L'afropéanité et la transformation du christianisme européen - Forum protestant

L’afropéanité et la transformation du christianisme européen

«Est dite afropéenne toute personne d’ascendance sub-saharienne, née ou élevée en Europe»: c’est la définition choisie par la romancière Léonora Miano pour théoriser une notion qui a commencé à être utilisée dans les années 1990 et qui rencontre de plus en plus d’échos au sein des Européens d’origine africaine. Pour Jeanine Mukaminega, qui intervenait à ce propos lors du Jeudi du Défap du 24 avril, «l’afropéanité est l’histoire d’une méconnaissance, d’une invisibilisation et d’un effacement systémique» mais aussi «une histoire de conquête de la dignité et de l’estime de soi, conquête d’un espace de visibilité» dont les Églises chrétiennes pourraient être un «laboratoire» utile à tous.

 

Jeudi du Défap avec Jeanine Mukaminega

Visionner le Jeudi du Défap avec Jeanine Mukaminega

 

Jean-Pierre Anzala: Nous accueillons Jeanine Mukaminega qui est docteure en sciences bibliques et actuellement professeure d’Ancien Testament à la Faculté universitaire de théologie protestante à Bruxelles. Vous êtes aussi membre de l’équipe conceptrice et fondatrice du centre CARES (Center for Afro-European and Religious Studies) toujours à Bruxelles. Votre travail de recherche s’oriente vers l’exégèse biblique et une herméneutique critique dégagée d’une lecture eurocentrée. Vous avez publié plusieurs articles à ce sujet dont ‘Le prophétisme biblique et la diversité culturelle’ en 2023 dans les Cahiers bibliques de Foi&Vie (1). Vous avez aussi publié des livres dont en 2012 Lettre aux immigrés de tous les temps, Réouverture de la Lettre aux exilés du prophète Jérémie (L’Harmattan), et Sur les traces du divin qui se dévoile, Lecture pluridisciplinaire d’un récit de vision et ses interprétations juives et chrétiennes (Clé à Yaoundé). Vous étudiez aussi le concept d’afropéanité qui nous réunit ce soir: son émergence, ses figures porteuses, son développement, sa diversification. Et surtout ses théories explicatives. Parmi les questions que l’on pourrait se poser: quelle est la genèse de ce concept, son développement, les vastes champs de recherche qu’il pourrait ouvrir, quel imaginaire nouveau pourrait-il susciter dans les relations entre l’Europe et l’Afrique ? Comment ce concept peut-il interroger les communautés chrétiennes ? L’afropéanité transforme-t-elle les dynamiques religieuses, ecclésiales et spirituelles ?

Jeanine Mukaminega: Merci Jean-Pierre. Si je peux corriger quelque chose: je ne suis pas ici comme spécialiste de l’afropéanité mais plutôt comme une chercheuse qui voudrait s’investir davantage dans la recherche concernant ce concept et les gens, le groupe de personnes que cela concerne. C’est un objet tellement complexe, interculturel, inter-personnel qu’on ne peut pas prétendre avoir une parole de spécialiste. Comme la formulation de la thématique le suggère, ma présentation se fait en deux temps ou deux axes:

l’afropéanité comme concept (émergence, définition, évolution, promesses, ainsi que ses limites et les objections qui lui sont adressées); pour cette première partie, je reprends très largement l’Afropea de Léonora Miano (2).

interroger cette afropéannité dans le cadre d’un christianisme européen dynamique (en forçant quelque peu le trait et en considèrant deux grandes familles de ce christianisme).

 

1. L’afropéanité, de quoi s’agit-il ?

Émergence

L’afropéanité est un concept émergent qui prend acte de plusieurs phénomènes dans le vécu des Noirs européens :

l’ascendance subsaharienne est réduite à son phénotype noir;

l’héritage d’une mémoire polluée;

un espace de socialisation minorisé et racialisé.

Il s’agit de l’histoire (c’est-à-dire de la colonisation), mais aussi de la traite négrière. Ce phénotype noir n’arrive pas à se départir de cette histoire qui poursuit toute personne évoluant sur le continent européen. Malgré leur phénotype visible partout, ces personnes sont paradoxalement invisibilisées. C’est un cas d’intersectionnalité si complexe que je ne saurais prétendre l’épuiser. Sans conteste, beaucoup d’aspects resteront inexplorés pas seulement dans cette présentation mais aussi dans les initiatives culturelles, les projets sociétaux sur la scène publique et dans le monde académique.

