Les mutations de la laïcité en France - Forum protestant

Les mutations de la laïcité en France

Quand on traite de la laïcité en France, la difficulté première vient du terme lui-même. il ne faut pas réduire la chose à l’usage social dominant du mot, confondre la réalité sociale et l’actualité médiatique. Dans cette intervention inaugurale au colloque international Laïcité et vivre ensemble à l’Université Washington de Saint-Louis (États-Unis) le 4 avril dernier, Jean Baubérot y voit un.rapport analogue à celui qui existe entre la partie immergée et la face visible d’un iceberg.

Texte publié sur le blog de Jean Baubérot.

 

Quand on traite de la laïcité en France, la difficulté première vient du terme lui-même. Pour beaucoup de personnes, il semble être un terme uniquement français. Je me rappelle d’un collègue qui, apprenant que je revenais de donner des cours sur la laïcité à Tokyo, m’a déclaré: «Ils n’ont rien dû y comprendre». Or, la Constitution japonaise interdit que «l’État et ses organes» subventionnent un enseignement à caractère confessionnel (article 20), ce qui n’est pas le cas en France. Ce propos me semble donc révélateur de tout un imaginaire qui s’est développé à propos de la laïcité et cet imaginaire fait partie intégrante de la réalité historique et sociale de la laïcité en France.

 

Des définitions de la laïcité

Reportons-nous au moment fondateur de la Troisième République, l’époque où le terme de laïcité est considéré comme étant un «néologisme nécessaire». Son premier théoricien, le philosophe Ferdinand Buisson (1841-1932), affirme, en 1883, dans son Dictionnaire de Pédagogie, qu’un long processus s’est effectué, au cours des siècles, où (écrit-il) les «diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église». La laïcisation de l’école publique, qui s’est opérée l’année précédente, complète ce processus. Avec la création de l’école publique laïque, la France devient, selon Buisson, le «pays le plus laïque d’Europe». C’est reconnaitre que d’autres pays européens sont également laïques à un degré moindre, et que des pays d’autres continents le sont peut-être davantage. Au bout du compte, Buisson relie la laïcité à «l’État laïque, neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique». Cette gouvernance politique permet, selon lui, «l’égalité de tous devant la loi» par l’exercice des droits civils désormais assurés «en dehors de toute conviction religieuse» et la «liberté de tous les cultes».

Si on s’en tient à ces caractéristiques de l’État laïque, il faut alors reconnaitre l’antériorité américaine du principe de laïcité. Cela d’autant plus qu’à l’époque où Buisson donne sa définition, il existe encore, en France, un Concordat avec l’Église catholique et un régime juridique de cultes reconnus où, outre le catholicisme, deux cultes protestants et le culte israélite sont reconnus officiellement, et leur clergé est salarié par l’État. La séparation états-unienne et la séparation mexicaine font d’ailleurs figure, à ce moment-là, d’exemples à suivre pour beaucoup de personnalités républicaines. Et, le même Buisson présidera, vingt ans plus tard, la Commission parlementaire élue pour réaliser, précisément, la séparation des Églises et de l’État en France.

La définition de Buisson serait-elle aujourd’hui totalement dépassée? Examinons comment le Conseil constitutionnel définit la laïcité, dans sa décision du 22 février 2013.

Le Conseil constitutionnel rappelle d’abord l’article 1er de la Constitution:

«La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances».

Le Conseil en tire les conclusions suivantes:

«Le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit. Il en résulte

(1) la neutralité de l’État.

(2) Le fait que la République ne reconnaît aucun culte,

(3) le respect de toutes les croyances,

(4) l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion,

(5) la garantie du libre exercice des cultes et

(6), le fait qu’aucun culte n’est salarié par l’État.»

Cette définition précise les caractéristiques de l’État laïque données par Buisson et elle se rapproche des deux premiers articles de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. En effet, l’article 1er de cette loi énonce:

«La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions, édictées [par la loi elle-même] dans l’intérêt de l’ordre public.»

