Les paradoxes politiques de la laïcité : 1. Situation de la laïcité - Forum protestant

Les paradoxes politiques de la laïcité : 1. Situation de la laïcité

Dans les lignes qui suivent, je voudrais partir de quelques observations sur la situation contemporaine, puis remonter à Bayle, à l’aube des Lumières, pour remettre la question sur le long terme des sociétés pluralistes, et enfin revenir à Ricœur et à nous aujourd’hui. Mon cap avoué est de repenser ensemble, avec ceux qui sont là, une laïcité élargie, comprise à partir de ses intentions, elles-mêmes mesurées à leurs effets et résultats. Pourquoi parler de laïcité élargie? C’est que la laïcité n’est plus ce qu’elle était, la mondialisation déterminant un besoin inédit d’immunité, de clôture. C’est pourquoi la laïcité est aujourd’hui fragile, comme si notre vieux pacte laïque était sur le point d’être rompu. Et c’est pourquoi il est nécessaire et urgent de repenser ensemble la laïcité dans ce nouveau contexte, et d’installer durablement le pluralisme culturel qui est le nôtre, avec des traditions en état de créativité.

Premier volet de l’article De Bayle à Ricœur: les paradoxes politiques de la laïcité, ouvrant le dossier Protestantisme et laïcité: une histoire à reprendre du n°2020/4 de Foi&Vie. Voir les deuxième et troisième volets de l’article sur notre site.

 

 

 

Rassemblant un certain nombre de remarques pour moi déjà anciennes, je voudrais partir du sentiment d’une fragilité de la laïcité (1), et que cette insécurité réside déjà dans la polysémie du mot, qu’il faut d’abord comprendre par rapport à la condition pluraliste et sécularisée de nos sociétés, mais dont le sens est bouleversé, sinon même inversé, par la mondialisation.

 

La condition pluraliste

Car la laïcité est équivoque, et chacun peut lui donner le sens qu’il lui préfère. Il faudrait donc ouvrir le débat à l’amplitude entière des significations possibles du terme, même s’il faut dans le même temps donner une certaine régulation à l’espace de ce débat. C’est pourquoi, avant d’entrer en matière, il est bon de placer nos voix comme ne prétendant pas maîtriser complètement la question mais faire cercle autour d’elle.

Loin que l’on puisse s’appuyer sur des Lumières absolues, que ce soit celles de la foi ou de la raison, l’idée est qu’on est tous dans une certaine obscurité, tous un peu égarés.

Or ce geste même, dans sa pragmatique, donne à penser sur ce dont il s’agit. La laïcité est le nom donné, depuis un peu plus d’un siècle, à la cohabitation dans le même espace de plusieurs traditions, appartenances, etc. Elle tient à la prise en compte, dans les présupposés de notre constitution politique comme dans la radicalité de nos convictions, de la condition pluraliste des sociétés modernes. Une société pluraliste, c’est d’abord une société qui est sortie des guerres de religion. Non pas sortie par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin. Lorsque Pierre Bayle parle des droits de la conscience, il ne parle pas d’une conscience libre et bardée de droits, il parle des consciences errantes, égarées, des consciences qui sont dans l’erreur, et dont il dit que leurs droits sont pourtant là même encore les droits mêmes de Dieu. Loin que l’on puisse s’appuyer sur des Lumières absolues, que ce soit celles de la foi ou de la raison, l’idée est qu’on est tous dans une certaine obscurité, tous un peu égarés.

Pour cela, il a fallu renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu, nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux, nous serions réconciliés.

Une société pluraliste est donc une société qui a accepté, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne se présente pas de manière unifiée. Pour reprendre une analogie déjà pratiquée par Kant dans La religion dans les limites de la simple raison, il en est des religions comme des langues: il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et il n’y a pas d’esperanto de la religion. Or ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n’est pas seulement un fait: avec la laïcité, il devient une valeur. Pour cela, il a fallu renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu, nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux, nous serions réconciliés.

