L’imaginaire et la théologie de la reconstruction
«Un imaginaire social mal formaté ne peut donner lieu qu’à une société pathologique et a-sensée»: pour le théologien congolais Kä Mana (1953-2021), la violence et la colonisation ont privé les sociétés africaines de la possibilité d’avoir une vision autonome d’elles-mêmes et des autres. À partir de cette pensée et de la théologie de la reconstruction dans laquelle elle s’inscrit, Elom Komivi Alagbo examine lors du Jeudi du Défap du 22 mai dernier comment changer cet imaginaire social et en quoi les Églises peuvent y aider.
Visionner le Jeudi du Défap avec Elom Komivi Alagbo
Jean-Pierre Anzala. D’abord merci au pasteur et docteur Elom Alagbo de nous accorder ce moment. Je vous présente : vous êtes pasteur de l’Église évangélique presbytérienne du Togo. Après avoir soutenu au Cameroun une thèse sur La théologie de la reconstruction de Kä Mana et ses implications pour le Togo, vous êtes depuis cette année docteur en théologie et professeur de théologie systématique et théologie africaine à l’Université protestante d’Afrique de l’Ouest (UPAO), Campus d’Atakpamé (Togo). Vous vous intéressez à la christologie africaine et menez donc des recherches sur la question de l’imaginaire social et de la reconstruction africaine. Vous avez publié un article intitulé Les titres christologiques dans la théologie africaine et leur implication. Vous nous invitez ce soir à réfléchir sur cette question de la reconstruction africaine sous l’angle de l’imaginaire social africain. Beaucoup de questions bien sûr sont derrière cette problématique et je vous demanderai ce qu’on doit entendre par imaginaire social africain, comment la théologie de la reconstruction aborde-t-elle la question de cet imaginaire social africain, comment mettre cet imaginaire social africain au service de la reconstruction de l’Afrique, quels sont les défis de l’Église dans cette dynamique de reconstruction de l’Afrique ? … Autant de questions que vous nous invitez à examiner dans cette conférence.
Elom Komivi Alagbo. Pour ce jeudi du Defap, notre partage, notre réflexion porte sur la place de l’imaginaire dans la théologie de la reconstruction. Le propos dans ce développement se structure en trois strates.
La première passe en revue le concept imaginaire et ses différentes fonctions.
La deuxième aborde la théologie de la reconstruction dans la perspective de voir comment la question de l’imaginaire est au cœur de cette dernière.
La troisième traite des stratégies de reconstruction de nos pays sur la base de notre imaginaire et les défis de l’Église liés à cette dynamique.
I. l’imaginaire et ses fonctions
I.1. Qu’entendons-nous par l’imaginaire ?
D’entrée de jeu, signalons l’existence de deux types d’imaginaire:
l’imaginaire social ou collectif lié à une société
et l’imaginaire radical ou l’imagination radicale liés à un individu.
Cependant, dans ce développement, nous allons plus nous concentrer sur l’imaginaire social ou collectif.
Pour Cornelius Castoriadis, l’imaginaire social est cette faculté, cette capacité originaire qu’a une société de créer des formes, des images ; cette capacité de mise en forme à partir de laquelle se développent les facultés de perception et de pensée (1).
Pour Gilbert Durand, l’imaginaire social est la sphère mentale dans laquelle un individu ou une société imaginent, inventent et projettent leur destinée comme un trajet global d’humanité (2).
Pour Kä Mana, c’est la sphère mentale, la dynamique de l’esprit qu’embrassent les représentations, les croyances de fond, les mythes, les aspirations, les rêves, les quêtes, les utopies, les référentiels essentiels et les visions d’une société. C’est la sphère mentale d’une collectivité dans ses dynamiques vitales (3), le chemin sur lequel une société cisèle ou travaille minutieusement son image et module toutes les vibrations de ses espérances (4).
Pour Pierre Popovic, c’est l’élément qui permet à une société d’appréhender, de donner sens à la réalité qu’elle vit (5).
Si donc l’imaginaire donne sens à la réalité, on comprend qu’on ne peut en aucun cas opposer l’imaginaire à la réalité.