Le terme afropéen d’où découle la notion d’afropéanité est un néologisme qui prend ses racines dans le mot Afropea introduit au début des années 1990 (3) par le musicien David Byrne dans la série d’albums Adventures in Afropea qu’il publie sur son label de musiques du monde Luaka Bop. Afropea y est considéré comme un continent musical et culinaire virtuel où, du fait de leur rencontre, «les irrémédiables altérations subies par les cultures africaines et européennes peuvent faire entendre leur sonorité» (Léonora Miano). David Byrne parle d’une Europe culturellement colonisée à son tour par les anciennes colonies. Vous l’aurez compris, dès qu’il est question d’espace géographiquement connoté, même virtuel, les occupants, les colonisateurs de l’espace ainsi ouvert ne sont pas loin. Ainsi apparait le terme Afropéen (Afro-Européen).

Dès 1991, les sœurs Marie et Anita Daulne du groupe Zap Mama se définissent comme Afropéennes: ce qui était virtuel est désormais incarné par des personnes réelles, musiciennes métisses de père belge et de mère congolaise. Léonora Miano qualifie leur œuvre de «sotériologique»: par la voie de la musique, pour elles-mêmes et pour tous. Le concept est donc né dans les milieux musicaux sans théorie ou réflexion identifiable explicitant cette réalité qui a toutes les apparences d’une identité. Cinq ans plus tard, le groupe rap anglais Cash Crew s’empare également du concept avec From an Afropean Perspective, qui fait mieux percevoir la particularité de la nouvelle ethnicité, privilégiant le vécu des Afrodescendants d’Europe marqué par la privation de représentation. Viendront ensuite les Nubians avec Hélène et Célia Faussart qui seront couronnées par un prix en Amérique en 1998. La liste est plus ou moins longue: DjeuhDjoah et Lieutenant Nicholson, Baloji, Dumbia, Sukina Douglas, Marie-Julie Chalu… Dans les années 1990-2000, ces musiques mais aussi celles de Neneh Cherry, Tasha’s World, Joy Denalane, Stephen Simmonds ou encore Lynden David Hall ont reflété l’esprit afropéen sans qu’il soit forcément nommé (4).

Le concept et la problématique qu’il porte rejoignent le monde académique qui instaure un champ de recherche historique, L’Europe noire, visant une plus grande objectivité, avec un cycle de conférences biennales lancé en 2006 (Afroeuropeans). Celle de 2022 s’est tenue à Bruxelles et celle de 2024 à l’Université de León en Espagne avec comme thématique: 20 ans de décolonisation. Il y a aussi d’autres chercheurs (surtout dans le domaine de l’histoire) qui s’emparent de cette réalité ou de ce concept sans en faire un centre de leur recherche mais un des pôles de ce qu’ils travaillent, comme Maboula Soumahoro ou Pap Ndiaye, incluant la thématique dans des travaux et communications qui réévaluent ce que signifie être européen et être noir.

 

Johny Pitts

Couverture du livre Afropéens de Johny Pitts«What does it mean to be black in today’s Europe ?» (Que veut dire être noir dans l’Europe d’aujourd’hui ?): la question posée par Johny Pitts dans son ouvrage de 2019 (5) où il fait le tour des grandes villes européennes pour se rendre compte de la condition afropéenne reste actuelle et est un champ fécond dans le monde académique. Né d’un noir américain et d’une anglaise, Pitts n’est pas directement associé à l’Afrique et pourtant, il porte la sensibilité de l’expérience afropéenne. Il découvre le vécu de ce groupe qui se reconnaît comme afropéen. Je citerai un extrait de sa visite à Rome:

