La mission inversée ? (1): prêtres catholiques africains en France - Forum protestant

La mission inversée ? (1): prêtres catholiques africains en France

«Chemin de croix» ou occasion de «ramener» le christianisme en France ? La sociologue Corinne Valasik mène une enquête sur les parcours et expériences des nombreux prêtres catholiques africains prêtés par leurs diocèses à des diocèses français pour pallier «la diminution du nombre de vocations en France». Une première réponse à la question posée par ce Jeudi du Défap: La mission inversée, Peut-on véritablement parler de mission du Sud vers le Nord ?

Voir la présentation de ce Jeudi du Défap du 4 avril 2024 sur le site du Défap et visionner la conférence.

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Jean-Pierre Anzala: Bienvenue à tous aux Jeudis du Défap, anciennement Jeudis de la mission. Une évolution de nom pour dire que le Défap se présente comme un lieu identifié de la réflexion missiologique contemporaine, visant à la diffusion des dernières recherches et idées de la missiologie. Nous nous donnons aussi pour objectif de croiser les regards et les lectures théologiques du Sud et du Nord, d’ouvrir un espace pour faire entendre la voix des jeunes chercheurs boursiers du Défap.

Notre première rencontre ce soir est intitulée La mission inversée, Peut-on véritablement parler de mission du Sud vers le Nord ?. Pour y répondre, nous avons invité Corinne Valasik, maîtresse de conférence en sociologie à l’Institut catholique de Paris et membre du GSRL, dont les travaux portent actuellement sur les migrations religieuses et notamment le cas spécifique des prêtres africains en France. Il s’agira de comprendre comment ces prêtres analysent leur trajectoire et comment celle-ci est perçue par les catholiques de France. Ces croisements permettront de faire émerger les enjeux de réflexion qui dépassent ce cadre particulier. Nous avons aussi invité Adrien Franck Mougoué, qui est doctorant en histoire des religions, (département d’histoire de l’Université de Douala au Cameroun, en séjour d’études à l’Institut Protestant de Théologie-Faculté de Montpellier) dans le cadre d’une bourse de recherche du Défap. Ses travaux portent sur l’implantation en Europe (France, Suisse et Belgique) des communautés chrétiennes issues de l’immigration, plus précisément de l’Église presbytérienne camerounaise (EPC) de 1989 à 2018. À travers les activités évangélisatrices de ces communautés et le discours théologique qui les accompagne, il analyse comment le presbytérianisme camerounais a essaimé en francophonie.

Merci donc à vous deux. Dans le protestantisme, le catholicisme, ces phénomènes peuvent-ils être vus comme un mouvement missionnaire inversé des anciens pays de la mission vers la France, devenue terre de mission ? Les missionnés sont-ils devenus des missionnaires en France au 21e siècle ? Corinne Valasik va commencer et nous dire si les prêtres catholiques venus d’ailleurs constituent un corps missionnaire organisé aujourd’hui en France ?

 

«Autre chose est en train de se mettre en place»

Corinne Valasik: Merci beaucoup pour cette invitation aux Jeudis du Défap. Je vais essayer de répondre à la question que vous avez extrêmement bien posée à partir d’une enquête sociologique que je suis en train de finaliser (puisque je suis sociologue du catholicisme) et dont je vais exposer certains points.

Je me suis intéressée aux prêtres africains qui viennent en France pour essayer de comprendre comment ils sont venus, leur vision du catholicisme français et de la France. Je voulais voir les effets de transformation pour eux, c’est-à-dire en quoi le fait d’être présents modifie ou non leur identité à travers un éventuel processus identitaire. Et aussi essayer de voir comment cela pouvait modifier leur environnement, c’est-à-dire les personnes autour d’eux, la paroisse, les fidèles et éventuellement aussi les prêtres français présents. Plus généralement, il s’agissait de retravailler la question du rôle des religions en migration, qui me semble un élément extrêmement important et pourtant pas toujours travaillé en France où on parle des migrations en général mais pas forcément de la dimension religieuse. L’autre aspect important est la cohabitation des différentes mémoires sur un territoire particulier.