De ces auteurs, il ressort que l’imaginaire d’une société est la mémoire de cette dernière, la sphère mentale, l’élément immatériel ou le logiciel qui permet à une société de se comprendre et d’imaginer son existence (6). C’est le répertoire des représentations, des croyances de fond, des mythes, des aspirations, des rêves, des quêtes, des utopies, des référentiels essentiels et des visions qui gouvernent les actions, les pratiques d’une société. Autrement dit, c’est l’ensemble des significations immanentes aux pratiques, qui en règlent l’exercice. Bref, l’imaginaire social est l’être d’une société. Cet élément qui fait d’une société un collectif anonyme, qui dépasse la somme des individus qui la composent (7). De cet essai de définition se dessinent en filigrane les fonctions de l’imaginaire social.
I.2. Les fonctions de l’imaginaire social
Selon ces philosophes, l’imaginaire social, dans un premier temps, a un rôle instituant (8). Il est la source des institutions d’une société. Il donne sens aux institutions qu’il institue par sa capacité de symbolisation, cette faculté qui permet à une société de «voir dans une chose ce qu’elle n’est pas et, (…) la voir autre qu’elle n’est» (9). Ceci, au travers de la création d’un univers de significations imaginaires sociales. Si on prend par exemple: la notion de famille (10), c’est une institution, un signifié imaginaire porteur de significations imaginaires qui définissent une donnée ou donne sens à une réalité de la société.
Par ses significations imaginaires, l’imaginaire social permet à une société de donner des réponses à un certain nombre de questions essentielles et incontournables (11). Ces questions sont liées à son identité, son rapport au monde et ce qu’elle définit comme monde ainsi que des questions liées à la finalité qu’elle se donne. Des questions telles que: «Qui sommes-nous comme collectivité ?, Que sommes-nous, les uns pour les autres ?, Où et dans quoi sommes-nous ?, Que voulons-nous, que désirons nous, qu’est ce qui nous manque ?» (12). L’imaginaire donne réponse à ces questions, forme un collectif et en fait une société.
Selon Taylor et Castoriadis, sans ces réponses à ces questions, on ne peut parler de monde humain, ni de société et de culture. Ces deux auteurs précisent qu’il ne s’agit pas des questions et des réponses posées explicitement. Par son imaginaire social, toute société fait émerger des réponses de fait à ces questions dans sa vie, dans son activité (13). C’est donc dans le faire de chaque société qu’apparaissent comme sens incarné les réponses à ces questions liées à son existence, à ce que la société comprend comme monde.
L’imaginaire social, au travers donc de la création des signifiés imaginaires (qui sont en même temps des institutions de la société) assortis des significations imaginaires, fait tenir la société comme un tout, définit l’identité des individus et des choses, donne un sens à tout ce qui est dans la société et hors de celle-ci, fonde et oriente le faire de toute société et fournit une réponse aux questions fondamentales que toute la société se pose. Bref, l’imaginaire social fait émerger, donne sens et unit les institutions d’une société. C’est l’être de la société qui, au travers de ses significations imaginaires sociales, fournit à l’individu non seulement un monde sensé, mais aussi le structure et norme son comportement (14). Par conséquent, «l’individu n’est pas le fruit de la nature, mais (…), il est création et institution sociale» (15). Ce qui nous amène à une autre fonction de l’imaginaire social qu’est la socialisation ou la création de l’individu.
I.3. La socialisation de l’individu
Paul Ricœur, dans son ouvrage intitulé De l’interprétation, Essai sur Freud, démontre que l’imaginaire social crée l’individu dans ce sens qu’il fait passer l’Homme de son état primaire (caractérisé par l’a-rationalité et l’asociabilité) à un état secondaire caractérisé par la rationalité, la créativité, la novation (16). C’est par l’acte de sublimation (17) que l’imaginaire social fait de l’Homme un individu social. En effet, c’est par l’imposition des significations imaginaires sociales que l’imaginaire radical (qui fait partie de l’individu et est lié à lui) perd sa toute-puissance permettant ainsi à l’Homme de devenir un animal raisonnable et socialisé (18). Par l’éducation, l’homme passe à l’acte de sublimation en remplaçant l’objet initial de sa pulsion par des objets sociaux (19) (signifiés et signifiations imaginaires, institutions de la société). Ainsi le sujet, qui n’éprouvait du plaisir que pour ses propres représentations, devient un individu social qui
«peut éprouver du plaisir à fabriquer un objet, à parler avec d’autres, à entendre un récit ou un chant, à regarder une peinture, à démontrer un théorème ou à acquérir un savoir ; aussi, à apprendre que les autres ont une bonne opinion de lui et même à penser qu’il a bien agi» (20).