L’article 2, quant à lui, affirme: «La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte», mais cet article 2 reconnait, in fine, la primauté de l’article 1er,, en déclarant que, dans des lieux fermés, des services d’aumônerie pourront être rétribués sur fonds publics, afin – je cite – d’«assurer le libre-exercice du culte».

Dans la décision constitutionnelle de 2013, la «liberté de conscience» est remplacée par le «respect de toutes les croyances»; d’autre part, le principe de non-subventionnement à disparu. Mais l’important pour nous est que, là encore, les principes qui sont énoncés s’appliquent également dans d’autres pays que la France. Cela d’autant plus que cette décision du Conseil constitutionnel déboute une association qui voulait mettre fin au régime des cultes reconnus qui subsiste en Alsace-Moselle, dans trois départements qui étaient allemands en 1905 et où la séparation n’a jamais été appliquée. On peut en conclure que, juridiquement, la laïcité n’a rien de spécifiquement français, d’autant plus que si on prend en compte les territoires ultra-marins, la France, dite «indivisible», compte une bonne demi-douzaine de régimes des cultes.

 

Le paradoxe de la laïcité en France

Pourtant le problème reste entier car si «le principe de laïcité» appartient au registre juridique, le mot, lui, comporte aussi une forte épaisseur historique, politique et idéologique. Revenons à Buisson. Le philosophe entremêle un présent qu’il veut serein avec un passé conflictuel: dans un passage que je n’ai pas encore cité, il affirme, en effet, que «l’idée de laïcité» a émergé «dans sa netteté» lors de la Révolution française. S’en est suivi «près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques», qui viennent juste de prendre fin après, précise-t-il, des «débats acharnés». Les «oscillations» dont il parle sont dues à ce que l’on nomme classiquement le conflit des deux France (c’est à dire la lutte entre deux minorités actives: la France traditionnelle, dite fille aînée de l’Église, et la France moderne, qui se veut fille de la Révolution). La conséquence de ce conflit a été une très forte instabilité constitutionnelle: au cours du 19e siècle, de la Première à la Troisième République, sept régimes politiques différents se sont succédés en France.

La Troisième République fut proclamée en 1870, à la suite d’un désastre militaire contre l’Allemagne. Des tentatives de restauration de la monarchie eurent lieu. Ce que les historiens nomment significativement la «République des républicains» s’instaura seulement à la fin de la décennie. Les dits républicains s’assignèrent alors la mission d’installer une démocratie libérale stable. Ils votèrent des lois instaurant la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté des funérailles, le droit de se syndiquer, etc. Cette démocratisation impliquait, toutefois, une nouvelle rupture avec la religion catholique, qui s’était trouvée mêlée aux menées monarchiques.

Par ailleurs, il s’était développé, dans la seconde moitié du 19e siècle, ce que l’écrivain Charles-Augustin Sainte-Beuve a appelé «le grand diocèse de la libre-pensée», c’est à dire un ensemble d’êtres humains qui pouvaient se rattacher à une philosophie spiritualiste, mais qui n’avaient pas de pratique religieuse et refusaient d’être enterrés religieusement. Or la libre-pensée n’était pas incluse dans le régime des cultes reconnus. La loi sur la liberté des funérailles montre le sens de cette rupture dite anticléricale: auparavant lesdits mécréants se trouvaient enterrés en terre maudite, c’est à dire dans la partie du cimetière non bénie par le prêtre. La fin de cette discrimination fut vécue par le catholicisme comme une dépossession. Cependant, en même temps, la religion bénéficiait des libertés nouvelles: ainsi, la presse catholique fut plus libre sous la Troisième république qu’elle ne l’était sous le Second Empire.

Un leader politique comme Jules Ferry rechercha un équilibre entre les deux aspects, l’aspect de rupture et l’aspect de liberté. Si la laïcisation de l’école publique, en 1882, supprimait le cours de morale religieuse, l’école s’arrêtait un jour par semaine, outre le dimanche, pour faciliter la tenue du catéchisme. L’État laïque avait donc des devoirs, non plus envers la religion, mais envers la liberté religieuse, ce qui mécontenta des laïques intransigeants. Certains instituteurs ne respectèrent pas le jour de congé destiné au catéchisme et un rappel à la loi dut leur être fait.