Un tel renoncement, tant de la part de chacune des religions que de la part des diverses formes d’anti-religion, a été difficilement obtenu, au travers de conflits dont on a peu à peu découvert qu’ils étaient insolubles. Il a fallu pour cela sortir de la puérilité de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité. Pour le dire autrement, en acceptant le caractère indépassable du conflit, la laïcité a défini un principe d’équité entre les confessions religieuses (au sens large, tout ce qui implique un sacré, pour quoi on peut mourir et tuer), qui consiste à ce qu’elles renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique, à la prétention chacune à être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. C’est ici le pilier constitutionnel de la laïcité: la rigoureuse neutralité de l’État en matière religieuse.

Mais ce qui fait la solidité de la structure laïque, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte, pour reprendre l’image du Panthéon à Rome, construite autour d’un vide central : c’est donc le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des traditions, des confessions, mais qui s’entre-empêchent mutuellement de tomber. Si ces confessions étaient sans force, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et c’est peut-être justement ce qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui, la fragilité de la modernité.

 

L’écart entre laïcité et sécularisation

La laïcité se donne au départ comme un principe très simple, qui affirme la liberté égale de conscience et la coexistence pacifique des cultes. Mais pour cela, et c’est tout autant au principe de la laïcité, elle demande la neutralité de l’État et exige de chacune des religions qu’elle renonce à imposer au Législateur sa morale ou ses mœurs – cette séparation de la morale et du droit, d’ailleurs contemporaine de l’invention du mariage laïc, de la possibilité légale de se marier en dehors de sa communauté, est tout à fait fondamentale. Pour faire court, je dirai que la première orientation est radicalement démocratique, et que la seconde orientation est fondamentalement républicaine. Il me semble que les positions autour de la question de la laïcité s’échelonnent autour de cette polarité – y compris parmi les positions protestantes que nous avons entendues et écoutées avec plaisir tout au long de ce trimestre de cours public (2).

La laïcité est donc fragile parce qu’elle est d’emblée elle-même non pas un principe simple mais une équation, la perpétuelle invention d’un compromis qui installe durablement une ambiguïté de lecture, un conflit des interprétations soutenables. On peut dire que c’est précisément cette tension et cette ambiguïté qui a fait le génie de la laïcité, dont les réalisations historiques ont été des compromis délicats qui ont fait avancer tous les protagonistes.

Je voudrais insister sur le fait que dans son principe républicain qui exige de laisser la religion au vestiaire pour entrer dans l’espace public, la laïcité s’est adossée à une sécularisation presque indolore et involontaire, une sorte de démocratisation interne des religions, laissant faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances. C’est ici l’un des grands apports de Charles Taylor au débat français, que de nous rappeler cet autre versant, sans lequel le premier aurait été impossible. Ce qui a joué ici, c’est le pluralisme effectif plus que la neutralité officielle, et c’est l’autonomisation mutuelle des sphères de vie les unes par rapport aux autres.

Cette liberté individuelle de sortir, d’abjurer, de rompre est l’envers du droit d’entrer, d’adhérer, de se convertir librement – si mal vu par les religions traditionnelles.

Ce processus a été porté par l’idée que la croyance religieuse n’est au fond qu’un choix individuel, aujourd’hui on dira même simplement une option. Au départ, c’est pourtant une idée héroïque, elle-même d’origine religieuse, et notamment protestante et plus particulièrement puritaine, au sens radical de ce mot : c’est l’idée que l’on peut quitter son Église – à l’époque de Calvin, quitter l’Église, c’est sortir du monde, risquer l’abîme. Pour Calvin, il n’y a pas d’autre épreuve que cette exigence de sincérité, «devant Dieu», par laquelle il appelle ceux qui sont convaincus par les idées luthériennes de la renaissance évangélique de faire ce qu’ils disent et de vivre comme ils pensent, et de ne pas masquer leur foi – voir son Excuse à Messieurs les Nicodémites. Ce thème de la sincérité a lui aussi beaucoup été mis en avant par Charles Taylor, comme un aspect essentiel du sujet moderne.

Ce droit de dissidence, ce droit de partir a particulièrement été déployé par John Milton, le poète et chantre de la Révolution anglaise, toujours sous-estimée en France où l’on mesure mal son importance dans l’histoire des idées politiques, mais aussi dans la sociologie religieuse qui va générer les nouveaux mondes. Les colonies seront souvent peuplées de ces dissidents qui presque toujours font appel à une tolérance religieuse totale. Cette liberté individuelle de sortir, d’abjurer, de rompre est l’envers du droit d’entrer, d’adhérer, de se convertir librement – si mal vu par les religions traditionnelles.