Mon travail a consisté en de très nombreux entretiens autour de prêtres africains présents en France. Ce sont des entretiens qui sont anonymisés, enregistrés, retranscrits totalement, qui durent de 2 à 4 heures, qui sont parfois repris plusieurs fois avec les mêmes personnes. J’ai vu des prêtres et religieux africains, j’ai également rencontré des religieuses venant d’Afrique pour pouvoir contraster un peu ce regard et essayer de voir leur manière de concevoir ces situations. J’ai évidemment vu des prêtres français, des fidèles français et des fidèles d’ascendance migratoire africaine, des évêques français et des évêques africains.

C’est un sujet qui est de plus en plus traité dans la presse, en tout cas en France où cela devient une réalité un peu plus connue. Il s’agit normalement d’une situation temporaire puisque ces prêtres ne sont censés venir en théorie que pour un temps de 7 ans maximum. Il y a cette idée qu’ils viennent pour un temps et qu’ensuite, le catholicisme redeviendra comme les Français ont pu le connaître préalablement. Or on se rend compte que depuis quelques années, autre chose est en train de se mettre en place avec la diminution statistique du nombre de prêtres en France, notamment via la diminution du nombre de vocations en France qui s’est accentuée en quelques années. Sur le territoire français, il y a environ 5000 prêtres au plus qui sont actifs dont une partie d’entre eux ont plus de 65 ans. Même si l’âge médian diminue, la pyramide des âges est vieillissante et le taux de renouvellement ne permettra pas de conserver ce nombre de prêtres. On met beaucoup à l’honneur actuellement l’augmentation du nombre de jeunes dans les séminaires, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils iront jusqu’au bout de leurs études ou deviendront prêtres. De même, l’augmentation du nombre des catécumènes ne veut pas forcément dire que ces catécumènes vont ensuite éventuellement devenir diacres pour suppléer partiellement aux prêtres (même s’il y a une augmentation des diacres).

 

«On n’est pas dans une répartition selon les véritables besoins»

L’Église de France a fonctionné d’une manière particulière depuis quelques années en s’appuyant sur l’encyclique Fidei donum (Don de la foi). Mais il y a eu un retournement paradoxal car cette encyclique du pape Pie XII en 1957 avait pour objectif au départ de soutenir les Églises d’Afrique et d’Amérique latine. Le but était que des missionnaires, des prêtres, des religieux d’Europe partent dans ces pays pour les soutenir. Depuis les années 1980 et 1990, un mouvement inverse est en train de s’opérer puisque certains évêques en France (car cela se passe par diocèse et n’est pas organisé de de façon centralisée) font appel à des évêques ou des diocèses à l’étranger avec lesquels ils ont des liens préalables et leur demandent de faire venir des prêtres. On voit donc peu à peu une augmentation du nombre de ces prêtres étrangers qui viennent à 80% d’Afrique. La première possibilité, ce sont ceux qu’on appelle les prêtres Fidei donum et qui restent attachés à leur diocèse d’origine. Ils dépendent de leur évêque, dans leur pays, mais sont envoyés pour une durée maximale de 7 ans (pas plus longtemps normalement) dans le diocèse français avec lequel il y a un partenariat. La deuxième possibilité, ce sont ceux qu’on appelle les prêtres étudiants, une terminologie que certains considèrent comme dévalorisante puisque cela les fait retomber dans un statut préalable d’étudiant. D’autres prêtres peuvent venir avec le statut de religieux ou encore durant les vacances d’été pour remplacer des prêtres français. Ce qui se fait moins à l’inverse, ce sont les prêtres français qui viendraient remplacer des prêtres d’Afrique (j’emploie le terme Afrique et non les Afrique, ce qui serait à expliciter par ailleurs).

D’où viennent ces prêtres ? Essentiellement du Congo-Kinshasa, du Burkina Faso, de Madagascar, du Cameroun, de la Côte d’Ivoire, du Bénin, du Congo-Brazaville, du Togo, du Sénégal, du Burundi, du Rwanda … Sans grande surprise, ils viennent surtout de pays francophones. Environ 20% de prêtres ne viennent pas d’Afrique mais essentiellement d’Asie (Inde et Vietnam), le reste d’Amérique du Sud. Il y a encore des prêtres qui viennent d’Europe (Pologne et Italie) mais il n’y a pas tellement de chiffres puisqu’ils n’ont pas besoin de visa pour venir. L’organisation se fait diocèse par diocèse et au sein même des diocèses, tout n’est pas toujours clair pour savoir qui vient, combien ils sont et où.