Mais le ressenti catholique fut beaucoup plus virulent encore et le qualificatif de l’école sans Dieu (donc de l’école contre Dieu) va être accolé à l’école publique laïque durant des décennies. D’où l’ambivalence fondamentale du terme de laïcité. Il désigne à la fois un ensemble de règles juridiques visant une liberté de conscience et de culte qui se veut égale pour tous, ce qui peut constituer un idéal de vivre-ensemble pour les démocraties. Mais il désigne aussi, dans la réalité socio-historique française, le drapeau d’un camp, le camp anticlérical, face au camp clérical et là, il devient le fruit d’une histoire singulière. Le mot laïcité n’est historiquement pas consensuel, alors même qu’il veut engendrer de la cohésion par un État de droit, qu’il veut fonder un ordre public démocratique, qu’il veut promouvoir une égale liberté de conscience. Ce paradoxe traverse l’histoire de la laïcité française.

 

La laïcité entre histoire et mémoire

Reprenons le fil de l’histoire. Le tournant du 19e et du 20e siècle fut marqué par l’affaire Dreyfus. Si le combat pour la justice se trouva essentiellement mené par des francs-tireurs, politiquement les deux France apparurent, plus que jamais, en conflit. La Troisième République s’estimait toujours menacée par un danger catholique. Un virage fut donc pris par rapport au libéralisme démocratique. La loi de 1901 établissant la liberté d’association instaurait un régime spécifique pour les congrégations religieuses, mises hors du droit commun. De plus, le nouveau président du Conseil, Émile Combes, appliqua cette loi de façon rigoureuse. On parla, alors, de laïcité intégrale. Ce fut une période très brève mais intense d’anticléricalisme d’État. Dans le souvenir collectif, la séparation de 1905 va être considérée comme le couronnement de cette politique et Combes va même être qualifié, à tort, de père de la séparation.

Cette contre-vérité montre que la tension entre la réalité juridique et la réalité historique de la laïcité en France se redouble d’une divergence forte entre cette réalité historique et le récit mémoriel légendaire qui en a été fait. Or ce récit est apparu comme évident, car il a été commun à la légende dorée anticléricale et à la légende noire cléricale.

Dans la réalité, au tournant de l’année 1904-1905, le processus de séparation se trouvait dans l’impasse à cause de la divergence entre deux textes: le projet de Combes et celui de la Commission. Pour établir ce dernier projet de loi, Buisson, son président, et Aristide Briand, son rapporteur, avaient réussi l’exploit de faire travailler ensemble la gauche et la droite qui pourtant s’affrontaient de façon virulente au Parlement.

Le projet des Commissaires apparait typique de ce que j’ai défini comme constituant la tension structurelle de la laïcité française:

d’une part, il établit la séparation en supprimant toute reconnaissance officielle des Églises, ce qui signifie la victoire historique du camp anticlérical,

d’autre part, il donne des libertés nouvelles et établit des règles vivables pour les Églises dont les organisations internes sont respectées, et vise à un apaisement, à l’horizon d’un vivre-ensemble pacifié.

Le fait que Combes quitte le pouvoir, en janvier 1905 fut donc primordial pour la réussite d’une séparation libérale. Mais Combes resta soit un symbole, soit un repoussoir, alors que son projet suscita un rejet tel que, candidat à la Commission sénatoriale sur la séparation, il fut battu, ce qu’aucun historien ne mentionne!

