De la violence à l’altérité - Forum protestant

De la violence à l’altérité

«Prenez soin les uns des autres !», peut-on lire dans les vœux 2024 de la FPF (1). Dans le contexte de violence ambiante, comment faire place au  soin (le care des anglo-saxons) et à l’altérité ? Les chrétiens, les protestants pourraient-ils être force de proposition pour une autre manière d’être au monde ?

 

1. Un constat terrible

La violence sévit depuis la nuit des temps, sur tous les continents, dans toutes les civilisations… Qui plus est, la violence irrigue et nourrit mythes et cultures, religieuses ou non, sans pour autant prétendre apporter une explication, encore moins esquisser une excuse ou une justification. Négation de l’altérité, le meurtre d’Abel par Caïn, mû par une jalousie mortifère au sein de la toute première fratrie, tel que relaté dès le début de la Genèse (Genèse 4, 1-16), en est une terrible preuve.

La violence semble donc nichée au cœur de l’homme; elle peut s’exprimer dès l’intimité de la vie familiale, de la relation parentale primordiale, se répercutant vite au niveau du groupe social, scolaire, entre les clans, les nations, les supporteurs d’une équipe sportive ou d’un parti politique… Les lois – depuis la plus fondamentale, «Tu ne tueras pas» –, les codes, les chartes, et même les pactes et traités de paix, pourtant censés assurer l’ordre social (dans notre pays la fraternité fait partie de la trilogie du pacte républicain…), voire mondial, n’en ont pas supprimé l’occurrence. Pire encore, en représentant ou renforçant une institution ou une puissance, en maintenant un certain rapport de force, lois et pactes peuvent être source d’humiliation, de ressentiment, frustration, colère, haine, entretenant ou générant une spirale infernale d’animosité agressive: représailles, vengeance, guerre… Nous le constatons particulièrement avec ces conflits si proches de nous (israélo-palestinien notamment), nous le redoutons avec la proposition de loi sur l’immigration, et dans un certain sens celle sur la fin de vie, dont la nécessité en dit long sur la possible violence envers les plus vulnérables…

 

2. La violence concerne la relation de l’homme à lui-même et à son semblable…

… Elle concerne la reconnaissance de ce semblable, la représentation que l’on se fait de lui, le désir de pouvoir ou de domination, et ce jusque dans les activités de loisirs. Dès lors, comment repenser l’autre d’abord comme un prochain, un autre soi-même dont il convient de prendre soin ? Et dans cette optique, quel regard décalé pourraient porter les chrétiens au cœur de ces conflits, ayant parfois pris leur source au-delà de nos frontières, dans des régions où le christianisme est minoritaire ? Conflits si mondialisés qu’ils peuvent impacter nos relations réciproques dans la vie quotidienne, car nous côtoyons sans cesse des membres de ces communautés meurtries, juives et musulmanes, notamment ?

Revenons donc à l’Évangile de Jésus Christ quand il nous appelle à lutter contre la violence, d’une autre manière. Son message de paix («Je vous donne ma paix», Jean 14,27), sa mission («Bienheureux les artisans de paix», Matthieu 5,9) et sa vocation première de lutte contre la violence et toute forme d’injustice s’appuient sur une feuille de route: «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (…) et ton prochain comme toi- même» (Matthieu 22,37-39), fût-il ton ennemi (Matthieu 5,44)… Notons qu’à cette époque, la définition du prochain était très restrictive… En «prenant soin des autres», quelle que soit leur condition, lépreux et handicapés, collecteurs d’impôts ou centurions, foule nombreuse venue l’écouter, Jésus a montré un autre chemin: parce que Dieu lui-même EST amour, il s’agit d’abolir toute limite à l’amour du prochain… Toi-même es aimé en premier; et cette affirmation est la même pour chaque homme, chaque femme ! Mon prochain entend exactement la même parole, la même affirmation d’être aimé, et la même injonction à aimer… un commandement à la fois personnel et universel. Un commandement personnel et qui inclut l’autre: pas de moi sans toi, créé comme moi à l’image de Dieu. C’est l’introduction de l’absolue altérité, de notre irréductible différence et de l’incontournable fraternité: l’autre n’est pas moi-même, mais nous partageons, quelle que soit notre condition, la même humanité, et le même amour de Dieu.

 

3. «Prenez soin les uns des autres !»