Lorsqu’ils viennent, ce sont généralement leurs évêques qui leur ont proposé de venir et l’arrivée en France est vue pour une grande partie des prêtres que j’ai pu rencontrer (et aussi pour certains membres de leurs familles avec qui j’ai pu avoir des entretiens) de façon positive, comme une sorte d’ascension migratoire. Il est valorisant d’être choisi, sélectionné, distingué par l’évêque pour venir en France. Ils viennent donc pour être soit en Fidei donum (c’est-à-dire en paroisse), soit pour poursuivre des études. Dans ce dernier cas, c’est souvent parce que l’évêque a en tête pour eux (qu’il le leur dise ou pas) un projet de poste dirigeant à leur retour. L’évêque étranger va alors décider avec l’évêque français des études suivies sans forcément demander préalablement quel type d’études semblerait le plus pertinent pour la paroisse où est le prêtre ou le diocèse dans lequel il est présent.

On fait venir des prêtres de l’étranger pour suppléer au manque de prêtres français mais on n’est pas dans une répartition selon les véritables besoins, on les place là où il y a la possibilité de les accueillir d’un point de vue financier (qui est important). Ce ne sont pas eux qui décident forcément de venir et ce sont les accords entre diocèses qui structurent leur venue. D’où des conditions d’accueil différentes: certains diocèses vont savoir les accueillir, avec de l’accompagnement, d’autres moins.

 

«Pourquoi suis-je ici ?»

Même si on les a prévenus et qu’ils ont de la famille en France qui leur a dit que la France était un pays sécularisé où la pratique n’était pas du tout la même, il n’empêche qu’il y a toujours un choc culturel quand ils arrivent. Toute population en expatriation vit ce choc culturel, ce n’est pas le fait de ce groupe particulier. La différence ici est que ce choc n’est pas seulement culturel mais statutaire avec une situation qui est vécue comme dévalorisée. Autant le prêtre peut être vu pour la plupart d’entre eux dans leur pays comme un notable ou un futur notable, une personne importante à qui les gens vont aller demander des conseils, qui a un rôle assez important voire structurant … autant ils se rendent compte en France combien le statut de prêtre est peu valorisé. Avec même, suivant les endroits où ils vont aller, une logique d’invisibilisation de leur statut: s’ils ne sortent pas de leur presbytère, s’ils ne vont pas à la rencontre des fidèles, il se peut qu’ils passent des journées quasiment entières sans rencontrer qui que ce soit… En dehors même du choc culturel, il leur faut comprendre comment on organise les relations sociales en France, comment on se situe dans l’espace avec la question toute simple: pourquoi suis-je ici ? Car assez rapidement, tous me disent qu’ils s’interrogent sur le sens de leur venue. Ils s’interrogent sur des registres émotionnel, narratif, théologique et psychologique pour essayer de retrouver un ensemble de réponses à travers ces différents répertoires dont ils disposent.

Pour essayer de trouver des réponses à ce qu’ils vivent, ils vont dans un premier temps s’appuyer sur d’autres collègues qui vivent les mêmes situations car ils sont aussi dans ces logiques migratoires. Ils vont très peu s’en ouvrir à leurs familles. C’est ce qu’on retrouve dans les logiques classiques de migration classique où on ne dit jamais tout à sa famille. Être très en lien avec leurs collègues, échanger un certain nombres d’éléments avec eux et s’appuyer sur eux va leur permettre de commencer à entrer dans leur statut en France et de travailler leur identité individuelle. Cette identité, transformée par leur venue en France, est de plus en plus transnationale, c’est-à-dire à la fois appuyée sur leur pays d’origine (incarné ici par les collègues en France ou au pays) et en train de se travailler en France. Ces superpositions entre l’identité transnationale et l’identité en train de se retravailler sont d’autant plus fréquentes qu’elles sont portées par les outils numériques (Internet mais surtout par des réseaux de type WhatsApp) permettant d’avoir un lien relativement constant avec l’ailleurs, l’autre pays. Il y a un processus identitaire qui bouge tout en étant en lien avec différents espaces territoriaux, et donc une intégration différentielle.

