Du domicile à l'établissement d'accueil (4) - Forum protestant

Dans cette dernière partie de la deuxième table ronde entre Bruno Carles, Béatrice Birmelé, Anne Thöni et Valérie Ducasse (animée par Caroline Bauer), de nouveaux commentaires du public sont une occasion d’ouvrir le débat sur le thème de l’attitude des uns et des autres à l’approche de la mort. La question du choix, primordiale, est de nouveau questionnée: comment gérer en amont son propre vieillissement? Existe-il chez le mourant une volonté lui permettant de décider du moment de son départ? Enfin, seront évoqués au cours de ces derniers échanges le défi majeur du vieillissement croissant de la population et les moyens à mettre en œuvre pour y faire face.

Interventions prononcées pendant la 9e convention du Forum protestant le 22 novembre 2022.

Visionner l’ensemble des interventions et débats de la 9e convention (cette dernière partie de la deuxième table ronde débute à  3h01).

Lire les première, deuxième et troisième parties de cette table ronde.

 

Caroline Bauer: Est-ce que quelqu’un souhaite intervenir sur ce thème de la décroissance et de la vie dans une société qui survalorise la croissance? La société nous matraque sur la question de la croissance alors que c’est une liberté fondamentale de la personne que de pouvoir désirer décroître ou, simplement, accepter paisiblement de décroître…

 

Trois remarques: joie et peine «jusqu’au bout», «garder ce dialogue», «on ne part pas sans l’avoir décidé»

Première intervenante: Je suis absolument d’accord. Ce que j’ai perçu dans mon expérience d’aumônier-pasteure en soins palliatifs, mais aussi dans les Ehpad, c’est qu’il ne faut jamais oublier que la personne, tout comme quelqu’un de plus jeune, peut vivre des changements d’humeur. Une personne de 95 ou 102 ans peut, le matin, avoir le sentiment d’être «rassasiée de vie» puis, deux heures plus tard, en avoir assez de vivre, ne plus vouloir être un poids pour sa famille… Le mélange de joie et de peine existe donc jusqu’au bout, il ne faut pas l’oublier.

Deuxième intervenante: Vous avez parlé du corps, vous avez parlé du dialogue… et moi, ce qui me semble important dans la vie c’est, comme lorsque l’on marche, d’être toujours en mouvement, de sentir qu’on a un chemin et qu’au-delà de la mort, peut-être, c’est la vie qui est devant. Il est important de donner un sens aux choses, et de ne pas percevoir la mort comme un arrêt. Le corps est très important, mais ne pas se sentir bloqué dans sa tête l’est tout autant. Être en dialogue constant avec Dieu et garder ce dialogue, cela me semble vital pour un mourant.

Troisième intervenant: Une simple remarque, à propos du rassasiement. Après avoir travaillé vingt ans en Ehpad, je reste avec le sentiment que personne ne consent à quitter ce monde et que, d’une certaine manière, on ne part pas sans l’avoir décidé. Il m’a semblé que beaucoup des personnes que nous accompagnions lâchaient prise au moment où elles l’avaient décidé. Bien sûr, il n’y a que des cas singuliers, mais j’ai gardé cette impression et il me semble que quand on est un peu préparé (et c’est toute la question de la finitude dans notre société), on peut être en mesure de se dire, le moment venu, «C’est bien, j’ai vécu, je peux partir».

 

«Il y a beaucoup de manières différentes de vivre ce temps»

Caroline Bauer: L’une ou l’un d’entre vous souhaite-t-il intervenir sur cette question du mélange toujours présent de joie et de peine, qui, au fond montre qu’on n’est pas dans un rassasiement définitif? Ou bien sur la question du chemin toujours ouvert et du dialogue avec Dieu, ou encore sur cette décision, implicitée finalement, qui aurait toujours plus ou moins lieu?