 

La loi de 1905 et son devenir après le refus du pape

La loi de séparation du 9 décembre 1905 est marquée par la même tension que le projet des Commissaires. Plusieurs de ses articles essentiels furent adoptés grâce à l’apport de voix de droite, une majorité des députés de gauche s’opposant à des dispositions qu’ils trouvaient beaucoup trop favorables à l’Église catholique. Cependant, au moment du vote global, chacun regagna son camp: l’ensemble de la gauche vota pour la loi et la droite s’y opposa (341/233). Le contenu libéral du texte fit, cependant, que les électeurs furent satisfaits et que la gauche remporta très nettement les élections législatives de mai 1906 (411 députés contre 174 malgré, en février-mars, la crise des inventaires où une minorité active de catholiques tenta d’empêcher la réalisation d’une mesure réclamée par le centre-droit). D’autre part, lors d’un vote confidentiel, l’épiscopat français élabora un projet de statut d’associations qu’il qualifia de «canonico-légales», c’est à dire conformes à la fois au droit canon et à la loi (56/18).

Si le pape avait accepté cette décision, l’aspect juridique conciliateur l’aurait emporté. Mais Pie X, mis hors-jeu, craignait que le mauvais exemple donné par la fille ainée de l’Église se répercute dans d’autres pays. De plus, il trouvait la foi catholique vacillante en France et espérait qu’une persécution serait régénératrice. En août 1906, une encyclique ordonna aux catholiques de ne pas appliquer la loi de séparation. Devenu ministre, Briand poursuivit néanmoins sa politique conciliatrice, faisant adopter, en 1907 et 1908, 3 nouvelles lois dans le but, affirma-t-il, de rendre l’Église catholique «légale malgré elle».

Effectivement, le refus de ces nouvelles lois par le pape, n’empêcha pas que les quelques 40000 églises, propriété publique depuis la Révolution, soient mises, gratuitement et de façon indéfinie, à la disposition du clergé catholique romain, déclaré «occupant sans titre juridique». Je précise «du clergé catholique romain» à cause d’un singulier paradoxe: quand deux prêtres se disputèrent une église, celui qui, fidèle à sa hiérarchie, refusait de se conformer à la loi de 1905, l’emporta sur celui qui voulait l’appliquer, et se déclarait «catholique républicain».

Mais si le libre-exercice du culte catholique fut sauvegardé, l’Église catholique perdit nombre d’avantages que lui aurait donné la loi de 1905. Ainsi des biens évalués à 400 millions de francs or (à une époque où un instituteur gagnait 200 francs par mois) et qui devaient lui revenir malgré l’opposition d’une part de la gauche qui les considérait comme des biens publics, ne lui furent pas attribués. De même, des mesures transitoires prises pour faciliter l’adaptation des Églises au nouveau régime ne purent pas être appliquées au catholicisme. Contrairement à ce qui était prévu, les évêques durent quitter leurs palais épiscopaux, etc.

Les laïques intransigeants se montrèrent alors très contents car certaines de leurs revendications, auxquelles la loi ne faisait pas droit, s’avéraient finalement satisfaites. Le leader radical-socialiste Camille Pelletan déclarait ironiquement que les non possumus du pape ne pouvaient provenir que du «Saint Esprit»! Inversement, le thème de la «spoliation» que des catholiques intransigeants appliquaient initialement à la suppression progressive du salaire du clergé, prit une autre ampleur. Il sembla être une conséquence de la loi, alors qu’il fut une conséquence de son refus. Encore aujourd’hui, on attribue souvent à la loi de 1905 des dispositions qui n’y figurent nullement.

Pourtant, trois ans après le vote de la loi de séparation, celle-ci fonctionnait à peu près pacifiquement, résultat remarquable si l’on songe qu’en 1904, la France se trouvait au bord de la guerre civile. Cet apaisement permis une Union sacrée face à l’Allemagne en 1914. Cependant la mémoire s’est montrée sélective, retenant les aspects conflictuels au détriment des mesures qui ont calmé la situation. L’aspect pacificateur de la laïcité, son but de faciliter le vivre-ensemble, n’a guère été pris en compte dans l’usage social du terme.

 

Les ambiguïtés de l’usage social du terme laïcité

Il l’a été d’autant moins pour deux raisons. Premièrement si l’État fut mis hors champ du conflit, la querelle scolaire continua et devint, jusqu’à un certain point, un conflit substitutif pour ceux qui rêvaient d’en découdre et n’avaient pu le faire. En revanche, l’apaisement s’accentua au niveau de la séparation, grâce à un accord entre le gouvernement français et le Saint Siège en 1924, puis par l’acceptation par l’épiscopat de la laïcité de l’État en 1945, et par l’inscription de la laïcité dans la Constitution de la IVe République l’année suivante, et de la Ve République en 1958.