Par l’acte de sublimation, l’individu s’ouvre au monde symbolique (21) de la société et intériorise les significations imaginaires sociales instituées. L’individu est de ce fait fabriqué dans et par la société, et incarne les institutions et leurs significations imaginaires. Et c’est par le biais de l’éducation que l’imaginaire social impose ses propres significations à l’imaginaire radical en vue de faire émerger sa capacité de création, de novation et de socialisation. Dans ce processus, deux éléments sont absolument essentiels pour qu’il y ait possibilité de socialisation de l’individu: la culture et le langage qui ne sont qu’un ensemble d’institutions et de significations imaginaires.
Il est capital de souligner que l’imaginaire social donne la capacité à la société de s’ouvrir à d’autres sociétés en intégrant dans sa symbolique (ou dans son répertoire de significations imaginaires sociales) les significations imaginaires de celles-ci. Cela permet à toute société d’enrichir sa symbolique avec de nouvelles significations imaginaires (22). Cependant, lorsque cette ouverture est faite par violence, par imposition, l’on assiste à une socialisation ratée des individus et à des distorsions cognitives au sein de la société qui sont une conséquence d’un mauvais formatage de l’imaginaire social pour faire usage de l’expression de Kä Mana. Pour qu’un individu ou une société s’ouvre aux institutions et aux significations imaginaires d’une autre société, l’individu ou la société doit être capable d’intégrer dans sa symbolique ces éléments en se familiarisant avec, tout en se décentrant relativement de ses propres significations imaginaires sociales et institutions pour se centrer sur celles d’une autre société (23). Lorsque ce n’est pas fait dans cette dynamique, il y a violence, choc et imaginaire déstructuré, ce qui pose des problèmes énormes à cette société.
Au demeurant, de ces fonctions assumées par l’imaginaire social, il est raisonnable de soutenir que l’imaginaire social est un élément fondateur de l’humain et de la société. Il fait émerger chez l’Homme et dans la société l’élément immatériel qui prédispose et conditionne leur fonctionnement. Il permet à la société d’être sensée et de s’organiser. Il joue deux rôles:
le premier consiste à instituer les institutions de la société et donne un sens à sa réalité;
le deuxième tente de créer les individus, d’en faire des personnes sensées et douées de raisonnement, capables de créer et d’innover.
Autrement dit, il tisse en toile de fond la conduite de l’action humaine et oriente l’existence humaine. Il est de ce fait une évidence qu’un imaginaire social mal formaté ne peut donner lieu qu’à une société pathologique et a-sensée.
Jean-Pierre Anzala et Elom Komivi Alagbo lors du Jeudi du Défap
II. La théologie de la reconstruction
La théologie de la reconstruction est un courant de la théologie africaine, une réflexion qui éveille les consciences en mobilisant les énergies spirituelles, les valeurs éthiques et sociales prônées par les forces vives de l’Afrique pour travailler à la reconstruction de l’Afrique face à la crise multisectorielle qui la paralyse. Pour les tenants de cette théologie, il est tout à fait clair que Jésus, dans son ministère public, était activement impliqué dans la reconstruction des individus et de leurs communautés. Pour ces derniers, le livre de Néhémie et le sermon de Jésus-Christ sur la montagne (Matthieu 5,4-10) sont des textes bibliques de base pour la reconstruction (24).
