Du domicile à l’établissement d’accueil (1) - Forum protestant

Cette table ronde, animée par Caroline Bauer dans le cadre de la convention Vieillir: un défi pour la société et pour l’Église, interroge les notions de liberté et de responsabilité dans la prise en charge des personnes âgées devenues dépendantes. Pour en débattre, Béatrice Birmelé (médecin), Bruno Carles (Le Refuge protestant, Mazamet), Valérie Ducasse (médecin), Anne Thöni (Aumônerie des hôpitaux). Avec le témoignage de Philippe Wender (Citoyennage).

Interventions prononcées pendant la 9e convention du Forum protestant le 22 novembre 2022.

Visionner l’ensemble des interventions et débats de la 9e convention (cette première partie de la deuxième table ronde va de 1h25 à 2h07).

 

«Entendre aussi la voix des personnes âgées elles-mêmes»

Caroline Bauer: Nous ouvrons notre deuxième table ronde autour du thème Citoyenneté, dignité et autonomie de la personne, du domicile à l’établissement d’accueil. Nous sommes très heureux d’accueillir autour de nous quatre invités, cinq étaient prévus ce soir mais Philippe Wender – que je présenterai tout de même – a eu des ennuis de santé et n’a pas pu être présent. À quatre, vous allez aborder cette question de la citoyenneté et de l’exercice de la liberté pour les personnes lorsqu’elles parviennent au stade de l’autonomie limitée, jusqu’à la dépendance.

C’est un sujet rarement abordé, peut-être difficile à aborder: il nous renvoie à une réalité difficile à vivre ou à une image dure du vieillissement. Les objectifs de notre table ronde seront de nommer les expériences de nos intervenants, les difficultés qu’ils perçoivent, et aussi peut-être de forger un regard d’espérance, en tout cas donner pour chacun des moyens d’agir. Le parti pris du numéro de Foi et Vie en lien avec notre thématique a été de donner la parole aux personnes seniors elles-mêmes, des personnes qu’on n’entend pas si souvent. On parle souvent de l’âge, du vieillissement et ce sont souvent des professionnels comme nous qui parlons. Dans cette conférence, nous allons essayer d’entendre aussi la voix des personnes âgées elles-mêmes. Philippe Wender qui devait être avec nous ce soir est le représentant d’une association qui s’appelle Citoyennage et qui donne la parole, fait entendre la voix des personnes seniors. Comme il n’est pas là, nous allons évoquer son point de vue et ce désir de rester citoyen et libre le plus longtemps possible.

Parmi nos invités, Valérie Ducasse. Vous êtes médecin, cheffe de service en gériatrie à l’hôpital La Cité des Fleurs à Courbevoie. La Cité des fleurs est un établissement de soins de suite où l’on est donc accueilli souvent après une hospitalisation et qui peut être un intermédiaire entre la vie à domicile et l’Ehpad, même si beaucoup de gens retournent tout de même chez eux. Vous êtes donc aux premières loges de ce travail d’accompagnement, du choix entre vie à domicile et vie en Ehpad. Vous enseignez aussi auprès de soignants, d’infirmiers, de médecins, de pharmaciens. Vous appartenez à la Fondation des Diaconesses, qui est très attachée à l’éthique, et vous aurez d’ailleurs un témoignage à nous partager sur le travail que fait cette fondation en matière d’éthique.

Valérie Ducasse: Je voudrais simplement vous remercier de m’avoir invitée pour, effectivement, partager mon expérience de l’accompagnement des personnes vieillissantes et mon regard sur le fait qu’elles sont toujours citoyennes.

Caroline Bauer: Anne Thöni, vous êtes officière de l’Armée du Salut depuis 42 ans, vous êtes pasteure, vous avez été responsable de communication, de formation théologique et vous êtes désormais depuis une vingtaine d’année détachée auprès de la Fédération protestante de France (FPF) en tant qu’aumônière des hôpitaux. Depuis votre retraite en 2015, vous êtes toujours active dans la commission de la FPF et responsable des aumôniers d’Île de France. Vous avez été également présidente d’une autre commission de la FPF, la commission Relations avec l’Islam.