Avec sa constitutionnalisation, la laïcité devenait explicitement la règle juridique commune du vivre-ensemble. Mais, souvent, l’utilisation sociale du terme fut tendanciellement réduite à ce qui restait conflictuel, comme l’opposition à un subventionnement public d’écoles privées catholiques, formalisé par la loi Debré, en 1959, permettant à ces écoles de passer contrat avec l’État. Diverses associations s’étaient regroupées dans le CNAL (ou Comité National d’Action Laïque) pour mener cette lutte, et le mot laïque a donc gardé socialement une tonalité combattive. Or ce combat fut perdu en 1984 avec l’échec du projet de la gauche de réunifier, de façon souple, l’école publique et les écoles privées sous contrat, dans ce qui était appelé le SPULEN: service public unifié et laïque de l’Éducation nationale.

De plus, seconde raison, si les lois adoptées de 1905 à 1908 ont éloigné les dangers d’une guerre civile, il s’est en fait agi d’une sorte de paix armée. Les deux France ont continué leur face à face en développant deux réseaux associatifs de sociabilité dans le cadre de la société civile. Il a existé en effet un réseau de sociabilité catholique, comportant des patronages, des mouvements de jeunesse, des Ligues de femmes et d’hommes, une presse catholique, le syndicat CFTC,… Il se développa également un réseau de sociabilité laïque avec notamment les Fédérations départementales des Œuvres Laïques (FOL) organisant des activités parascolaires, des Amicales laïques, etc. Et le terme laïque renvoie, là, moins à une régulation politico-juridique qu’à un background culturel qui peut être irénique et areligieux ou bien polémique et antireligieux.

Cependant, avec la fin de l’Empire colonial français, l’avènement d’une société de consommation, les suites du concile de Vatican II, puis de Mai 68, beaucoup d’associations catholiques se sécularisèrent, formant des militants de ce que l’on appelle alors la deuxième gauche.

À partir des années 1980, la loi de 1905, au-delà du récit légendaire qui en a été donné, est mieux connue et certains mouvements laïques, comme la Ligue de l’enseignement, estiment qu’il faut redonner toute son ampleur au mot laïcité. Mais, d’une façon, qui va se révéler peu opportune, un adjectif est souvent ajouté: on parle de laïcité ouverte, voire de laïcité plurielle pour prendre en compte l’accentuation de la diversité culturelle et religieuse de la France, avec notamment la transformation de la présence de l’islam.

Cette religion était jusqu’alors pratiquée, de façon socialement invisible, par des travailleurs immigrés effectuant des aller-retours entre les deux rives de la Méditerranée. La crise pétrolière du milieu des années 1970 induit une crise socio-économique (c’est la fin de ce que l’on appellera, rétrospectivement, les Trente Glorieuses) ainsi qu’un durcissement des lois sur l’immigration. Émerge alors ce que l’on va qualifier d’islam des familles, c’est à dire l’implantation permanente de musulmans, de plus en plus nombreux à être des citoyens français, tout en étant toujours considérés, par leurs pays d’origine, comme citoyens de ces pays, ce qui constitue un des aspects du problème.

 

Le basculement de 1989

Un basculement s’effectue, en 1989, avec l’affaire de Creil, du nom d’une cité située au nord de la région parisienne. Contrairement au règlement intérieur du collège, trois jeunes filles refusent d’enlever, en salle de classe, le foulard qui couvre leurs cheveux. Cet incident disciplinaire prend, à la surprise générale, une ampleur nationale.