On peut encore tirer une dernière ligne de la sécularisation, c’est la manière dont certains concepts apparaissent à l’analyse ou à la déconstruction comme des résidus de métaphores chrétiennes. Ce qui a été remarqué, par Derrida par exemple, à propos du pardon ou du repentir, pratiqués non seulement par l’Église mais par de nombreux États, pourrait l’être de bien des choses. Par exemple la conception d’un monde intelligible, transparent à la pensée, parce que créé par un Dieu transcendant, extérieur au monde. Ou bien l’idée de progrès par laquelle se sécularise le grand récit de l’histoire du salut. Ou bien l’idée de souveraineté, où l’on voit Carl Schmitt déplacer un concept théologique pour l’attribuer au Reich politique. Ou bien encore la manière dont une exigence de charité non ostentatoire se sécularise dans des institutions anonymes de solidarité, de sécurité sociale, etc. Le fait même enfin de n’avoir pas d’interdit vestimentaire ou alimentaire, de pouvoir manger ou boire de tout, n’est-il pas le cœur du projet paulinien ? Le projet d’une mondialisation où enfin il n’y aurait plus «ni Juif ni Grec» serait-il encore un projet occidental, sinon même un projet chrétien? C’est bien ce que les musulmans et d’autres lui reprochent aujourd’hui, et ce que revendiquait il y aura bientôt cinquante ans Harvey Cox dans La cité séculière.

 

Histoires croisées de la laïcisation et de la sécularisation

Il serait donc utile, pour comprendre où l’on en est, de retracer à grands traits l’histoire de ce paradoxe ou de ce compromis, de façon à mesurer les déplacements de problématiques et peut-être les malentendus. Si l’on examine les exemples historiques de laïcisations et de sécularisations, d’ailleurs assez différents selon que ces processus se sont fait jour dans des sociétés plutôt catholiques ou plutôt protestantes, plutôt nordiques ou plutôt latines, on constate qu’elles sont aussi disparates que l’ont été les Lumières, l’Aufklärung ou l’Enlightenment, mais aussi les divers romantismes, nationalismes, etc. Et que ce disparate tient à la différence de traitement de la pluralité religieuse, mais aussi du droit de quitter une religion ou de se convertir.

Dans le cas français, la laïcité est fragile pour un motif encore un peu différent, c’est qu’elle est un pays catholique qui s’ignore.

Quand on considère un pays comme la Turquie, on voit me semble-t-il qu’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcisation républicaine si on ne laisse pas faire une certaine sécularisation, subjectivisation et libéralisation religieuse (3). La laïcité y a été peut-être d’autant plus affichée qu’elle était très incertaine dans une société (qui se représente comme) mono-religieuse – il faut savoir que la laïcité turque incarcère les citoyens dans une identité religieuse, voit d’un très mauvais œil les conversions, et que les droits civils des minorités ne sont souvent pas complets. Plus grave peut-être, la confession sunnite majoritaire a été longtemps réduite au rôle d’une sorte d’appareil idéologique d’État. Mais cet appareil peut toujours lui échapper, car on n’instrumentalise pas la religion sans risque. En ce sens, j’avais compris, dans les trente dernières années, les revendications des confréries musulmanes comme un progrès dans la sécularisation. J’irai même plus loin : nous aurions eu besoin d’un islam politique démocratique, un peu comme on a eu, en France, en Italie, en Allemagne, une Démocratie chrétienne: un islam qui accepte de n’être qu’une force parmi d’autres, capable de composer avec d’autres et de construire des compromis de gouvernement. C’est cette expérience qui semble avoir hélas mal tourné en Turquie, mais je ne pense pas que ce soit une fatalité, plusieurs éléments du contexte n’y ont pas été favorables, et c’est aussi la forme autoritaire de la société turque qui a été plus lourde que les velléités d’un islam démocratique.