«La manifestation du pouvoir divin à travers l’esprit et la main des hommes, en l’occurrence le chef-d’œuvre peint par Michel-Ange sur la voûte de la Chapelle Sixtine, m’a rempli de fierté à l’idée d’appartenir à une humanité capable d’une telle prouesse. Mais en même temps, je mesurais que j’étais bien en dessous de cette humanité: comme le reste des œuvres d’art exposées dans la Cité du Vatican, elle représentait uniquement et avec une farouche détermination la race blanche. Un univers empreint de chair rose et d’efflorescence d’or resplendissant. Telle qu’elle avait été peinte, il était virtuellement impossible de distinguer les personnages les uns des autres. J’étais en train de me promener sous ces pinacles merveilleux, sous la magnificence que toutes les sources d’autorité officielle m’ont appris à célébrer enfant: la crèche, mon école, mon Église, les musées ou les galeries d’art… Et sans nul doute cette fresque avait quelque chose de bouleversant. Ces goûts esthétiques avaient laissé en moi une trace si profonde qu’au moment où je me trouvais face aux divers portraits de ce blanc aux yeux bleus et à la longue barbe qui flottait au-dessus de la nuée, j’ai su avec certitude que non seulement cet Homme blanc était celui que l’on appelait Omniprésent, le Tout-puissant, l’Éternel, celui qui a créé la vie, Dieu… C’est exactement ce même Dieu auquel tout petit j’adressais mes prières, ce Dieu que j’avais essayé de dessiner à l’âge de 5 ans lorsque ma maîtresse d’école primaire m’avait donné comme devoir en guise de punition de représenter le ciel. Celui-là même que je contemplais toutes les fois que je m’endormais. Je suis entré dans la Chapelle Sixtine pour y découvrir l’image probablement la plus célèbre dans toute l’histoire de l’humanité, de ce Dieu de race blanche sur la fresque de Michel-Ange, le créateur d’Adam. C’était un portrait de la naissance de l’humanité qui découle de l’index de Dieu: on y voyait deux hommes blancs, Adam et Dieu, avec leur barbe au fil d’argent entourés de chérubins aux cheveux blonds. J’y ai reconnu l’essentiel de ce qui m’avait été inculqué et comment j’avais été conditionné du point de vue social» (6).

Pitts décrit la profondeur d’une socialisation aliénante. La condition qui recèle le défi le plus lourd est donc celle des lieux, des symboles, des représentations et des traditions de socialisation qui ne tiennent pas compte de sa différence fondamentale.

 

Léonora Miano

Couverture du livre "Afropea" de Léonora MianoÀ ma connaissance, le concept d’afropéanité est théorisé de manière substantielle par la romancière Léonora Miano dans Afropea (7), un essai qu’elle veut voir comme une «utopie post-occidentale et post-raciste». Elle y esquisse un historique du concept où elle épingle quelques figures ou mouvement qui ont fait évoluer les choses, puis propose une définition:

«est dite afropéenne toute personne d’ascendance sub-saharienne, née ou élevée en Europe. (…) Les concernés sont avant tout dépositaires d’un vécu européen. C’est en Europe qu’ils ont passé leurs années de formation, celles de l’enfance et de l’adolescence, dont on connait l’importance pour la structuration de la personnalité (…). Contrairement à leurs ascendants, ils ne connaissent que la vie en situation de minorité, l’existence dans un espace rétif à se reconnaitre entre eux» (p.10).

Le concept convoque aussi d’autres notions qui sont moins travaillées comme la notion d’invisibilisation d’un groupe, d’une population. Mais dans le cas des Afropéens, Miano précise que dans l’espace européen, on peut raconter l’histoire de l’Europe, des communautés qui évoluent en Europe sans faire appel ou sans même penser à la présence afropéenne, comme si elle n’existait pas. Alors qu’ils sont à tous les coins de rue. Il s’agit d’une identité pour laquelle aucune société adaptée n’a été conçue. Les dépositaires de cette identité ont le grand défi de se réinventer, de se faire voir, d’imposer leur existence marquée par une altérité fondamentale. Aucun terrain où pousser, fleurir et donner des fruits. Une profondeur identitaire à reconnaitre, à accompagner ? Ce n’est pas certain car la notion même de transmission devient relative. L’afropéanité est l’histoire d’une méconnaissance, d’une invisibilisation et d’un effacement systémique. C’est une histoire de conquête de la dignité et de l’estime de soi, conquête d’un espace de visibilité – l’espace européen peut se raconter sans mentionner leur présence, précise Miano –, conquête d’un espace où nommer sa condition, d’une guérison de potentielles blessures intérieures et d’une correction du regard qu’on se porte à soi-même. On ne peut corriger le regard de l’autre sans corriger le sien. «Les Afropéen·nes, précise Miano, ne s’identifient pas en termes de soit/ou par rapport au pays africain de leurs ancêtres et à la nation européenne de leur naissance, mais plutôt par rapport à l’espace transnational et diasporique qu’est l’Europe noire». Ici, il faut bien comprendre que dire Afropéen, ce n’est pas dire Afro-XY, Afro-américain, Afro-brésilien, Afro-français, Sénégalo-Français, Sénégalais français ou Français sénégalais… L’Afropéen est autre, c’est un groupe de gens qui se reconnaissent parce que, partout sur le continent européen, ils sont reconnus comme noirs: seule cette connotation de la couleur de leur peau les identifie, indifféremment du fait qu’ils viendraient d’Italie, de la Belgique, de la France ou de l’Allemagne. Afropéen est différent de Afro-européen: mettre ou non un trait d’union change quelque chose. Pour Pitts, sans trait d’union, on est intégral, on se sent complet, on n’est pas un assemblage de morceaux.