En fait, des facteurs structurels jouent. L’année 1989 commence avec une fatwa de l’imam iranien Khomeini condamnant à mort l’écrivain Salman Rushdie, et elle se termine par la chute du Mur de Berlin. L’antagonisme Est-Ouest est remplacé par la peur de l’islam politique. Entre ces deux événements majeurs, la célébration du bicentenaire de la Révolution française remet en honneur le républicanisme, ce qu’on appelle alors l’universalisme abstrait. À partir de l’affaire de Creil en tout cas, la laïcité est surtout invoquée à propos de l’islam, de deux manières différentes,

la première privilégie des obligations de neutralité religieuse;

la seconde se montre attentive à la liberté de conscience.

L’affaire de Creil a, significativement, un aboutissement divergent sur les plans médiatique et juridique. Les médias associent le plus souvent laïcité et interdiction du foulard à l’école. Certaines jeunes filles voilées deviennent presque des stars, dans un double mouvement de fascination et de répulsion. Le Conseil d’État, lui, émet un avis juridique estimant que le port de signes religieux par des élèves n’est pas, en soi, incompatible avec laïcité. Il le devient seulement s’il s’accompagne de refus des programmes et de la discipline scolaire ou de pression à l’égard des élèves qui ne portent pas ces signes. Le cas par cas est privilégié.

Cependant, cette solution ne s’impose pas pour trois raisons. D’abord parce que l’Algérie est en proie, dans les années 1990, à une guerre civile entre l’armée et les islamistes. Si, en Algérie, des atrocités sont commises des deux côtés, la France, elle, subit des attentats terroristes. Ensuite, parce que la solution pragmatique du Conseil d’État ne convient pas à la majorité des professeurs de philosophie, souvent considérés comme l’élite du corps professoral. Enfin, parce qu’en 1994, une circulaire du ministre de l’Éducation nationale François Bayrou tente de contourner l’avis du Conseil d’État. Exclues de leurs établissements, les jeunes filles portant le foulard, aidées par des associations musulmanes militantes (ce qui politise la question), gagnent souvent devant les tribunaux. Elles réintègrent alors leurs classes, triomphantes, créant du désarroi parmi le corps enseignant.

Le tout début du 21e siècle est marqué par les attentats du 11 septembre et, en France, par la présence du leader d’extrême-droite, Jean-Marie le Pen, au second tour de l’élection présidentielle de 2002. C’est dans ce contexte que, l’année suivante, une Commission dite Commission Stasi propose l’interdiction des «signes ostensibles» à l’école publique, ce que (par ailleurs) voulait le Président Chirac. Cette mesure est rendue effective par la loi du 15 mars 2004. Elle se veut une exception dans une liberté (le droit de montrer son identité religieuse) qui reste générale, sauf pour les représentants de l’État.

L’année suivante, Chirac crée la HALDE, ou Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité. La HALDE va soigneusement veiller à ce que l’interdiction des signes soit bien cantonnée aux seuls élèves de l’école publique et ne fasse pas tache d’huile à l’Université, dans l’hôtellerie, etc. Bref, cet organisme défend les principes juridiques de la laïcité, mais cela va déplaire à Nicolas Sarkozy qui dissoudra la HALDE en 2011.

Auparavant, Sarkozy avait impulsé, en octobre 2010, une loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, en fait, le nicab et la burqa. Tous les juristes auditionnés par la Mission parlementaire ont indiqué qu’une telle loi ne pouvait pas se référer au principe de laïcité car, dans l’espace public, celui-ci implique la liberté de conscience. Pourtant, les médias ont souvent fait comme si cette loi concernait la laïcité.

Revenue au pouvoir en 2012, la gauche met en place l’année suivante l’Observatoire de la laïcité qui, malgré les critiques, défendra avec ténacité les principes juridiques de la laïcité, jusqu’à sa non reconduction en juin 2021. Entre temps, la France a participé à la coalition internationale contre Daech et elle est intervenue militairement contre des groupes terroristes dans ses anciennes colonies d’Afrique sub-saharienne. En outre, elle a subi de nombreux attentats, entre autres, mais pas seulement, l’assassinat de l’équipe du journal Charlie Hebdo en janvier 2015, de plus de 130 personnes à Paris en novembre de la même année, de 86 personnes à Nice en 2016 et l’assassinat d’un professeur, Samuel Paty, en octobre 2020.