Béatrice Birmelé, vous êtes médecin au CHU de Tours, présidente de la commission d’aumônerie de la FPF, commission qui traite des établissements sanitaires ou médico-sociaux. Vous êtes aussi engagée sur les questions d’éthique du soin puisque vous dirigez l’Espace de réflexion éthique de la Région Centre-Val de Loire. Vous exercez également dans le cadre du CHU de Tours en hospitalisation à domicile. Vous avez donc à la fois la vision de la vie des personnes dépendantes à domicile et en Ehpad.

Béatrice Birmelé: Je crois qu’il est très important d’envisager ce maintien à domicile tant que c’est possible.

Caroline Bauer: Bruno Carles, vous venez de Mazamet où vous dirigez le Refuge protestant depuis 10 ans. Le Refuge protestant est une œuvre qui contient trois établissements sur le même site pour proposer des offres adaptées au parcours de chacun pour permettre ce passage de la vie à domicile à la vie en établissement le plus harmonieusement possible. Le Refuge protestant va être prochainement rattaché à la Fondation John Bost. Vous êtes également membre du bureau de la Fédérétion de l’Entraide protestante qui participe à l’évènement ce soir.

Au cours de cette table ronde nous aborderons successivement trois thèmes. Le premier thème s’intéressera aux temps d’autonomie de la personne, lorsque la personne est encore en situation de pouvoir être citoyen, libre et engagé mais que les problèmes de santé s’approchent et deviennent plus prégnants. La question se pose alors de comment faire pour maintenir le plus longtemps possible la citoyenneté et les engagements dans la vie sociale. On peut également se demander si les seniors sont victimes d’un âgisme au sein de la société, c’est-à-dire d’une forme de rejet, de condamnation de la vieillesse qui les enfermerait dans un rôle passif.

Le deuxième thème que nous aborderons est le passage de l’autonomie à la dépendance, lorsque vient ce moment où l’autonomie n’est plus pour la personne âgée un projet ou même une possibilité. Comment se fait ce passage, comment s’accompagne-t-il? Quels sont les problèmes qui se posent? Comment maintenir (ou le faut-il) une part de citoyenneté? Comment écouter la liberté de s’engager ou de ne pas s’engager? Comment reconnaître aussi le souhait de certaines personnes de ne plus vouloir s’engager?

Et pour le troisième thème, nous ferons une ouverture vers l’avenir. Nous nous demanderons quel projet de société bâtir pour que les établissements ou les organisations de soin à domicile puissent faire face non seulement aux soins qui sont dus aujourd’hui aux personnes mais aussi, dans l’avenir, à une génération qui va grandir en nombre. Nous savons que notre société vieillit et nous savons que de plus en plus de personnes seront dans ce passage de l’autonomie à la dépendance. Quelle réponse institutionnelle apporter? Un chiffre clé que m’a donné Bruno Carles pour cette préparation: en 2046, en France, il y aura autant de personnes de plus de 65 ans que de moins de 65 ans. Nous avons entendu parler du débat autour d’Orpea et cela interroge d’autant plus ce que la société va être capable de porter comme projet pour accueillir les seniors.

Philippe Wender, qui aurait donc dû être présent avec nous, est président d’une association nommée Citoyennage et il a écrit deux articles qui rendent bien compte du travail de cette association (1). Citoyennage est née, étonnamment, non pas de sa propre initiative mais de celle des directeurs d’établissement qui ont souhaité entendre la voix des résidents d’Ehpad ou des personnes qui, parfois, vivent à domicile, et qu’on n’entend pas suffisamment. Le but de cette association est de donner la parole aux vieux – puisque lui n’hésite pas à employer ce mot. Dans une démarche qui veut allier citoyenneté et grand âge, l’association a donc été consultée par des politiques, y compris le ministère, de façon à comprendre quelle était la positon des personnes seniors. Ils y ont exprimé des besoins concrets autour, par exemple, du problème des coûts des institutions ou du problème des moyens en personnel, mais ils ont aussi exprimé des revendications très claires en faveur d’une citoyenneté et d’une liberté renforcée y compris dans les Ehpad.