Béatrice Birmelé: Je crois qu’il n’y a pas une manière unique. Comme le disait Édith Tartar-Goddet tout à l’heure, certaines personnes ont cette énergie jusqu’au bout; elles trouvent encore l’énergie pour être et c’est cela qui leur donne de l’énergie. Il n’est pas forcément nécessaire d’être très en forme sur le plan du corps et je crois que c’est le fait de continuer à vivre, de se poser des questions et de s’intéresser à l’entourage qui importe. Certains vont lâcher prise et décèdent tandis que, à l’inverse, d’autres vont se battre jusqu’au bout. Il y a beaucoup de manières différentes de vivre ce temps, d’être dans ce temps, et cela appartient à chacun, me semble-t-il. Cependant, je crois que l’accompagnement doit aider la personne là où elle en est (ce qui n’est pas toujours simple, tant on est dans nos habitudes, dans nos manières de faire…). Peut-être que toute l’importance de la mission du soignant, du professionnel, de l’aumônier est justement d’être avec la personne là où elle est, dans le choix qu’elle a fait pour sa vie – qui est une vie jusqu’au bout.

Valérie Ducasse: Tout ce que nous venons de dire nous permet de rester humble face à tout cela parce qu’on s’aperçoit qu’il n’y a pas de façon de faire établie, prédéfinie. Nous avons tous connu des expériences où l’on découvre qu’un patient est toujours en vie après plusieurs jours sans être hydraté ni alimenté. Il respire encore, il est encore là, auprès d’une partie de sa famille et puis, l’un des enfants qui vivait aux États-Unis finit par arriver et, au moment où il parvient au chevet de son père… celui-ci décède. Inversement, il y a ces enfants qui veillent leur parent jour et nuit, car ils veulent être présents au moment où il partira: ils s’en vont chercher un café 5 minutes et c’est à ce moment-là que ça se passe. Il y a des choses qu’on ne maîtrise pas. Est-ce que c’est vraiment le patient lui-même qui décide qu’il veut partir en la présence d’Untel ou au contraire en l’absence de ses proches? Je n’ai pas la réponse. Quand les familles nous disent: «Docteure, ça va prendre combien de temps? Est-ce que j’ai le temps de partir en weekend? Est-ce que j’ai le temps de revenir?»… Comment répondre?

Dernier exemple: je me rappelle une patiente qui faisait régulièrement des décompensations cardiaques et qu’on arrivait à traiter à chaque fois. Un jour, elle refait une décompensation et je lui dis de ne pas s’inquiéter car on lui a administré le traitement. Elle est cliniquement exactement comme d’habitude. Elle me demande alors d’approcher et me dit à l’oreille: «Pas cette fois-ci. Cette fois-ci, je vais mourir»… Et elle est décédée 2 heures plus tard. Ce sont des chose qu’on ne s’explique pas. Qu’est-ce que le patient décide lui-même? Est-ce qu’on décide toujours? C’est aussi ça qui fait qu’on est humain, finalement. Cette ambivalence, c’est la vie elle-même. Il y a le moment où on est capable de raisonner, de se dire qu’on arrive aux derniers jours de sa vie, où on est prêt à l’accepter, et puis il y a le moment où, en ressentant une émotion positive, on se dit qu’on a encore envie de vivre, que c’est peut-être bientôt la fin mais que tant qu’on peut encore en profiter, on en profite! C’est la vie: il y a ce qu’on accepte et puis il y a les choses qu’on voudrait autrement.

Caroline Bauer: Dans le numéro de Foi & Vie, un article d’Alain Houziaux (1) traite de ces contradictions qui accompagnent cette période de grand âge.

 

«Personne aujourd’hui ne sait comment l’on va pouvoir maintenir ce niveau de qualité pour tous»

Nous arrivons à notre troisième et dernière partie qui se présentera plutôt sous forme d’ouverture, car nous ne traiterons pas toutes les questions liées à ce défi, pour la société, d’accueillir de plus en plus de personnes âgées. Les accompagnements, lorsqu’ils sont bien vécus, nécessitent du temps, et c’est peut-être ce qui ressort de tous nos échanges, ce besoin de prendre le temps et notamment le temps de la parole. Or, nous savons que la situation actuelle des établissements médicosociaux n’est pas si facile. Bruno Carles, peut-être pouvez-vous nous donner quelques indications rapides sur ces trous dans la raquette, c’est-à-dire sur ce qui manque aujourd’hui? De nouvelles formes d’établissements apparaissent: à quels besoins répondent-ils?