Après cet essai de définition, soulignons qu’il n’est pas question pour nous de procéder à une présentation globale de la théologie de la reconstruction. Nous allons plus nous pencher sur la théologie de la reconstruction prônée par Kä Mana. Ce choix est motivé par le fait que parmi les tenants de la théologie africaine de la reconstruction, seul Kä Mana aborde la question de la reconstruction sous l’angle du concept de l’imaginaire social. La raison de ce choix étant donnée, il s’agira pour nous de ressortir les grandes articulations liées à comment la question de l’imaginaire social est abordée dans cette théologie de la reconstruction. Et voir comment cette théologie met l’imaginaire au service de la reconstruction de nos pays africains.
II.1. Les grandes articulations de la théologie de la reconstruction
Le concept de l’imaginaire social occupe une place de choix dans la théologie prônée par Kä Mana. En effet, pour Kä Mana, les crises multisectorielles qui assaillent le continent africain sont la conséquence d’une crise plus profonde: celle de l’imaginaire social négro-africain. Cette crise est une résultante du passé douloureux qu’a connu le continent africain en général et l’Afrique noire en particulier. La traite négrière, l’impérialisme, le colonialisme assortis de sa politique de table rase, sont des évènements historiques qui caractérisent la rencontre violente entre l’Afrique et l’Occident; une rencontre qui est à l’origine du mauvais formatage, de la déstructuration de l’imaginaire social négro-africain.
Kä Mana met en exergue ce mauvais formatage, cette déstructuration au travers de certaines réalités observées et observables sur le continent africain. Des réalités qui, selon Hannah Arendt, sont des symptômes, des preuves d’un imaginaire social malade ou déstructuré.
Il s’agit d’abord de la crise des fonctions de l’esprit (pensée collective (25), volonté collective (26) et jugement collectif (27)) au sein de la société, qui est caractéristique d’un imaginaire malade.
Il s’agit ensuite des différents mythes sociaux que Kâ Mana observe au sein de la société africaine pour démontrer que l’imaginaire social africain est malade : l’Occident, l’identité culturelle, l’indépendance, le développement, la libération, la démocratie… Ces mythes sont des constructions imaginaires qui tiennent lieu de réponses à une situation ou à des questions que la société africaine s’est posée à un moment de son évolution (28). Ces signifiés imaginaires ou ces mythes qui devaient contribuer à l’évolution notable de la société africaine sont transformés en mythes dénués d’énergies capables de booster la transformation de la réalité africaine (29) du fait qu’ils sont portés par un imaginaire social négro-africain malade, déstructuré.
Il s’agit enfin d’une historicité dépourvue de la relation fondamentale qu’un peuple entretient avec son passé, son présent et son avenir (30). Or l’on sait avec Paul Ricœur que lorsqu’un peuple a du mal à mettre en dialogue son passé, son présent et son futur, cela veut dire qu’il y a un problème: son imaginaire social est malade (31). Dans notre thèse, nous avons cherché à voir si l’imaginaire social togolais est malade et nous avons trouvé un auteur (Komi Toulabo) qui démontre clairement que le peuple togolais a du mal avec son histoire. Pour lui, nous sommes incapables d’aller prendre dans notre passé les éléments nécessaires pour aborder notre présent et envisager notre avenir, construire notre imaginaire. Car lorsque nous parvenons à dialoguer avec notre passé et notre identité culturelle, nous n’y cherchons que des éléments folkloriques. Cela perturbe le peuple togolais et fait que pour l’instant, nous évoluons d’échec en échec en matière de construction de notre cher pays
Ainsi se présentent les trois éléments qui caractérisent la structuration de l’imaginaire social négro-africain et que Kä Mana utilise dans toute sa théologie. Cette structuration qui est de l’ordre du mauvais formatage, n’est pas sans pathologies, à savoir: pathologies culturelle, politique, économique et sociale avec leur cortège de conséquences, comme l’émergence d’une culture dépourvue de valeurs nourricières et de spiritualité fécondatrice, l’effondrement de l’éducation (scolaire, familiale et religieuse, ce qui est flagrant au Togo) et de la culture du sens (32), la neutralisation de la capacité de penser ou l’absence de pensée pour reprendre l’expression de Fabien Eboussi Boulaga.