Une des propositions que fait l’association est que ce soit la personne qui puisse choisir elle-même de rentrer ou non en Ehpad et non ses enfants ou l’accompagnement médical. D’autres propositions vont dans le sens de la liberté: pouvoir sortir et rentrer librement quand on habite en Ehpad (alors que les portes sont fermées, que les entrées et sorties sont limitées), recevoir qui l’on veut dans sa chambre d’Ehpad, liberté de voter, liberté d’avoir internet et de pouvoir librement s’exprimer… Cette association condamne l’âgisme de la société et cela m’amène à une première question: comment s’exprime cet âgisme aujourd’hui et quel est-il? Isabelle Hartvig, qui est aussi membre de Citoyennage et qui écrit dans Foi et Vie (2), le définit ainsi: «Une sorte de racisme antivieux, inconscient mais bien réel que nous devons combattre de toutes nos forces». Bruno Carles, comment percevez-vous cet âgisme? Est-ce qu’il existe vraiment?

Bruno Carles: «Une espèce de déni du vieillissement»

Bruno Carles: Le vrai problème de l’âgisme est que contrairement au racisme, il concerne tout le monde a priori, puisque personne ne deviendra noir mais qu’on deviendra – je l’espère – tous vieux. C’est donc un problème qui nous touche tous.

Je rappelle un peu le cadre: vous parliez de l’explosion démographique, du vieillissement qui touche la France mais avant nous le Japon, la Russie, l’Allemagne… Il y a aujourd’hui en France à peu près 800000 personnes qui vivent en Ehpad. Selon les projections, il faudrait d’ici 2030 au moins 100000 places de plus, ce qui n’est pas atteignable. On sait que 90% des personnes qui sont en Ehpad sont dépendantes ou très dépendantes. Figurez-vous qu’il existe un classement de la dépendance qu’on appelle les GIR (3): lorsque vous entrez dans un Ehpad, vous êtes catégorisé selon votre niveau de perte d’autonomie.

Concernant la citoyenneté et la liberté, le législateur a quand même prévu depuis 2002 de nombreuses initiatives pour faire en sorte que l’Ehpad soit, outre un lieu de soin et d’hébergement, un lieu de vie considéré comme un domicile. C’est-à-dire que dans votre chambre d’Ehpad, légalement et normalement, vous êtes chez vous: c’est un domicile. Il y a des choses obligatoires qui organisent la démocratie ou la représentation de la parole des usagers, comme le conseil de vie sociale où chaque résident élit ses représentants (Monsieur Wender est lui-même président du conseil de vie sociale de l’EHPAD où il est hébergé).

Il y a l’impératif de faire des projets d’accompagnement personnalisé, c’est-à-dire de prendre en compte la parole individuelle partout où la prise en charge n’est pas collective et imposée, de mettre en œuvre des actions choisies par le résident ou sa famille et qui correspondent à ses besoins et envies. Il y a également de nombreuses chartes des droits des personnes âgées qui garantissent l’expression d’un certain nombre de droits. Ça, c’est évidemment la théorie ou l’ambition légitime de faire en sorte que les personnes âgées soient des citoyens jusqu’à leur dernier souffle. Au niveau du domicile c’est un peu plus délicat puisque les gens n’y sont pas encadrés mais les services d’accompagnement à domicile, devenus des établissements sociaux et médico-sociaux, sont soumis aux mêmes règles. Il y a donc aussi une attention particulière à ce que le rapport soit rééquilibré entre ce que propose le professionnel (où ce qu’il conçoit) et ce que souhaite le bénéficiaire.