Miano fait ensuite remarquer que le transfert de Afropea à Afropéen est une évolution qui apporte deux nouvelles significations:

Du virtuel on passe au concret de la réalité vécue par les Européens d’ascendance subsaharienne.

L’Afropéen désigne une identité, une ethnicité inconnue jusqu’alors et qui n’est pas liée à un territoire car sa terre est mentale (pp.49-50), une identité transgressive car se heurtant à l’aperception habituelle de la citoyenneté.

Il s’agit donc d’un terme avec un contenu à la fois explosif et porteur d’espoirs inédits: mis en face de la question blanche impensée jusqu’à présent, il traduit un désir de non-distanciation des uns et des autres. La question blanche est en face de la question noire. En réalité, le concept mobilise plusieurs notions telles que: peuple, nation, identité, communauté, citoyenneté, appartenance, colorisme, invisibilisation, condition noire… Il pousse à une reprise de certaines notions emblématiques dans la lutte noire telles que la négritude et l’identité africaine comme essence.

Vous l’aurez compris, il s’agit d’un projet politique. Parler d’une évolution du concept de manière complète demandera d’évaluer différents aspects dont sa médiation et sa présence dans les lieux publics où se véhiculent les valeurs communes. Mais il faudra aussi approfondir les diverses significations et les apories identitaires, lister et réévaluer les réalités que convoque le concept et si nécessaire les déplacer. Notez le fait qu’on évite le mot Noir: l’Afropéen désigne une identité, une ethnicité inconnue jusqu’alors et qui n’est liée ni à un territoire, ni à un peuple, ni à une nation. Parce que la terre de cette nouvelle ethnie est mentale. Je ne prétends pas donner tous les éléments détaillés dans Afropea, mais j’en ai choisi quatre qui articulent ce projet politique.

 

Quatre points sur l’Afropéanité comme projet politique et économique

1

De quoi ou de qui l’Afrique est-elle le nom ? Elle est inventée, pensée, perçue et dite par l’autre. Afropea s’oppose donc à cette nomination extérieure (voir Valentin-Yves Mudimbe (8)). Celui qui habite le continent qu’on a appellé Afrique ne s’est pas connu lui-même comme Africain ou comme Noir: ce sont des choses qui lui ont été imposées et qui sont venues quand il a fait la rencontre de l’autre (qui lui s’est donné le nom de Blanc). Historiquement, culturellement, qu’a été l’Afrique ? Qu’est-ce que ce continent principalement vu ou abordé de l’extérieur ? C’est une réalité physique, continentale mais l’Afrique est aussi une idée. «C’est toujours flou», dit Maboula Soumahoro dans ses échanges avec Marie-Julie Chalu sur sa plate-forme Afropea.net (9).

2

Avec Afropea, une déracialisation de l’identité s’opère, ce sont les références culturelles qui la constituent, ce en quoi elle est un commencement de la post-occidentalité (10). Cependant, pour déracialiser, il faut justement passer par la race. «Les deux questions intellectuelles, ajoute Maboula Soumahoro, sont: qu’est-ce que cela veut dire être Africain ? qu’est-ce que ça veut dire être Noir·e ? Et qu’est-ce que cela a voulu dire à travers l’Histoire. Tout cela part du fait que je suis et Africaine et Noire mais pas seulement. C’est récemment vu dans l’Histoire, je parle des derniers siècles, de manière globale, continentale et sans spécificité». On peut ajouter à cette liste la question: «Qu’est-ce cela veut dire être Européen ?».

3

L’afropéanisme est une course, une recherche: la quête d’une existence niée depuis longtemps. Par tous ces questionnements que charrie le concept, il propose une critique de la modernité occidentale notamment en déconstruisant ses emblèmes comme la race, le territoire, l’État-nation (Miano).

4

Il ne faut pas non plus noyer la question dans les problématiques de l’immigration ou de la diaspora mais plutôt prendre le temps d’analyser, vérifier, mesurer les conditions de ce vécu afropéen comme tel. Il y a un refus du statut de diaspora nié depuis longtemps à ce groupe, mais peut-être avec raison puisque c’est une diaspora vécue différemment des autres diasporas, même si ce qui caractérise les diasporas les concerne aussi: c’est-à-dire la dispersion. Cette dispersion n’efface pas la diversité, mais c’est une diversité qui se rencontre dans une réalité unique: celle d’être minorisé, racialisé, parce que reconnu comme de type noir. Dans des études universitaires, on rencontre le terme Européens noirs non-immigrants. Même s’il n’y a pas encore unanimité, il est clair qu’un terme approprié manquait.