L’exigence de cette magnifique injonction va plus loin que la simple altérité: elle en appelle à la réciprocité… Pas de toi sans moi ! Prendre soin les uns des autres, c’est aussi accepter en retour le prendre soin qui m’est adressé… Ce n’est pas tout donner aux autres, c’est aussi accepter avec douceur et humilité d’être objet-sujet du soin de l’autre… Pierre n’a-t-il pas dû accepter le lavement des pieds de son maître ? Accepter un merci, un sourire, un geste de reconnaissance – de soin – qui n’installe pas dans la toute-puissance humiliante du soin à autrui mais lui montre que l’on a aussi besoin de lui ? Que son existence compte, a du prix pour moi ?

Lutter contre la violence, la désarmer en quelque sorte, nécessite un décentrage de soi-même pour s’accueillir et accueillir l’autre: soigner nos relations mutuelles, en acceptant et se considérant comme gardien de mon prochain, en convoquant un regard, un égard, un sourire, une écoute, un geste bienveillants… Bref un soin de l’autre en miroir, quels que soient sa religion supposée, sa tenue vestimentaire, son appartenance à une nation, un peuple plutôt qu’un autre; vivre et devenir témoin de cet amour de Dieu, ce serait devenir chacun un acteur engagé dans une attitude pacifiée, les uns envers les autres…

 

4. Prendre soin les uns des autres est une démarche spirituelle au quotidien

Elle commence dans l’intimité de nos foyers, sur nos lieux de travail et dans les transports collectifs, dans nos activités de loisirs… et même au sein de nos Églises !

Car prendre soin est un souci au quotidien, une vigilance et une attention inquiète, une sollicitude veillant au bien-être, répondant aux besoins les plus nécessaires… tant physiques que psychologiques ou spirituels (leur satisfaction définissant la santé)… En fin de compte, prendre soin, c’est soigner la relation des uns envers les autres, lui donner sens.

Et tous les moyens sont bons, dès lors que chacun partage le sentiment d’une responsabilité réciproque: de la médiation à l’écoute bienveillante… Jésus n’a-t-il pas préconisé de «tendre l’autre joue», autrement dit de mettre de l’autre, de l’altérité, de la créativité, dans nos (ré)actions ?… Le Code d’Hammourabi, la loi du Talion avaient pour finalité la paix sociale par une justice qui se voulait équitable car proportionnelle… mais dont la déviance est flagrante quand elle exprime des pulsions de peur, mépris, colère, haine, entretenant la spirale de violence, engendrant vengeance ou représailles, auxquels nous assistons actuellement avec le réveil de vieux conflits. Tendre l’autre joue pourrait, face à la violence, reconnaître ce qu’elle a d’humain, mais en même temps contester, interpeller l’auteur du geste ou de la parole violente: lui et moi, serions-nous capable d’être autre ? D’élargir notre vision, accepter sereinement un éventuel dissensus et contribuer à re-construire une relation entre les uns et les autres autour de nous ? Et puisque nous sommes une Église plurielle, être au service d’une pensée plurielle, capable d’écouter et entendre, pleurer, prendre soin, à la fois des uns et des autres, juifs, musulmans, chrétiens, dans une fraternité assumée ?

 

5. Une démarche qui coûte ! Ne soyons ni naïfs ni angéliques…

Chacun sait combien il peut être difficile de subir, de détecter ou désamorcer certaines violences physiques ou psychologiques. Combien il peut être difficile de proposer et provoquer un regard, une écoute, une parole, un geste bienveillant, seuls susceptibles pourtant de transformer une relation tendue en acte de prendre soin et d’en susciter la réciprocité: désarmer la violence suppose de penser l’autre, de l’accepter tout à la fois comme un(ique) et autre, de faire confiance à sa capacité de penser et d’agir autrement lui aussi, de ne pas l’enfermer dans l’image qu’il renvoie… En somme, d’être capable de détecter sa détresse, accueillir et accompagner la violence qu’elle exprime à telle fin de résister à la tentation d’engrenage, et de répondre à la violence par la violence… N’y aurait-il pas en filigrane le terme d’une humanité d’entraide, qui restaure l’estime de soi dans le souci de l’autre? Répercuter envers autrui l’amour, la réconciliation et le pardon reçus de Dieu… «Prendre soin les uns des autres»: une solidarité, un vrai partage d’humanité à l’appel de notre Seigneur ! Comme un ministère personnel du soin…

 

Nadine Davous est médecin des hôpitaux, coordinatrice d’un espace éthique hospitalier.

 

Illustration: Le lavement des pieds (Rembrandt, Amsterdam vers 1640-49, Rijksmuseum, Amsterdam).

(1) Télécharger le discours de Christian Krieger le 22 janvier 2024.

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