Face à un imaginaire social négro-africain déstructuré dont les pathologies et les conséquences caractérisent l’urgence de la reconstruction de l’Afrique pour des lendemains meilleurs, Kä Mana va proposer une restructuration de cet imaginaire social pour faire émerger des significations imaginaires et des individus capables de booster la reconstruction de l’Afrique. Pour lui, on ne peut pas reconstruire l’Afrique avec un imaginaire malade : pour réussir cette reconstruction, il faut d’abord guérir l’imaginaire malade africain et lui rendre la capacité d’institution et de socialisation. Sans l’imaginaire, on ne peut avoir des individus doués, capables de créer, de novation pour la reconstruction.
II.2. Pour une restructuration de l’imaginaire négro-africain
Chez Kä Mana, le salut apporté par Christ en Afrique commence par la restructuration de l’imaginaire social négro-africain.
Cette restructuration signifie premièrement libération ou déconstruction. Elle consiste à remettre en question et à rompre non seulement avec les structures du système colonial et néocolonial, mais aussi avec l’intériorisation de l’esprit de ces deux systèmes et de l’esprit d’infériorité que ces systèmes ont engendré dans le mental de l’être africian. Elle consiste aussi à libérer l’imaginaire de son univers mythologique qui le bloque dans sa capacité créatrice. Face à une telle tâche de libération ou de déconstruction, Kä Mana a recours à la théologie de la guérison holistique proposée par le théologien congolais Benoît Awazi Mbambi Kungua, qui s’est penché sur la question de comment nous pouvons guérir totalement l’être africain pour qu’il puisse occuper son rang dans le concert des nations. Face à un imaginaire social négro-africain déstructuré assorti des pathologies politiques, économiques, sociales, culturelles et religieuses, Mbambi Kungua, dans son ouvrage intitulé Le Dieu crucifié en Afrique (33), propose la guérison holistique avec recours aux principes ou valeurs spirituels et éthiques de la culture négro-africaine repensée. Ces valeurs devraient irriguer l’ensemble du corps social et fertiliser la conscience et l’intelligence africaines (34).
Cette restructuration signifie deuxièmement novation. Elle consiste à intégrer l’imaginaire social négro-africain libéré dans une nouvelle dynamique qui implique la création de soi et d’un monde nouveau. Bref, il s’agit d’amener cet imaginaire social à retrouver sa capacité de socialisation et son rôle instituant, de redynamiser ou revitaliser les rêves, les utopies, les visions glorieuses de soi en images positives que l’on peut se faire de son propre être, de sa propre destinée et de sa propre place dans le monde. Autrement dit, il est question pour le peuple africain de reprendre son souffle dans la mémoire de sa libération, de redonner sens à cette mémoire comme tradition créative et d’imaginer son avenir en s’appuyant sur sa capacité d’utopie et son pouvoir d’innovation, dans la fidélité aux aspirations les plus profondes des aïeux.
Cette révolution nécessite une base, un moteur qui pourra lui donner une puissance, un élan pour surmonter le drame de la société africaine. Cette base peut être constituée des forces qui rêvent d’une nouvelle destinée africaine au travers de leurs œuvres. Des forces pensantes qui se fondent sur les racines historiques les plus profondes de l’Afrique et font appel à des référentiels éthiques, évangéliques et spirituels pour éveiller la conscience africaine, la responsabilité du peuple africain dans le processus de reconstruction de l’Afrique. À ces forces s’ajoutent également celles qui se révoltent contre l’ordre établi, celles qui prient de manière créative ou qui savent que la communion avec Dieu et l’ouverture à son souffle sont là pour améliorer et changer l’Afrique (35).
Les différents éléments de cette base ont l’obligation de conjuguer leurs efforts pour devenir, en plus de l’Église, le véritable moteur d’un nouvel imaginaire social négro-africain, à travers un travail culturel de fond pour donner du souffle aux utopies qui embrassent toutes les couches de la société africaine et amener les Africains et Africaines à faire d’eux-mêmes le centre de toute leur histoire, à se construire un nouveau discours sur leur pays en tenant compte de leur passé, de leur présent et de leur avenir.