 

Un idéal

Le projet pointe une liste conséquente d’idéaux mais je me limite à quelques aspects:

«Afropea est un agent de liaison au sens positif du mot. C’est ce qu’elle peut représenter de plus noble. N’en faire qu’une expression supplémentaire de la douleur afrodescendante la dévaluerait. Ne la percevoir que comme une identité noire vécue sur le sol européen apporterait de l’eau au moulin des nationalistes culturels. Il n’y aura pas de retour vers une Afrique qui, non seulement n’attend personne, mais pour laquelle la couleur de la peau est un marqueur d’appartenance insuffisant. C’est à partir de soi et de son lieu que chacun est invité à œuvrer pour transformer le monde» (11).

Pamela Ohene-Nyako, fondatrice de la plateforme Afrolitt, aborde la littérature noire comme une source thérapeutique et un outil d’éveil politique, l’un ne va pas sans l’autre: «Afropea, c’est, en France, le terroir mental que se donnent ceux qui ne peuvent faire valoir la souche française» (12). Pour Miano,

«C’est la légitimité identitaire arrachée, et c’est le dépassement des vieilles rancœurs. C’est la main tendue du dominé au dominant, un geste qui dit qu’on sera libre parce qu’on accepte de libérer l’autre. C’est l’attachement aux racines parentales parce qu’on se sent le devoir de valoriser ce qui a été méprisé, et parce qu’elles charrient, elles aussi, de la grandeur et de la beauté. C’est la reconnaissance d’une appartenance à l’Europe, mais surtout à celle de demain, celle dont l’histoire s’écrit en ce moment» (13).

Optimiste, Miano se place au niveau universel: si l’Afropéen veut créer, être différent et participer à l’évolution du monde, il doit se placer au niveau qui dépasse les cultures, les ethnies, les citoyennetés. C’est à partir de son lieu et de son être qu’il doit participer au changement du monde. Elle convie toute personne qui se reconnaît ou qui aspire à se reconnaître afropéenne à corriger le regard de l’autre en corrigeant d’abord le regard qu’on se porte à soi-même. Or pour corriger ce regard qu’on se porte à soi-même, il faut réparer les blessures. Si les blessures ne sont pas réparées, le regard n’est pas corrigé de l’intérieur et le regard de l’autre n’est pas non plus corrigé.

Miano espère que l’Afropéen participera à l’évolution de l’humanité en revalorisant sa présence en Europe, que ce changement pourra mettre fin à une occidentalité vue comme une prédation et une volonté de domination aux antipodes de ce qu’on pourrait appeler le pouvoir d’illuminer l’autre, de tendre la main à l’autre et de cheminer avec l’autre. Cette occidentalité, imposée à un moment de l’histoire (à la fin du 15e siècle) est quelque chose qui a été acquis et qui peut se guérir. L’afropéanité devient donc dans ce sens une sorte de fenêtre ou de vision, non seulement de soi mais aussi du monde et de l’humanité.

 

Critiques et objections adressées au concept

Mais certaines interrogations et critiques peuvent être formulées. Dès ses origines, le terme méconnait la complexité de la réalité que traverse l’Afropéen et que l’Afropéen aimerait incarner positivement. Les critiques s’adressent surtout à Byrne qui parle de l’Afrique colonisant l’Europe en ignorant les structures et les rapports de domination en faveur de l’Europe jusqu’à aujourd’hui et au détriment du continent d’où viennent ces Afropéens.

Le mot a des limites pour dire l’expérience noire de ceux qui se sont socialisés en Europe, tous ne s’y retrouvent pas. La philosophe Yala Kisukidi soulève un paradoxe de l’identité noire en déclarant: «Je me situe dans une aporie, celle d’abandonner le mot ‘noir’, du fait de sa dimension essentialiste, et la nécessité de son maintien car, paradoxalement, c’est aussi un rempart contre la race» (14).

Le terme n’est pas apte à incarner une synthèse (état qui transcende ces réalités sous-jacentes) car l’Afropéen est coincé entre la culture qui l’a oppressé et celle qui le constitue dans son quotidien. Cela devrait être une impasse, un impensé qui est appelé à évoluer. Il doit créer une terre ferme où renaitre. Le terme vient d’un Européen mais les Afrodescendants européens se sont approprié le concept.

Comme projet politique et économique, il se construit autour du rêve de pouvoir dompter l’universel, ce qui est vu comme une utopie de manière double:

D’abord, le terme ne peut pas rendre compte de tout ce qui se vit et se passe au niveau de qui est défini comme Afroescendant ou descendant des Subsahariens (il y a une telle diversité qu’un mot ne peut pas tout dire), ce qui risque de créer des doctrines qui s’ethnisent et en fait un projet délicat.