Bruno Carles: Je ne suis pas devin mais, effectivement, face aux contraintes que j’ai essayé d’exposer, qui sont financières et qui concernent les vocations du corps médical (jusque vers 2030, la démographie médicale va malheureusement continuer de baisser alors qu’en face la demande va s’accroître, et ce jusqu’à ce que les numerus clausus permettent de repartir à la hausse), il va y avoir des tensions probablement très fortes entre la demande d’accompagnement de la vie jusqu’au bout dans de bonnes conditions et l’offre qui risque d’être dégradée sur certains territoires ou en certains lieux.

Je ne le souhaite pas mais personne aujourd’hui ne sait comment l’on va pouvoir maintenir ce niveau de qualité pour tous compte tenu des simples éléments démographiques (et financiers, dans une certaine mesure). Au moment de sa première élection, le président actuel avait prévu une loi sur l’autonomie… Il y a une espèce de déni de la volumétrie à gérer qui fait qu’aujourd’hui, on ne sait pas trop comment agir, si ce n’est en continuant à tenir bon sur ce qu’on sait faire et sur ce qui est mis en œuvre. On ne sait pas trop comment ça peut se passer au niveau des politiques publiques, mais il est certain, les choses vont bouger, par force…

Le grand piège serait d’avoir une société à deux vitesses entre ceux qui ont droit à un accompagnement de qualité et ceux qui sont abandonnés. Il y a déjà – on parlait du moment de la mort – tout un mouvement à l’œuvre qui réclame le droit de choisir le moment de sa mort, c’est le projet de loi actuel sur la dépénalisation de l’aide active à mourir qui existe dans certains pays. Je ne sais pas si cela fait écho à cette crainte là des gens de mourir dans de mauvaises conditions mais il est évident qu’il y a probablement une peur. Il y a sur le territoire français des gens qui n’ont pas accès à des soins palliatifs de qualité, des gens qui souffrent donc inutilement ou qui ne sont pas accompagnés ni spirituellement, bien entendu, ni médicalement dans de bonnes conditions. Cela pose des questions sur les solutions qu’on peut mettre en œuvre face à ce simple constat du déficit de l’offre par rapport à la demande.

Caroline Bauer: Béatrice Birmelé, quel est votre avis sur la question?

Béatrice Birmelé: Je pense qu’effectivement, il y a un énorme problème mais qu’il y a des réflexions, qui se font à toute petite échelle, qui ne sont pas des choses majeures (je pense aux maisons intergénérationnelles, par exemple). Ce sont de petites gouttes d’eau mais ces petites gouttes d’eau font aussi quelque chose de plus grand. Je pense qu’il faudrait une réflexion plus globale sur comment accompagner ce vieillissement. Je ne suis pas sûre qu’une éventuelle loi sur l’aide médicale à mourir répondrait à cela.

 

«Que les familles, les enfants, les petits-enfants, se réemparent de cette question»

Caroline Bauer: C’est tout de même intéressant de voir naître de nouvelles initiatives, des maisons intergénérationnelles ou des béguinages qui sont des lieux où les personnes ne sont plus seules à domicile, ne connaissent plus l’isolement, parviennent à mutualiser quelques moyens et en même temps ne sont pas non plus prises en charge en établissements médicalisés. Récemment, j’ai été frappée par une discussion avec une amie qui est médecin gériatre en province. Elle qui n’est pas encore considérée comme senior m’a pourtant dit qu’elle réfléchissait, avec des amis, à monter un projet pour leurs vieux jours. Car qu’il y aura à l’avenir un grave problème d’accompagnement et qu’il faut être capables de s’organiser en amont. J’ai été frappée parce que c’est un sujet qu’on n’aborde pas habituellement. Est-ce qu’il faut inviter chacun à réfléchir, dès nos âges, sur le projet de vie jusqu’au bout et dans quel cadre on veut le vivre? À ce moment-là, cela veut dire développer des solutions alternatives aux institutions existantes.