Dans le cas français, la laïcité est fragile pour un motif encore un peu différent, c’est qu’elle est un pays catholique qui s’ignore. Il faut probablement être juif, musulman ou protestant, ou simplement un peu étranger d’une façon ou d’une autre, pour le sentir ; non pas forcément comme une oppression, mais comme une curiosité, une perpétuelle surprise. La France est un pays catholique, bien plus par son anti-catholicisme que par son catholicisme réel, qui est plus vivant et subtil. La société française, les mentalités françaises, ont épousé en creux la forme de cette substance dont elles se sont vidées, qu’elles ont caricaturée et refoulée dans l’immémorial. Je ne parle pas des messes officielles auxquelles le pays entier communie à l’occasion des malheurs nationaux. Je parle ici de cette France profonde dont le catholicisme est le cher vieil ennemi, l’adversaire intime qui toujours éclipse tout autre. C’est toujours dangereux quand un pacte, ou même un différend, prétend faire taire les autres, comme s’il était le seul. Les protestants ainsi sont toujours à côté de la plaque : jadis parce qu’ils n’étaient pas catholiques, et aujourd’hui parce qu’ils sont chrétiens.

Les premiers qui aient une véritable capacité critique à l’égard de cet anti-catholicisme ultra-catholique, ce sont les catholiques eux-mêmes, je veux dire ceux dont la foi est assez vivante et crédible pour ne pas se laisser figer, refouler et muséifier dans une culture morte.

Ainsi la République jacobine a pris la forme moniste de la société de cour, et communie dans l’unité indivisible du corps politique – on a simplement remplacé le mythe de l’unification nationale sous un seul culte par celui de l’unification sous l’idée qu’il n’y a pas de Dieu, sans voir que c’est cette unanimité même qui est à la fois religieuse et puérile! Je parle aussi de la forme prise en France par le libertinage: un petit grain d’immoralité se porte à la boutonnière, et l’on considère comme délicieux l’art de transgresser les lois, sans les abîmer ni les modifier. On le fait d’autant plus tranquillement que l’on aime au fond la Loi, que l’on veut des normes républicaines fortes. Il faut à nos libertins de salons un État fort ou un Père tutélaire, qui rappelle la norme, quitte à ce que les pratiques réelles méandrent bien loin de tout cela.

Pire: il existe en France, même si très marginalement et inconscient de lui-même, un post-catholicisme antidémocratique, d’autant plus fanatique souvent que résolument athée, et dont l’une des meilleures figures historiques est celle de Charles Maurras. Aujourd’hui, les athées de ce catholicisme intégriste se recrutent bien autant chez des ultra-révolutionnaires de type maoïste, vitupérant la démocratie et son mol humanisme. Certes ce post-catholicisme anti-moderne est marginal, mais il arrive qu’il donne le ton – or j’en fais ici la remarque: les premiers qui aient une véritable capacité critique à l’égard de cet anti-catholicisme ultra-catholique, ce sont les catholiques eux-mêmes, je veux dire ceux dont la foi est assez vivante et crédible pour ne pas se laisser figer, refouler et muséifier dans une culture morte.

Je crains cependant qu’on ne soit jamais plus fanatique que pour une religion à laquelle on ne croit plus du tout, et c’est peut-être le moteur psychique même du fanatisme.

À l’abri d’une laïcité qui pourrait n’être bientôt plus que de façade, on rencontre donc de plus en plus des religions purement identitaires, intégristes, ou réduites à des bouts de religion sécularisés mais dépourvus de toute foi et de toute inquiétude théologique. Alors les Français devront être catholiques, les Turcs sunnites, les Américains protestants, car ce serait le fond presque inconscient de leur culture, et ils en auraient besoin comme on a besoin d’un système immunitaire. Le dessinateur Joann Sfar l’avouait ingénument : nous ne croyons plus à nos religions, mais chacun estime que la sienne est au fond quand même la meilleure ! Je crains cependant qu’on ne soit jamais plus fanatique que pour une religion à laquelle on ne croit plus du tout, et c’est peut-être le moteur psychique même du fanatisme.

Mais l’autre versant existe aussi, et nous sommes un peu partout désormais pris en cisaille entre Charybde et Scylla. Dans un contexte de sécularisation, les religions se détachent peu à peu de leur culture : elles se déterritorialisent et deviennent l’objet de décisions subjectives qui rompent avec toute tradition, et se retrouvent incultes de leur propre tradition religieuse. Le danger n’est plus ici la rupture de la culture avec la foi, mais la rupture de la foi avec la culture, qui donne un fondamentalisme sans racine, celui des born again, et c’est ici le risque inverse de fanatisme, celui qui frappe aisément ceux qui ont une foi parfaitement ignorante et inculte, sans religion, sans tradition, sans canaux de transmission, sans épaisseur d’humanité langagière, sans capacité critique.