Ensuite, il faudrait plus que le groupe concerné pour faire bouger les choses. Or même si le mot qui a donné naissance à ce concept est venu d’un homme européen, il y a peu d’Européens de souche qui se joignent à ce mouvement, au combat du groupe afropéen.

Malgré cela, je m’inscris volontiers dans la plupart des propositions de Léonora Miano. En me basant sur ce qu’elle explicite et sur mes propres observations des jeunes de ce groupe sur plus de 20 ans, je peux nommer ce que je considère comme essentiel dans la condition afropénne. L’exercice est délicat car il faut nommer ses luttes sans pervertir celles des autres, certaines conditions étant partagées avec d’autres groupes notamment diasporiques.

 

Nommer la condition afropéenne

C’est d’abord une condition humaine avec ses ombres et ses lumières. On peut considérer que c’est un cas particulier de ce que l’historien Pap Ndiaye nomme «la condition noire» (15). Ndiaye explicite cette condition: l’histoire d’une «situation sociale» qui n’est ni celle d’une classe, d’un État, d’une caste ou d’une communauté, mais d’une minorité: comment la définir, si ce n’est comme un groupe de personnes «ayant en partage, ‘nolens volens’, l’expérience sociale d’être généralement considérées comme noires» (p.24) (16). De là il décline les différentes façons, aussi éprouvantes les unes que les autres, de vivre le regard de l’autre quand on est métissé: l’agressivité et la résignation. On peut y ajouter l’effacement et le mimétisme.

À côté de ces conditions qu’on peut dire psychologiques ou peut-être spirituelles, il y a aussi des conditions sociales, économiques, politiques qui dépendent des localités où se trouvent ces Afropéens. Si on considère toutes ces dimensions, on peut identifier les forces et les faiblesses systémiques d’une telle communauté. Miano précise qu’il s’agit d’un groupe marqué par un déficit de représentativité: la recherche de l’espace de visibilisation est aussi la recherche de l’espace de représentation. Ce qui est un élément essentiel pour exister.

Mais on peut également se demander dans quelle condition l’Afropéen (qui est défini par cet espace invisible européen où il se socialise) va construire son identité ?

On observe différents profils:

Ceux qui se révoltent et veulent le retour aux sources, qui se posent la question de la trahison dans la rupture, comment se fait-il qu’ils n’ont pas su qui ils sont ? Déficit dans l’histoire: qui est le responsable de la rupture ?

Ceux qui rejettent l’assimilation et réclament un espace où proposer leur créativité qui peut enrichir non seulement l’Europe mais l’humanité. C’est toute la question de l’humain. Un certain nombre est habité par le mythe du retour qui est handicapant car une fois désillusionnés, il est parfois trop tard.

Ceux qui ne veulent pas être casés, classés dans des catégories enfermantes qui stigmatisent: je suis local disent-ils. Comme quoi, l’anonymat et l’invisibilité peuvent aussi être recherchés. Ils rejettent souvent le côté Afro car porteur de mémoire polluée.

Comme je ne suis pas Afropéenne, le mieux est d’écouter les Afropéens eux-mêmes nommer leurs conditions à partir de témoignages trouvés sur les réseaux sociaux (17):

Campbell Addy est un photographe et cinéaste né à Londres et de parents originaires du Ghana:

«Le type de travail que nous faisons en tant que Noirs, c’est comme si vous sentiez la pression de vos ancêtres autour de vous, un contact physique (a physical touch), c’est comme si vous aviez quelque chose en vous et que vous deviez le faire naître» (18).

L’Afropéen parait porteur conscient ou inconscient, actif ou passif, d’un legs multi-faces à transmettre alors qu’il est minorisé au sein de la culture européenne qui ne le reconnaît pas. Il est en quête d’un espace où accoucher ce dont il est porteur. Son interaction avec la circulation intergénérationnelle et interculturelle des repères identitaires et de l’agir est unique. Il doit créer, il doit inventer. Il est piégé dans une constante négociation entre la fidélité à ses legs et une ouverture au monde. Il est happé par les traditions matrices de divers fondements prétendument inaliénables et un monde pressenti comme une altérité irréductible et mouvante. Il doit se mouvoir avec son monde, sans renier ni l’un ni l’autre de ces legs, de ces traditions fondatrices. Telle est aussi la condition afropéenne. Est-il seul dans cette condition ? Non ! Multiple et doublement habité, la condition est partagée par d’autres groupes. Mais la négociation qui y est associée est unique.