L’organisation de leur pratique religieuse est un autre élément important. Ils pensent qu’ils parlent la même langue que les Français mais très régulièrement, des paroissiens et paroissiennes plutôt âgés vont faire des commentaires sur leur accent. Ce qui est révélateur de la manière dont on conçoit la migration en France car on n’est pas si habitué à ce qu’il y ait une pluralité dans la manière de s’exprimer en français: le français ne peut être dit, entendu que d’une certaine façon. Alors qu’il y a bien longtemps que les Britanniques ont fait leur deuil de l’idée que tout le monde parlait le même anglais qu’eux, on est en France dans une espèce d’imaginaire où il n’y aurait qu’un français et que la francophonie correspondrait au français de France. Grâce à cette population de prêtres étrangers, il y a une diffusion de ce français venu d’ailleurs, travaillé, par exemple sénégalisé, avec d’autres expressions, d’autres imaginaires qui amènent à des effets de déplacement pour les fidèles français (s’ils jouent le jeu) comme pour les prêtres étrangers (qui se rendent compte eux aussi qu’il y a d’autres manières de travailler cette francophonie).

 

«Renverser la situation»

Comment gèrent-ils ce décalage ? Ils ont généralement une période de remise en question, d’interrogation sur comment le surmonter. Ils vont très souvent essayer de renverser la situation en disant: «Si nous sommes ici, c’est parce que nous y avons été envoyés par Dieu. C’est une sorte de chemin de croix que nous devons vivre. Et même si cela n’a pas forcément de sens, nous devons l’accepter et vivre avec». D’autres vont dire (il y a une pluralité de profils donc d’interprétations de leur situation): «Si nous sommes ici, c’est justement comme des missionnaires. Puisque nous sommes les missionnés, c’est nous qui sommes les porteurs du christianisme juste, celui qui a été préservé, n’a pas été trop tiraillé ou travaillé par la modernité. Si nous venons en France, c’est pour le ramener, le faire revivre sur le territoire français». Certains peuvent en effet se vivre comme missionnaires, ce qui peut se faire en affinité avec la nouvelle interprétation de l’Église catholique, présentée comme Église par nature missionnaire. Certains vont être dans cette logique-là avec même la volonté d’évangéliser certaines populations françaises, d’aller davantage dans certains quartiers paupérisés, en considérant que le catholicisme tel qu’il est présent en France n’est pas assez actif ni présent dans tous les territoires français. Car ils trouvent que certaines classes sociales sont plus représentées que d’autres et qu’il faudrait aller au contact de ces autres classes sociales.

Enfin, contrairement souvent à l’idée qu’on pourrait avoir, une partie d’entre ceux que j’ai pu suivre sont revenus dans leur pays. Et en revenant, il y a bien évidemment un effet d’hybridation avec ce qu’ils ont vécu en France et qui (me disent-ils) retravaille toutes les questions de mémoire: mémoire de la colonisation et mémoire de l’évangélisation. Tout en étant dans un nous collectif, ils s’interrogent sur la manière de vivre une théologie qui serait proprement adaptée au territoire dans lequel ils sont présents, au diocèse auquel ils sont rattachés: comment maintenir la tension entre le local et le global pour pouvoir se requestionner sur leur identité catholique alors qu’ils ont eu et pu découvrir d’autres manières de faire ?

On oublie une importante question numérique: il y a beaucoup plus de vocations catholiques en Afrique qu’en Europe mais si on fait des calculs au kilomètre carré, on se rend compte qu’il y a encore actuellement beaucoup plus de prêtres présents en Europe qu’en Afrique. L’argument selon lequel il y a plus de prêtres en Afrique et qu’on peut les faire venir en Europe sans fragiliser les Églises africaines ne tient donc pas complètement la route et commence de fait à être questionné. Y compris au niveau du Vatican où il y a un ensemble de réflexions là-dessus et où on se demande comment aider l’Europe à repenser sa propre organisation en période de crise des vocations sans faire forcément appel (en tout cas pour un temps si long) à des prêtres venus d’ailleurs.

 

(Lire la suite du Jeudi du Défap avec l’intervention d’Adrien Franck Mougoué)

Illustration: Corinne Valasik et Jean-Pierre Anzala lors du Jeudi du Défap du 4 avril 2024.

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