Trois conséquences majeures de cette restructuration de l’imaginaire social négro-africain sont à envisager selon Kâ Mana:
la révolution de l’être de l’africain (36), c’est-à-dire l’être africain lui-même et de la réalité africaine vécue par cet être africain;
la révolution de l’historicité négro-africaine;
et la révolution des mythes de l’imaginaire social négro-africain.
III. Esquisse de stratégies pour la restructuration de l’imaginaire social négro-africain
De cette théorie de restructuration de l’imaginaire social négro-africain, une stratégie d’application ou des pistes d’application peuvent être envisagées pour la culture et l’éducation africaine. Ces éléments doivent être révolutionnés afin qu’ils puissent assumer efficacement la tâche qui leur incombe dans ce processus de restructuration.
Qu’entendons-nous par la révolution de la culture africaine ?
Révolutionner la culture africaine consiste à renouer, repenser et éclairer ladite culture (37) sur la base de l’Évangile en vue de son accomplissement. Ceci, dans le but de faire émerger une nouvelle culture sur la base des meilleures valeurs éthiques qui ont fondé l’humanité du peuple africain dans le passé. Dans cette logique, il est clair que renouer, repenser et éclairer son patrimoine culturel ancestral ou accomplir son patrimoine culturel ne doit pas s’inscrire dans une dynamique de folklorisme qui fait référence à un passé idyllique et charmeur.
Cette révolution de la culture pour restructurer l’imaginaire social négro-africain doit s’inscrire dans la perspective de revenir au meilleur suc éthique de la culture africaine, retrouver l’énergie positive des valeurs africaines et les enrichir par des significations imaginaires sociales venues d’ailleurs à la lumière de l’Évangile. Cela redonnera à la culture africaine un nouveau souffle pour une culture capable de faire émerger dans nos sociétés africaines un type de personnalité douée de créativité et d’inventivité pour maitriser tous les enjeux du présent et inventer une nouvelle destinée africaine. Bref, il s’agit de s’inscrire dans une perspective de réinterprétation de la culture tout en s’ouvrant aux significations imaginaires sociales d’autres sociétés à l’aune de l’Évangile.
Cette révolution ou cette réinterprétation de la culture africaine aura pour but non seulement de mettre en valeur les meilleurs sucs éthiques qui ont fondé l’humanité de la société ancestrale africaine comme substance de la culture africaine, mais aussi d’annihiler les faiblesses de cette culture en vue de fournir des pistes ou des fondements pour une nouvelle culture africaine, pour la novation de l’imaginaire social négro-africain.
Qu’entendons-nous par la révolution de l’éducation africaine ?
La révolution de l’éducation doit porter sur les exigences de valeurs et de sens, sur les bases mêmes des croyances, des normes et des mentalités qu’il faut poser comme forme de l’esprit et énergies de culture et de civilisation dans l’éducation et la formation des hommes et des femmes au sein de la société africaine. Aussi cette révolution doit-elle porter sur l’organisation en matière éducative pour une œuvre d’envergure au plan de l’affirmation de soi du peuple africain. Ceci en vue de donner aux générations montantes les énergies de leur autoréalisation.
Il faudrait en marge de l’éducation en générale envisager la révolution de l’éducation chrétienne, puisque selon Guy Coq, le sacré ou la religion instaure au sein de la subjectivité une nécessité intérieure qui constitue une garantie contre l’errance de la volonté humaine. C’est donc une évidence qu’une société sans sacré est une société ébranlée. Dans ce sens, la religion donne à l’Homme par son éducation un socle sur lequel reposent les institutions qui rendent possible la société et permettent un solide essor aux civilisations (38).
Dans cette logique, les Églises en Afrique, au travers de leur fonction éducatrice, doivent être en mesure d’amener le peuple africain à une spiritualité révolutionnée comme source d’éthique, en accord avec la raison et qui engage pour la reconstruction au service de la société.