Dans le soin – je parle sous contrôle des médecins qui sont autour de la table – l’attention se situe au niveau des besoins des personnes: soins, accompagnements et attentes qui sont elles d’ordre privé (ce que l’on souhaite au-delà de ce dont on a besoin). C’est très important car l’expression de la citoyenneté et de la liberté dans le cadre de l’accompagnement va se faire autour de ces attentes, puisque les autres besoins sont incontournables: il faut d’abord s’occuper de la personne pour ensuite pouvoir développer son niveau d’autonomie en répondant à ses attentes. Ça, c’est la théorie, et, on le sait (l’actualité le prouve) les Ehpad n’ont pas bonne presse: en gros, personne ne veut y aller… L’offre est réduite de toute manière, et tout le monde ne pourra pas y aller car, je l’ai dit, on va manquer de place.

D’où l’impératif de développer le domicile, qui correspond aussi aux attentes, à condition que ce soit possible: mettre en œuvre des moyens pour accompagner quelqu’un à domicile est évidemment plus couteux, plus complexe, et nécessite plus de ressources humaines, de coordination. Cela pose aussi d’autres problèmes sociétaux autour de la place des personnes âgés dans les villes et de l’adaptation pratique des logements. Ce ne sera malheureusement pas possible pour tout le monde parce qu’il y a aussi un problème de vocation dans les métiers. Sans parler du problème de l’accès des gens à l’information pour organiser leur prise en charge lorsqu’ils deviennent dépendants. Sans compter le problème des déserts médicaux…

Je vous dresse une liste de problèmes, j’en suis désolé… mais c’est pour anticiper! Le tout dans un labyrinthe technocratique énorme. La société conçoit très bien la croissance des enfants, l’éducation (on a droit à des conseillers d’orientation, on a des informations sur ce qui va se passer lorsqu’on sera adulte)… Et puis lorsqu’arrive la perte d’autonomie, tout le monde a un peu la tête dans le sable! Il y a une espèce de déni du vieillissement qui n’est anticipé ni par les familles, ni par les personnes elles-mêmes.

On a évoqué plus tôt la peur de vieillir: on se retrouve dans ce labyrinthe, à ne pas savoir quelles sont les options, quels sont les choix, comment on peut les exercer et ne pas subir l’hébergement forcé ou le choix de la famille qui panique… Il y a donc tout un chemin à faire pour anticiper le choix de la personne. En théorie, il y a beaucoup de choses qui se font très positivement… et en pratique, il y a beaucoup de gens qui paniquent, qui ne savent pas où ils vont aller, qui ne savent pas comment ils vont gérer le vieillissement, qui ont eux-mêmes évidemment très peur de la perte d’autonomie et qui ont peur de peser sur les autres, que ça leur coûte cher… Étonnement: le premier critère de choix d’un Ehpad est le prix, car lorsqu’on est près de la fin de sa vie, on souhaite transmettre, parfois avant même de vouloir s’occuper de soi-même. C’est aussi un paradoxe!

Tout cela fait un corpus de contraintes énormes qui rappellent aussi (puisque les problématiques sont diverses) qu’il faut un parcours. Il faut que le choix soit possible, il faut une multitude de possibilités de prises en charge, de façon à ce que les gens puissent se projeter autrement et ne pas se dire que la voie est toute tracée: qu’ils vont commencer par avoir quelqu’un qui va les aider chez eux, puis qu’un jour (quand ils se seront blessés ou qu’ils ne pourront plus monter l’escalier), ils iront en Ehpad, ce qui est un repoussoir intellectuel ou affectif pour les gens. Dans les œuvres protestantes (et dans bien d’autres, d’ailleurs), nous militons énormément pour valoriser l’image des Ehpad et en faire des lieux de vie. Je peux témoigner que les Ehpad sont des lieux de vie, qu’il y a même des gens qui parfois y viennent sans l’avoir choisi et y retrouvent de l’autonomie, du lien social, brisent leur solitude, retrouvent une dignité… Et que ce qu’il s’y passe est absolument formidable.