Je ne sais rien de Zil mais il s’exprime ainsi sur Sous-Culture:

«Je trouve vraiment que la religion a rendu les Africains très bêtes. Aujourd’hui, on a des musées en Europe: ces musées sont remplis des mémoires des familles africaines. Et ces mémoires, je crois bien dans la puissance de ces choses parce que ce sont plusieurs générations qui ont donné leur intention envers ces chose. En gros, les gens se sont rendus impuissants à cause de la religion. Ce qu’on appelle Dieu, c’est la totalité de tout, de tout ce qui existe» (19).

Zil se définit comme «homo sapiens spirituel». Sa critique concerne la religion chrétienne, il me semble, qui a été transmise au continent qu’on appelle Afrique et dans ses mots, dans ses phrases qui sont spontanées, on peut comprendre beaucoup de choses qui nous aident à nommer cette condition. Elles indiquent le phénomène des généalogies rompues, de la mémoire cassée. Si on part de l’assertion de Michel de Certeau qui avertit que toute institution y compris sociale et scientifique vit d’un faire croire qui permet un faire faire, on comprend ici que l’Afropéen tel que défini et tel que s’exprime Zil, n’a pas de modèle pour faire ses choix vu que la culture de sa socialisation ne le reconnait pas et qu’il n’a plus accès à la culture de ses ancêtres, d’où il vient. Il ne dispose que de ressources pour le moins incertaines: deux traditions fortes dont l’une est marquée par une cassure et l’autre est celle qui l’assigne à celui qu’il n’est pas.

 

2. Le rapport au christianisme

Transformation du christianisme ? Dans quel sens ?

Comment les Afropéens s’insèrent-ils dans un christianisme européen qui est lui-même un problème, puisqu’il est marqué par toute une série de phénomènes plus ou moins nouveaux, inquiétants ou intéressants ? C’est un christianisme que les théologies et les études bibliques n’arrivent pas toujours à accompagner pleinement et qui vit une triple mutation:

Un effritement progressif du christianisme historique dans l’espace occidental.

Une montée de l’implantation de nouveaux modèles de communautés et de recrutement: méga-Églises, réseaux internationaux d’assemblées aux dénominations programmatives, nouvelles formes d’évangélisation via les réseaux sociaux… avec une exploitation de l’Écriture indifférente, méfiante ou même défiant les études bibliques traditionnelles et critiques.

Une émergence d’autres marchés de biens symboliques puisés à la fois dans le réservoir du religieux chrétien, oriental, amérindien, africain-égyptien et scientifique.

Les Afropéens nés dans des familles chrétiennes suivent la diversité de ce christianisme en déflagration (mais qui peut renaître comme un phénix de ses cendres s’il reconnaît et accueille ses ombres dans le sens jungien du terme). Ce qui se passe dans les communautés chrétiennes traditionnelles (catholiques et protestantes) est différent de ce qui se passe dans les communautés qu’on appelle globalement évangéliques ou de tendance pentecôtiste J’ai interrogé un certain nombre de pasteurs de toutes tendances.

Dans les Églises protestantes traditionnelles, il s’agit de jeunes qui accompagnent leurs parents chrétiens croyants pratiquants: ils vont à l’église, ils suivent le catéchisme à l’âge de 12 et 13 ans, certains se font baptiser et d’autres disparaissent. Presque tous les pasteurs m’ont dit qu’une fois qu’ils sont partis, on ne les suit pas, on ne sait même pas ce qu’ils deviennent. Les parents disent: «Oh il est comme ça, comme ça»… Que deviennent ces jeunes, qu’ont-ils appris de ce parcours dans les communautés chrétiennes ? Cela va-t-il les aider ou vont-ils tout rejeter ?

Dans les Églises dites évangéliques, la situation varie selon les communautés car la structure et l’offre d’occupations et de responsabilités jouent un rôle crucial. Mais là aussi, à l’âge adulte, un nombre non négligeable quitte la communauté.

Pourtant, la condition afropéenne semble poser les mêmes questions en christianisme que plusieurs récits bibliques. Paradoxalement, l’Afropéen traverse ces situations spirituelles-existentielles et politico-sociales connues sans que les Églises en prennent suffisamment conscience.