En somme, l’éducation africaine révolutionnée doit être en mesure d’aboutir à une action dont la priorité sera de:
transmettre l’héritage culturel repensé et accompli ;
former les nouvelles générations montantes sur la base de la culture africaine accomplie, en vue d’en faire des hommes et des femmes, capables de s’ouvrir à d’autres significations et de créer de nouveaux savoirs afin d’être en phase avec les exigences du monde d’aujourd’hui tout en gardant une distance éthique ;
forger des Africains et Africaines qui vivent en fonction des attentes qui sont les leurs, des personnalités dynamiques capables de donner corps et espoir à l’Afrique ;
former des inventeurs du futur africain sur la base des besoins fondamentaux et attentes cruciales du peuple africain.
Conclusion
Que conclure ? On ne peut opposer l’imaginaire social à la réalité qui n’a de sens que grâce aux significations de l’imaginaire social. C’est dans cette dynamique que Kä Mana, au travers de la théologie de la reconstruction, va expliquer la réalité que vit le peuple africain au lendemain des indépendances. Une réalité due au mauvais formatage de l’imaginaire social négro-africain. Il propose donc une restructuration de l’imaginaire social africain pour une nouvelle réalité: celle d’une Afrique reconstruite et capable de se prendre en charge, au sein de laquelle le bonheur est partagé. Cette restructuration signifie libération et novation et ne saurait advenir sans une révolution de la culture et de l’éducation en général en particulier chrétienne. Une éducation qui promeut une culture révolutionnée à l’aune de l’Évangile. Bref, une éducation et une culture révolutionnées qui redonnent souffle à l’imaginaire social africain pour la reconstruction de l’Afrique.
Illustration: Kä Mana devant les étudiants de l’Université de Kinshasa en 2012 (Télé 7)
(1) Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, pp.220-230; L’imaginaire comme tel, édité par Arnaud Tomès, Paris, Hermann, 2007, pp.58 et 59.
(2) Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire: Introduction à l’archéologie générale, Paris, PUF, 1963; L’imaginaire, science et philosophie de l’image, Paris, Hatier, 1994, p.77.
(3) Kä Mana, L’Afrique, notre projet, Révolutionner l’imaginaire africain, Yaoundé, Éditions Terroirs, 2009, p.31.
(4) Kä Mana, L’expérience poétique de la transcendance, Dieu, l’Être et le Sens dans la poésie française contemporaine, Munich, PUA, 1989.
(5) Pierre Popovic, La mélancolie des misérables. Essai de sociocritique, Montréal, Le Quartanier, 2013, p.24.
(6) Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham et Londres, Dukes University Press, 2004, pp.23 et 116.
(7) Castoriadis, L’imaginaire comme tel, op.cit., p.63.
(8) L’imaginaire social institue, dans et par le langage, les conditions instrumentales de sa propre existence par la production (et la reproduction) de significations imaginaires sociales qui constituent l’ossature symbolique d’une société donnée. Castoriadis donne des exemples de ce qu’elles sont: «esprits, dieux, Dieu; polis, citoyen, nation, État, parti; marchandise, argent, capital, taux d’intérêt; tabou, vertu, péché, etc. Mais aussi homme/femme/enfant, tels qu’ils sont spécifiés dans une société donnée» (La création dans le domaine social-historique, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Seuil, 1986, p.279).
(9) Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p.183.
(10) Comme illustration: la famille comme institution a pour fonction importante et inéluctable de nourrir et vêtir l’enfant, de l’accueillir dans la vie. Au travers des actions et dispositions que cela suppose s’opère également, au plan symbolique, une construction de la personne située en relation avec d’autres, et au minimum convaincue de son droit d’exister là où elle est. Cf. Guy Coq, Démocratie, religion, éducation, Paris, Mame, 1993, pp.130 et 131.
(11) Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., pp.204 et 205.
(13) Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, op.cit., p.116; Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p.183.
(14) Coq, Démocratie, religion, éducation, op.cit., p.135.
(15) Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p.454.
(16) Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, pp.82-103.
(17) La sublimation est le procès moyennant lequel la psyché (l’imaginaire radical) est forcée de remplacer ses objets propres ou privés d’investissement (y compris sa propre image pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d’en faire pour elle-même des causes, des moyens ou des rapports de plaisir. Cf. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., p.455.
(18) Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., pp.371-455.