Suite à ce dernier crime, une loi dite d’abord loi contre le séparatisme (sous-entendu islamiste), et finalement qualifiée de loi «confortant le respect des principes républicains», promulguée en août dernier, instaure un relatif contrôle administratif périodique sur les associations cultuelles, renforce certaines peines de police et, pour les associations loi de 1901, relie l’octroi de subventions publiques à la signature, par l’association concernée, d’une charte de «valeurs républicaines».

 

Laïcité: la chose et le mot

Ce trop rapide panorama socio-historique a voulu montrer qu’en matière de laïcité, la chose et le mot ne coïncident pas forcément. En outre, on peut émettre deux constats qui ne divergent qu’en apparence.

D’une part, en France, y a toujours eu des conceptions politiquement différentes de la laïcité;

et, d’autre part, malgré tout, un tournant s’est progressivement opéré depuis un tiers de siècle.

Reprenons le premier constat: dès la Troisième République, la référence à la laïcité a été effectuée par divers courants, allant de tendances très anticléricales à des tendances nettement plus conciliatrices. Pour les premières, le catholicisme constituait une sorte d’éternel ennemi auquel il fallait s’opposer dans un combat permanent. Les secondes voulaient enlever tout caractère officiel au catholicisme, quitte à ce qu’il soit au bénéfice de la liberté. «Ses foudres doivent être uniquement spirituelles», déclarait l’écrivain Anatole France.

Au bout du compte, les conciliateurs ont pu l’emporter car, malgré tout, les lois qu’ils ont élaborées allaient dans le bon sens aux yeux des anticléricaux notoires; elles étaient seulement insuffisantes. Or ces anticléricaux pensaient que le temps jouait en leur faveur, dans la mesure où ils estimaient représenter le camp du progrès. Point n’était besoin, finalement, de lois contraignantes: ennemi de la liberté, le catholicisme se dissoudrait dans la liberté!

L’application de la loi de 1905 est, en ce sens, très significative: au-delà de leurs désaccords, il y a eu un consensus entre les courants laïques pour prendre les mesures de conciliation nécessaires afin que l’exercice public du culte catholique puisse continuer, malgré les refus successifs de Pie X. Mais, comme je l’ai expliqué, ces refus rendirent la loi moins libérale que prévue et, surtout, ils engendrèrent un récit qui fit croire que les anticléricaux stricts avaient gagné. Si le conflit des deux France fut ramené au niveau des dissentions acceptables en démocratie, malgré tout, jusqu’aux années 1980, la laïcité continua à apparaitre comme l’étendard d’un camp alors même qu’elle était devenue, depuis 1946, le bien commun des Français, la règle constitutionnelle du vivre-ensemble républicain.

Au milieu des années 1980,

d’une part, la querelle scolaire s’était terminée de façon favorable au catholicisme

et, d’autre part, si le catholicisme n’avait pas disparu, la société française s’était sécularisée et l’anticléricalisme apparaissait désuet.

Ces deux aspects avaient, d’ailleurs, partie liée. L’usage social du terme laïcité aurait pu, très progressivement, recouper sa réalité juridique et correspondre à la définition qu’en a donné le Conseil constitutionnel en 2013. Pourtant, dès ce moment-là, certains commencèrent à parler de retour du religieux, lié notamment à la crise du monde communiste, à la radicalisation de la République islamique d’Iran, au développement de la globalisation et la montée de l’inquiétude écologique mettant en crise l’idéologie du progrès. Une nouvelle laïcité (pour reprendre l’expression d’un leader de la droite, François Baroin) se superpose alors peu à peu à celle qui existait jusqu’alors. C’est le second constat.

Cette nouvelle laïcité n’a pas la même historicité. La première s’enracinait dans les conflits politico-religieux issus des guerres de religions et de la Révolution française. La seconde découle, en bonne part, de la colonisation où la République française était également un Empire colonial, ne fonctionnant pas selon les mêmes règles. Ainsi le terme de musulman avait, en Algérie, un sens à la fois religieux et ethnique, désignant des sujets (et non des citoyens) avec un statut personnel et la loi de 1905 ne fut pas appliquée en Algérie.