Caroline Bauer: Merci. C’est un témoignage riche qui soulève plusieurs questions. J’ajoute que Philippe Wender signale que lui est très heureux d’être en Ehpad: il soulève tous les problèmes que poserait pour lui la vie à domicile. L’Ehpad peut donc être une très belle expérience et je regrette encore qu’il ne soit pas là pour en témoigner lui-même. Bruno Carles parle de la liberté de choix de rentrer en institution, Valérie Ducasse, vous en avez avez une expérience très concrète…

 

Valérie Ducasse: «Je ne m’étais jamais posé la question»

Valérie Ducasse: Avant de vous partager cette expérience sur la question de l’âgisme et de ce qu’on en perçoit… moi, quand je dis que je suis gériatre, la réaction de tout le monde est: «Ah bon! Mais, tu as choisi ou on t’a forcée?». Je suis obligée de justifier, de dire que oui, j’ai vraiment choisi d’être médecin des personnes âgées comme on peut choisir d’être pédiatre ou cardiologue, c’est vraiment un choix délibéré. Comme quoi cet âgisme se retrouve à tous les niveaux.

Vieillir, c’est quelque chose qui fait peur à tout le monde parce qu’on sait que c’est inévitable. À moins d’être mort avant, on va tous forcément vieillir, ce parcours est inévitable. La question est donc de savoir si la société est adaptée à ce qui se passe. Dans une ville comme Paris où tout va très vite, où on doit partager les trottoirs avec les trottinettes, avec la foule… quand on va dans le métro, on voit bien que ce n’est pas très adapté aux personnes âgées: entre les gens qui marchent vite, les escaliers… C’est tout cela qui fait peur: ne plus avoir accès à toute la vie qu’on s’est construite pendant des années, à ses activités, aux personnes qu’on a rencontrées. Finalement, on s’aperçoit qu’on est de plus en plus limité… mais surtout parce que la société ne s’est pas adaptée à ce qui va se passer. C’est là où ça commence.

On parle de l’Ehpad – qui peut être ou pas une destination –mais, déjà en étant chez soi et en voulant simplement continuer à fonctionner normalement, cela pose des questions au quotidien. Je pense que l’âgisme commence déjà là: quand on ne peut pas continuer à fonctionner dans la société comme tout le monde, dans cette course de vitesse, de performance, d’esthétique, d’image… C’est là que l’on se ressent (c’est en tout cas ce que me disent les patients) de plus en plus exclu parce qu’on ne colle plus à ce qui a été construit dans la société.

À propos du choix de rentrer en Ehpad ou pas, j’avais dans le service dans lequel je travaillais avant une dame de 94 ans qui avait été hospitalisée après une chute à son domicile. Elle s’était fracturée le bras et tant qu’elle avait le bras en écharpe, elle ne disait rien parce qu’elle trouvait assez normal d’être hospitalisée. Mais quand on lui a enlevé l’écharpe, elle a commencé à vouloir rentrer chez elle, ce qui est tout à fait normal. C’était une femme qui vivait seule, qui était célibataire sans enfant et qui n’avait pas de famille. Les voisins nous avaient appelé en nous signalant qu’ils étaient régulièrement embêtés par cette voisine qui d’après eux consommerait de l’alcool et puis frappait à la porte la nuit parce qu’elle n’arrivait pas à faire fonctionner ceci ou cela chez elle… Ils nous ont dit qu’elle avait des troubles, que ce n’était vraiment pas prudent de la laisser rentrer à la maison, et c’est vrai qu’on avait constaté qu’elle avait quelques troubles de mémoire, qu’elle n’était pas toujours très orientée même si elle fonctionnait normalement dans le service. À ce moment-là s’est posée la question de savoir si on la laissait rentrer chez elle, avec la crainte qu’elle se mette en danger à cause de ses troubles cognitifs et parce qu’elle n’avait pas de famille… alors qu’elle demandait à rentrer au domicile. Et puis, un jour, elle est venue me voir en me disant:

«Docteure, je ne suis pas contente du tout! Je suis allée aux admissions pour réclamer les clés de chez moi et on me dit qu’on ne peut pas me les donner, que je dois les demander au docteur! Vous trouvez normal qu’à 94 ans, alors que j’ai acheté mon appartement, on me demande de réclamer mes clés à vous que je ne connais pas? De quel droit pouvez-vous m’autoriser à avoir les clés de chez moi? C’est mon domicile, j’ai construit toute ma vie toute seule, j’ai peiné pour acheter mon appartement et on me dit que je n’ai plus le droit d’y accéder et que c’est une étrangère qui doit me donner l’autorisation de rentrer à la maison!…»

Je ne m’étais jamais posé la question dans ce sens-là. Je me suis dit: c’est vrai, après tout, qui suis-je pour lui interdire de rentrer chez elle ou l’y autoriser alors que, comme elle le dit, elle a construit sa vie, libre, indépendante, sans aucune aide? Et, tout d’un coup, on lui interdirait cette liberté? Ça nous a interpellés, dans le service, et j’ai demandé à l’équipe ce qu’ils en pensaient.

On avait même sollicité le comité éthique parce que, vraiment, je m’interrogeais sur le fait que mon simple titre de médecin me donne ce pouvoir sur des personnes. Quelle est ma légitimité à prendre de telles décisions? Dans ce comité éthique, on trouvait à la fois des soignants et des non soignants (philosophes, sociologues, etc.) et, de façon très clivée, tous les soignants ont dit qu’elle devait aller en Ehpad car elle allait se mettre en danger, tandis que tous les non-soignants étaient choqués qu’on se pose cette question puisqu’elle avait le droit de rentrer chez elle, elle était libre.

Tout dépend de qui pose la question de rentrer au domicile ou de rentrer en Ehpad. Selon qu’on est dans un regard soignant, protocolisé, avec ces échelles, ces grilles pour savoir qui est dépendant, qui est autonome… Ou selon qu’on adopte le point de vue du citoyen qui a construit sa vie, qui a été libre, autonome. On ne peut pas avoir le même regard. C’est une question que je continue à me poser tous les jours et j’incite les équipes qui travaillent dans mon service et même les familles à y réfléchir. Quand les familles me disent «Il a chuté, moi je ne veux pas qu’il rentre à la maison»… mais que la personne, elle, veut rentrer, je leur dis:

«Vous réalisez comment les choses se sont passées? Il a fait une chute chez lui, a déclenché la téléalarme et les pompiers sont venus. Ça s’est donc passé brutalement, très rapidement, et avec une certaine violence, même, parce qu’avec sa fracture il avait mal, il n’était pas habillé, il n’a pas pu prendre ses affaires, n’a pas pu envisager de dire au revoir à son domicile… Et là, tout d’un coup, il ne rentrera plus jamais chez lui…»

Les enfants répondent: «Oui, mais quand même, il est en danger…». C’est vrai. Mais quiconque se retrouverait du jour au lendemain à ne plus pouvoir rentrer chez soi verrait bien que ce n’est pas envisageable. Je pense qu’il faut que chacun ait le temps de penser à ces choses, et c’est vrai que cette dame de 94 ans, en l’occurrence, on l’a finalement laissée rentrer chez elle et cela a duré un mois avant qu’elle ne refasse une chute. Elle est revenue à l’hôpital où, cette fois-ci, elle a pris conscience qu’il était compliqué pour elle de rester à la maison et a accepté de rentrer en Ehpad. C’est donc vraiment important d’avoir le temps de choisir et d’accepter le fait que cela devient difficile de rester seule chez soi, sans être privée de ce choix de décider soi-même.

 

«On agit malgré la personne et, en général, cela ne marche pas très bien»

Caroline Bauer: Sur ce thème, Béatrice Birmelé avait un point de vue tout à fait intéressant: le non-consentement de la personne est un problème pour l’équipe soignante. Est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi?