(21) Le monde symbolique selon Ricœur, ce sont les symboles en usage, utiles et utilisés, qui ont un présent et un passé et qui, dans la synchronie d’une société donnée, servent de gage à l’ensemble des pactes sociaux. Cf. Ricœur, De l’interprétation, op.cit., p.486. Ces symboles sont au fondement même de la société. Ils sont ce qui rend possible le fonctionnement, la régulation et la reproduction de celle-ci.
(22) Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, op.cit., pp.51-52.
(23) Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique: Séminaires 1986-1987 (la création humaine, 1), Paris, Seuil, 1996, p.35.
(25) La pensée collective est la capacité d’une société à faire face aux enjeux réels de son existence sur la base de sa tradition. Autrement dit, c’est sa capacité à exercer son intellect pour saisir les enjeux réels de son existence et ouvrir des horizons de sens sur la base de sa tradition.
(26) La volonté collective est le libre arbitre et le pouvoir qu’a une société de commencer quelque chose de nouveau, comme un exercice actif de réflexion qui implique l’exercice de la capacité à imaginer un monde nouveau tout en le rendant réel ou en le faisant être (Hannah Arendt, La Vie de l’esprit 2, Le vouloir, Paris, PUF (Philosophie d’aujourd’hui), 2000, p.44).
(27) Le jugement collectif est la crise du jugement en tant que possibilité d’une participation active mais distante aux évènements, avec pour enjeu de cerner les événements dans leur spécificité, telle qu’ils s’imposent de manière particulière à l’homme. Il s’agit d’un jugement réfléchissant qui, à partir des faits particuliers, donne à percevoir l’horizon d’être (Denis Huisman (dir.), Dictionnaire des philosophes, Paris, PUF, 1984, pp.1399-1401). Un horizon qui s’inscrit dans la perspective de l’utopie biblique d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel.
(28) Cf. Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2004.
(29) Kä Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’éthique politique, Karthala, 1993, p.31.
(31) Cf. Paul Ricœur, Temps et Récit 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
(32) L’état mental d’une société qui fonctionne dans des contradictions telles qu’elle ne sait pas où elle veut aller, ni ce qu’elle doit faire pour que les atouts dont elle dispose l’aident à résoudre les problèmes les plus cruciaux auxquels elle fait face.
(33) Cf. Benoît Élie Awazi Mbambi Kungua, Le Dieu crucifié en Afrique, Paris, L’Harmattan (Églises d’Afrique), 2008.
(34) Kä Mana, Il y a urgence, Pour la nouvelle indépendance de l’Afrique et de notre pays, Kinshasa, Éditions Universitaires Africaines, 2010, p.51.
(35) Kä Mana, L’Afrique, notre projet, op.cit., p.300.
(36) Par la notion de l’être du Togolais, il faut entendre dans un premier temps, l’Homme togolais en tant qu’homme fait de conscience et subconscience ou fait du moi, du surmoi et du ça pour se référer à la définition de Freud. Dans deuxième temps, il faut comprendre par être du Togolais la réalité ou les différentes données qui meublent la réalité que vit l’Homme togolais.
(37) Renouer, repenser et éclairer la culture africaine pour quelle raison ? Le pourquoi renouer s’inscrit dans la perspective selon laquelle l’on ne peut aboutir à un développement, à une reconstruction sans l’apport véritable de la culture. Aussi, selon des auteurs comme Cheikh Anta Diop, l’on n’a pas connaissance jusqu’ici dans l’histoire de l’humanité d’un peuple qui ait pu éclore en faisant fi de ses propres bases culturelles. Cf. Cheikh Anta Diop, Civilisation ou Barbarie, Paris, Présence Africaine, 1986. L’importance de repenser et d’éclairer la culture africaine réside dans le fait que la culture d’un peuple n’est pas une réalité figée une fois pour toutes dans un système de normes et de valeurs éternelles. Elle évolue, elle change, elle modifie ses harmoniques de fond dans le jeu complexe des rencontres de civilisations. Cependant, il est à souligner que cette révolution, cette bataille ou cette reconstruction culturelle présente une grande difficulté. Elle repose sur la possibilité d’un tel retour.
(38) Coq, Démocratie, religion, éducation, op.cit., p.85.