 

Les mutations de la mondialisation, et l’inversion des signes

Les embardées religieuses que je viens de pointer me semblent significatives du fait que la mondialisation est passée par là, accélérant les échanges d’idées, d’images, et les déplacements de populations. Sous la pression du libre-échange, le monde n’a cessé de se décloisonner, et la France État-Nation est désormais aussi une société d’immigration, et aussi un pays musulman, où il y a peut-être plus de musulmans pratiquants et vraiment croyants que dans nombre de terres d’islam traditionnel. Cependant la mondialisation se marque aussi par un formidable recloisonnement, et de nombreuses frontières nouvelles sont apparues, accompagnant le besoin d’identité, d’immunité, de sécurité et de communautés closes, suscité par la généralisation même des échanges – et le besoin d’avoir de l’inéchangeable à proportion même que tout s’échange.

À l’uniformisation technique répond ainsi la balkanisation ethnique. Au besoin d’échanger avec d’autres que soi répond le besoin d’avoir un soi. Et, comme Lévi-Strauss le remarquait dès le début des années 1950, nous devons penser désormais autant la clôture que l’ouverture : on ne combat pas le racisme et la xénophobie par une exigence supérieure d’ouverture, mais en jouant sur les registres : un peu plus de clôture économique peut-être permettrait un peu plus d’ouverture politique ou culturelle, car on ne peut pas être ouvert à tous égards. C’est justement le blocage qui nous menace que cette obligation d’être in ou out, dedans ou dehors, entièrement fermés ou entièrement ouverts, obligation qu’il nous faut doucement desserrer en dialectisant les concepts, en faisant jouer les articulations du problème.

Il en est de même pour la question de l’identité, qui n’a de sens qu’en regard de l’altérité, ou de l’urbanité, mais qui doit elle-même être dialectisée entre d’un côté une identité projet, une identité émancipation, une identité ouverte, parfois même une identité interrogative, et de l’autre une identité racine, une identité attachement, une identité liée en quelque sorte, et non choisie, mais une identité venant « de mille enfances », comme dit Bachelard, une identité feuilletée (4).

L’urbanité elle-même demande à être dialectisée de la même façon. Car la ville, jadis, était cet espace de liberté où l’on pouvait se détacher des obligations communautaires, comme l’a montré l’École de Chicago et comme le racontait déjà Georges Simmel dans son beau texte sur l’étranger: on allait vers la ville avec le bonheur de se perdre dans la grande et joyeuse liberté anonyme. Mais il semble maintenant que la hantise d’être sans qualité et interchangeable nous fait fuir l’anonymat et demander à nos villes davantage de familiarité, de personnalisation des liens, de proximité. Nous sommes ainsi au temps des gated communities, y compris dans la France des municipalités, bien plus communautariste de fait qu’elle ne le croit. Et les individus solitaires recherchent leur tribu, leur village, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. Entre le melting-pot de la cité séculière que décrivait jadis Harvey Cox et les nouvelles gated communities des villes post-modernes, on mesure bien l’inversion du paradigme, ou du moins sa complication – car les deux processus sont sans doute entrelacés, comme un double besoin d’émancipation et d’attachement.

«C’est impossible, Monsieur le Pasteur, c’est un clérical: il va au culte.»

Enfin cette inversion de signe a affecté l’idée même de laïcité. En 1905, en France, l’idée de République représentait les forces de l’ouverture et du progrès, et la tradition néo-kantienne jusque chez Auguste Sabatier, puis chez Bergson, opposait les religions closes aux religions ouvertes, les religions de l’autorité aux religions de l’esprit. C’est ce qui inspirait les penseurs de la loi de 1905: le fleuve de la civilisation conduisait vers des religions sorties de l’enfance et de l’imaginaire pénal des punitions et des récompenses, vers des religions purement libérales et spirituelles. Les ritualismes superstitieux allaient disparaître en faveur de la vraie liberté de pensée, de partager ses pensées sans entrave – car pour Kant il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de communiquer publiquement ses pensées :

«On dit que la liberté de parler ou d’écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?» (5).