Valérie Ducasse: Oui, je le pense. C’est un fait: les structures existantes ne pourront pas à elles seules assumer, absorber l’impact du vieillissement. Et si là encore on veut rester dans le choix de sa propre vie et de la façon dont on veut la finir, je pense qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même… Il faut aborder la question avec ses proches et essayer de se projeter (dans la limite de ce dont on est capable, évidement). Mieux on aborde ces choses qui restent encore malheureusement trop taboues, et mieux elles seront vécues, en tout cas par l’entourage. Par exemple, on peut dire à ses enfants qu’ils n’ont pas à s’inquiéter, qu’on ne leur en voudra pas s’ils sont un jour dans l’obligation de nous placer en institution. Cela déculpabilise et permet, encore une fois, de parler de ses choix, de dire qu’on aimerait bien que ce soit plutôt dans sa région d’origine ou au bord de la mer… Ce sont quand même des choses qui, à mon avis, apaisent une fois qu’on en a parlé.

Et puis, on en revient toujours à la représentation qu’a la société du vieillissement car, non seulement on connaît une pénurie de soignants au sens large (pas seulement les médecins: tous les professionnels de santé), mais la situation est encore pire dans le domaine de la gériatrie. Quand la réa a du mal à recruter, imaginez la gériatrie!… C’est ce que nous disent d’ailleurs les agences de recrutement sur cette question de la représentation du travail en gériatrie. Cela fait toujours mieux dans un dîner de dire qu’on est infirmière en neurochirurgie plutôt qu’infirmière dans un Ehpad… Il y a cet aspect-là et on n’est pas au bout de nos peines tant qu’on aura cette idée que l’Ehpad est un mouroir, l’endroit où il ne faut surtout pas être et ne surtout pas travailler, l’endroit où il se passe des choses terribles… Il y a un vrai travail à faire au niveau de la représentation de la société et tout ce qui est projet, idée et innovation intergénérationnels doit prendre en compte le fait qu’il est normal de vivre avec les personnes âgées. On partage la société, elle ne doit pas être faite uniquement pour les jeunes, pour les enfants… on vit tous ensemble. C’est vers cela que l’on doit tendre.

Bruno Carles: Toutes les initiatives seront bonnes mais pour l’instant, il n’y a pas de miracle. C’est-à-dire que les béguinages et autres ont un côté Bisounours… Ces gens qui veulent rester chez eux indépendants et dans un relatif individualisme jusqu’au dernier moment… je pense qu’ils fantasment un peu ce que ça va être que partager!… Les maisons partagées que j’ai vues ne sont pas des réussites absolues. Les résidences autonomies qui se font en parallèle sont un piège parce que c’est de l’Ehpad low-cost. On va ainsi créer des structures qui sont des Ehpad déguisés mais sans moyens, sans médicalisation, sans accompagnement et sans argent public surtout… Cela risque d’être problématique parce que les gens vont vieillir dedans et se retrouver dans des impasses collectives ou individuelles. S’il n’y a pas de solution venant d’en haut, des professionnels ou de la puissance publique, le seul levier sociétal qui reste est le changement de comportement des familles. On ne peut plus vivre dans une société où les familles délèguent, sous-traitent la gestion de leurs aînés à des professionnels, à des institutions – tout en tapant dessus. Ça ne sera plus possible, et heureusement… Il faut donc que les familles, les enfants, les petits-enfants, se réemparent de cette question parce que c’est le lien social minimal!

Caroline Bauer: Merci à la salle et à chacun d’entre vous d’avoir participé, écouté attentivement et réfléchi avec nous à cette situation.

Transcription par Pauline Dorémus.

 

Illustration: Bruno Carles, Béatrice Birmelé, Caroline Bauer, Anne Thöni et Valérie Ducasse lors de la table ronde

(1) Les vieux sont pleins de contradictions!, Foi&Vie 2022/1, pp.5-11.

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