Ensuite, la nouvelle laïcité ne relève pas de la même géopolitique. Elle n’est plus liée à la résolution du conflit des deux France, mais essentiellement à une situation internationale difficile et aux peurs qu’elle engendre: crainte identitaire face aux flux migratoires, anxiété à l’égard d’un islamisme politique transnational, effroi face aux attentats terroristes. Nous l’avons vu, la référence à d’autres pays existait dans la première laïcité; maintenant, certains partisans de la nouvelle laïcité estiment qu’un modèle anglo-saxon se montre trop accommodant envers les religions et ils cherchent à le faire apparaitre comme un repoussoir.

Troisièmement, les forces politique ne sont plus les mêmes: la référence à la laïcité a constitué, dans le long terme, un élément fondamental de l’identité politique de la gauche puisque, même quand la droite en acceptait l’essentiel, la perpétuation de la querelle scolaire continuait de marquer la laïcité militante à gauche. Après 1989, et surtout après 2004, la droite s’empare du thème de la défense de la laïcité menacée et les débats deviennent transversaux. On peut même parler d’un glissement à droite, voire, depuis que Marine le Pen a succédé à son père, à l’extrême droite.

Enfin, la laïcité historique a combattu le cléricalisme d’une religion majoritaire et dominante qui s’était liée à des régimes politiques réactionnaires ou conservateurs et tentait d’instrumentaliser l’État à son profit. Aujourd’hui, l’enjeu dominant est le refus de ce que l’on appelle le communautarisme, qui engloberait l’individu et nuirait à sa liberté. Pour certains, il s’agit d’un instrument politique de groupes de pressions minoritaires et extrémistes; pour d’autres, là où ce risque existe, il est d’abord le résultat de politiques publiques et d’attitudes induisant de la ghettoïsation sociale et des discriminations.

 

Remarque conclusive

Je l’ai indiqué, dans la France actuelle, les deux laïcités se superposent. Si les modifications du droit ne sont pas négligeables, pour le moment l’essentiel du cadre législatif subsiste et, nous l’avons vu, la laïcité telle que définie par le Conseil constitutionnel s’avère très proche de celle de la loi de 1905 et organise un vivre-ensemble, heureusement la plupart du temps pacifique. Une fois encore, il ne faut pas réduire la chose à l’usage social dominant du mot, confondre la réalité sociale et l’actualité médiatique. Leur rapport est analogue à celui qui existe entre la partie immergée et la face visible d’un iceberg!

L’emploi même du mot laïcité est d’ailleurs plus polyphonique qu’il n’y parait. Grâce à des travaux académiques et à des essais, l’histoire de la laïcité est mieux connue. L’idée que les États sont laïques dès lors qu’ils sont indépendants de la religion et que tous les citoyens sont formellement égaux, quelles que soient leur religion et leur conviction fait, malgré tout, son chemin. Il nous revient, en tant que chercheurs et universitaires de ne pas accepter d’être englués dans les sables mouvants du débat social et d’analyser les diverses conceptions de la laïcité, dans divers pays, en les évaluant à partir des finalités laïques (égale liberté de conscience et refus de toute discrimination pour raisons de religions et de convictions) et des moyens mis en œuvre pour approcher, voire parvenir à ces finalités (la séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses; la neutralité arbitrale de l’État).

 

Deux compléments:

Libre Pensée – « La loi de 1905 n’aura pas lieu » (entretien de Jean Baubérot avec Christophe Bitaud à propos du tome 2 de la trilogie sur la loi de 1905, éditions de la MSH, 2021), France Culture, 10 avril 2022.

«La laïcité a marqué mon existence» (entretien de Jean Baubérot avec Alexis Guérit), Campus protestant, 1er avril 2022.

Illustration: iceberg dans l’océan arctique (photo aWeith, CC BY-SA 4.0).

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