soit dispensé au profit des autres» (26). La visée que nous avons lue à partir du texte de la Genèse est maintenue, mais ne pouvant être en vue directement du fait de l’obscurcissement provoqué par le péché, Jésus-Christ sera le médiateur qui permettra sa réalisation.

Voici donc l’importance du travail confirmée. Dieu travaille en nous par le Christ. Le travail devient un lieu privilégié de relation avec le Christ, un lieu où s’articule amour de et pour Dieu et amour du prochain. Mais Calvin oriente encore plus précisément l’engagement de l’homme dans le travail, ainsi que l’expression «baillé en garde» nous l’indique. Voyons maintenant à quelle responsabilité le travail engage.

 

Deuxième volet: La responsabilité attachée au travail.

Caroline Bauer est docteure en théologie protestante et en sciences économiques, chargée de cours à l’Université Catholique de Lyon.

 

Illustration: estampe extraite de L’histoire de la Genèse gravée vers 1569 par le protestant Étienne Delaune (1518-1583). (CC0 1.0, Rijksmuseum). Traduction de la légende en latin: «C’est à la sueur de ton front que tu gagneras ton pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre.»

(1) Herbert Lüthy, La Banque protestante en France de la Révocation de l’Édit de Nantes à la Révolution : Dispersion et regroupement, 1685-1730, volume 1, SEVPEN, 1959.

(2) Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduction et édition de Jean-Pierre Grossein, Gallimard, 2003.

(3) Cf. Commentaires de Jean Calvin sur l’Ancien Testament, tome 1, ‘Le Livre de la Genèse’, Farel/Kerygma, 1978, pp.42‑43.

(4) Ibid., p.53.

(5) Ibid., p.31.

(6) Ibid., p.39.

(7) Ibid., p.37.

(8) Ibid., p.53.

(9) Ibid., p.36.

(10) Ibid., p.39.

(11) Ibid., p.47.

(12) Ibid., p.48.

(13) Ibid., p.37.

(14) Ibid., p.38.

(15) Ibid., p.53.

(16) Ibid., p.84.

(17) Ibid., p.85.

(18) Eric Fuchs propose une critique de l’argumentation de Calvin sur la souffrance lorsque le réformateur, pour ne pas contredire la toute-puissance du Dieu créateur et provident, va jusqu’à expliquer le mal en l’intégrant dans le plan de Dieu. Voir Eric Fuchs, La Morale selon Calvin, Histoire de la morale, Cerf, 1986, pp.119‑124.

(19) Commentaires de Jean Calvin sur l’Ancien Testament. tome 1, op. cit., p.84.

(20) Ibid., p.86.

(21) Jean Calvin, L’Institution chrétienne, volume 2, d’après l’édition française de 1560, Kerygma/Farel, 1978, pp.147‑192.

(22) Eric Fuchs, La Morale selon Calvin, op. cit., p.72.

(23) Ibid., p.79.

(24) Jean Calvin, L’Institution chrétienne, op.cit., III, VI, 3.

(25) Ibid., III, VI, 4.

(26) Ibid., III, VII, 5.

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