En 1920, le conseil presbytéral de Crest dans la Drôme pouvait refuser à son jeune pasteur la nomination d’un nouveau conseiller, pourtant notable et bien sous tous rapports: «C’est impossible, Monsieur le Pasteur, c’est un clérical: il va au culte». Et le jeune pasteur Boegner réalise alors qu’aucun des membres du conseil ne vient jamais au temple. On mesure la différence avec notre époque! Cent ans plus tard, c’est la part la plus libre et souvent la plus civile des religions qui s’est évaporée ; et il reste au contraire les obligations rituelles, les interdits alimentaires ou vestimentaires, les réflexes identitaires ou intégristes, bref tout ce qui devait disparaître. C’est là hélas le noyau dur de ce que Régis Debray appelle le fait religieux.

On s’aperçoit que ce régime de séparation des Églises et de l’État, qui nous semblait pourtant si conforme à la fois à la modernité démocratique et au message évangélique, favorise malgré nous ce que nos religions comportent de plus crispé, de plus insomniaque, prêt à fuir hors du monde commun devenu trop lourd à porter.

La laïcité n’est donc plus ce qu’elle était. La séparation des Églises et de l’État en France répondait à un besoin de séparer des sphères foncièrement différentes, que l’histoire avait bien trop emmêlées. Au début, ce fut une libération mutuelle, et les Églises émancipées ont poursuivi leur œuvre en s’appuyant sur la puissance sociologique de l’élan acquis, vaquant libres à toutes sortes d’actions bénévoles. On peut dire que la qualité évangélique des Églises en a été améliorée. À la longue cependant, l’élan s’est dissipé: les bénévoles se sont fatigués de ne pas voir la relève, le tissu des corps intermédiaires s’est défait, et il n’est resté que des militants, de plus en plus mobilisés, des croyants, des fidèles agrippés à leur compétition pieuse, ou des nouveaux convertis par choix purement individuel. On s’aperçoit que ce régime de séparation des Églises et de l’État, qui nous semblait pourtant si conforme à la fois à la modernité démocratique et au message évangélique, favorise malgré nous ce que nos religions comportent de plus crispé, de plus insomniaque, prêt à fuir hors du monde commun devenu trop lourd à porter. Et la neutralité de l’État, en excluant les humanités bibliques du socle scolaire et même universitaire, a fini par générer une inculture incroyable à l’égard de pans entiers de nos arts, de notre littérature, et simplement de notre histoire (6).

 

Lire la suite : ‘Les paradoxes politiques de la laïcité: 2.La déconstruction selon Bayle’.

Illustration : début de la loi du 9 décembre 1905 en première page du Journal officiel du lundi 11 décembre 1905.

(1) ‘Repenser la laïcité à partir de sa fragilité’, in L’irrationnel, menace ou nécessité, 10e Forum Le Monde Le Mans, Le Seuil, 1999.

(2) La conférence ayant servi de base à ce texte a été donnée en clôture du cours public de l’IPT Montpellier le 19 décembre 2019.

(3) J’ai écrit quelques textes sur ce sujet: ‘Que veut dire la laïcité’, in CEMOTI (Cahiers d’étude sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien) n°10, 1990, CERI; ‘La condition laïque. Réflexions sur la laïcité en Turquie et en France’, in CEMOTI n°19 (mai-juin), 1995, CERI; ‘De la laïcité et de l’Islam en Turquie, institution ou instrumentalisation?’ in La Turquie et l’Europe, une coopération tumultueuse, L’Harmattan, 1999, pp.139-146.

(4) ‘Laïcité, sécularité, urbanité’, in Charles Taylor, Religion et sécularisation, sous la direction de Sylvie Taussig, CNRS Philosophie, février 2014, pp.51-72.

(5) Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, 1786; Vrin, 1959, p.86.

(6) Voir encore ce dernier texte où je développe ces questions: ‘Sociétés closes, sociétés ouvertes, le problème de la démocratie’, in Turquie, Europe, le retour des nationalismes, L’Harmattan, 2010, pp.33-50.

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