 

Perspectives

Je dois rappeler pour terminer un homme qui m’a marquée comme chercheuse, Jacques Pohier, un ancien dominicain. Je l’ai rencontré au début de ma thèse, en 2000 ou 2001. Dans son livre Quand je dis Dieu (20), qu’il considérait comme son premier véritable livre, il écrivait: «Pour la première fois de ma vie, j’écris pour mon plaisir. Et par une sorte de nécessité qui d’abord m’est intérieure» (détaillant ensuite ce qu’il avait écrit à la suite de nécessités d’abord extérieures: devoirs d’école, prédications, conférences, articles…). Il insistait sur la nécessité de faire de la théologie à la première personne. Or, parler à la première personne, c’est aussi prendre sa responsabilité comme individualité sans pour autant renoncer à sa réalité collective. Les Afropéennes et Afropéens évoluant dans les nouveaux mouvements bénéficient-ils de cette liberté ? Parlent-ils, agissent-ils selon une nécessité qui leur est intérieure ? Je crois que notre civilisation y est non seulement prête mais en est aussi demandeuse. Les Églises chrétiennes (qu’elles soient traditionnelles ou des nouvelles mouvances) gagneraient à permettre des espaces où l’Afropéenne, l’Afropéen puisse dire Dieu à partir de ses propres entrailles car les voix de la transmission des traditions ont plutôt fragmenté leur identité sans qu’ils puissent en unifier les différents morceaux.
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En préparant cette communication, je me suis heurtée à une série de questions qui m’ont interpellée:

Comment les jeunes afrodescendants vivent-ils l’appartenance communautaire dans nos Églises ?

Quel est l’impact de l’éducation chrétienne dans leur nouveau mode d’être en société ?

Quelle est la part d’un soubassement (conscient ou non) des cultures ancestrales ? …

L’Église peut-elle aménager un espace où ce genre de questions serait débattu en profondeur ? Si cette démarche débouchait sur une nouvelle compréhension, un tel laboratoire pourrait être utile à la société civile.

 

Illustration: Jean-Pierre Anzala et Jeanine Mukaminega lors du Jeudi du Défap du 24 avril.

 

(1). Le prophétisme biblique et la diversité culturelle Le cas d’Ézéchiel 13,17-23, Foi&Vie 2023/5, pp.4-12.

(2) Léonora Miano, Afropea, Utopie post-occidentale et post-raciste, Grasset, 2020.

(3) Christel Meli (une de nos étudiantes à Bruxelles) fait remonter le mot à la fin des années 1980.

(4) Miano, Afropea, pp.47-56. Voir aussi le site Afropea.net.

(5) Afropean, Notes from Black Europe, Penguin, 2019. Traduit en français par Georges Monny en 2021: Afropéens, Carnets de voyages au cœur de l’Europe noire, Florent Massot, 2021.

(6) Pitts, Afropéens, pp.403-404.

(7) L’essai se nourrit essentiellement de la réalité française. Miano avait déjà traité le sujet dans plusieurs de ses ouvrages: Afropean soul (Flammarion, 2008), Écrits pour la Parole (L’Arche, 2012, 2023), Habiter la frontière (L’Arche, 2012).

(8) Philosophe congolais (1941-2025) auteur en 1988 du fameux The Invention of Africa, Gnosis, Philosophy and the Order or Knowledge, Indiana University Press (traduit en 2021 par Laurent Vannini: L’invention de l’Afrique, Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, Présence africaine).

(9) Maboula Soumahoro, entre le triangle et l’hexagone, entretien avec Marie-Julie Chalu, Afropea.net, 28 août 2023.

(10) Miano comprend l’occidentalité comme une œuvre de civilisation qui émerge vers la fin du 15e siècle. C’est quelque chose qui a été acquis et qui peut se guérir. Cela n’appartient pas en propre aux peuples européens car dans sa prédation et sa volonté de domination, la Chine actuelle est occidentale.

(11) Voir la page de présentation d’Afropea sur Fabula.

(12) Maria de Fátima Outeirinho, Afropéen(ne): quelques notes autour d’un mot valise, Carnets (deuxième série) 11 (2017).

(13) Miano, Habiter la frontière, op.cit., p.86.

(14) Cité par Marie-Julie Chalu, Réflexions afropéennes, Afropea.net, 28 août 2023.

(15) Pap Ndiaye, La condition noire, Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, 2008.

(16) Ibid., p.24.

(17) Cette reprise n’ignore pas que ces legs rompus n’ont pas été que lumineux, ils comportent aussi, parfois, des structures sociales ou des relations avec le voisinage véhiculant des servitudes endémiques.

(18) Sur la vidéo From imposter syndrome to external gaslighting from peers: are we going mad ?, YouTube Originals, 4 octobre 2021.

(19) Religion: Les croyants, religieux, spirituels et athées parviendront-ils à s’entendre ?, Sous Culture, 14 juillet 2021 (16’56 » et ss.).

(20) Jacques Pohier, Quand je dis Dieu, Seuil, 1977.

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