Béatrice Birmelé: Cela concerne toute personne autonome mais qui, surtout, a la possibilité d’autodétermination, c’est-à-dire qui peut décider pour elle-même. Elle peut être complètement dépendante pour les gestes de la vie quotidienne (donc dans la grille GIR), mais être autonome et décider pour elle-même. De ce fait, quoi qu’on fasse, il faut avoir le consentement de cette personne, on ne peut rien faire sans. C’est aussi notre système législatif qui veut ça et très souvent, on oublie un peu ce consentement. Comme le disait ma collègue, je crois qu’il faut vraiment savoir ce que veut la personne et essayer à partir de là de voir quels sont les possibles. Je vois souvent, au domicile, des soignants qui ont beaucoup d’expérience, beaucoup de connaissances mais qui souvent sont en difficulté parce que la personne se met en danger, risque de tomber, mais veut rester chez elle. Qui sommes-nous pour l’obliger à partir? Le consentement est indispensable. C’est vrai que les soignants sont inquiets, ils culpabilisent parce qu’ils se disent qu’une personne va peut-être se mettre en danger, se faire du mal, qu’un matin à leur arrivée elle sera décédée. D’un autre côté, si la personne veut rester chez elle, elle a le droit de prendre les risques. Le problème est un peu différent si elle fait prendre des risques ou met en danger des tiers, mais s’il ne s’agit que d’elle… elle a le droit au risque. Ce droit, on l’a toute notre vie, alors pourquoi une personne âgée n’en disposerait-elle plus?

Je pose souvent la question du bien qu’on peut faire pour la personne: est-ce que c’est le bien tel que moi je le pense pour elle ou le bien tel que la personne peut le dire pour elle? Parfois, on l’oublie un peu dans les établissements – en tout cas dans les Ehpad que j’accompagne. Dans ma fonction, en éthique, je constate souvent que les portes sont fermées et je suis très contente que Monsieur Wender milite pour leur ouverture car ces établissements constituent leur domicile et la liberté d’aller et venir est un droit constitutionnel. Les portes ne devraient pas être fermées parce qu’il faut respecter cette liberté mais très souvent, on décide de fermer les portes pour éviter que la personne ne se mette en danger et ne prenne des risques. Cela concerne bien sûr les personnes qui ne se perdent pas, qui n’ont pas des troubles des fonctions supérieures. Ces personnes qui peuvent décider pour elles-mêmes, pourquoi est-ce qu’on les empêcherait de sortir? C’est vrai, c’est une responsabilité pour l’établissement. Mais ce consentement est essentiel pour tenir compte de ce que la personne âgée veut car, en tant que professionnel, on est tenu à faire ce qu’elle demande (dans la mesure du possible, bien sûr) et parfois on l’oublie, non pas parce qu’on ne veut pas en tenir compte mais parce qu’on pense bien faire. On agit malgré la personne et, en général, cela ne marche pas très bien. Surtout, on oublie qu’elle peut s’exprimer à la première personne, qu’elle peut formuler des souhaits. C’est sa dignité, c’est son autodétermination, c’est le droit de vivre sa vie.

Caroline Bauer: Je pose quand même la question de la voix des proches: est-ce que les enfants n’ont pas aussi un droit de parole dans cette décision?

Béatrice Birmelé: Effectivement et je ne l’ai pas abordé. Ce que je constate, c’est que les parents vont souvent en établissement sous la pression des enfants mais aussi parce qu’ils y sont en sécurité. Alors qu’à domicile, c’est de nouveau le risque que vont prendre les personnes, le risque qu’elles ne mangent pas bien, qu’elles ne mangent pas régulièrement, qu’elles tombent… Et du coup, là aussi, il y a la culpabilité des enfants: ne pas faire le maximum, faire prendre des risques. Dans le domaine des soins, le plus difficile, c’est quand il y a un désaccord, en particulier entre les soignants et la famille. Le plus souvent, les personnes prises en charge suivent l’avis des enfants.

Caroline Bauer: Il y a peut-être la question du temps qui n’est pas laissé à la discussion. Valérie Ducasse nous disait que le temps avait permis à cette dame d’avancer à son propre rythme et de parvenir à trouver une solution pour elle-même. Au Refuge protestant, Bruno Carles, comment arrivez-vous à gérer cette question du consentement pour entrer en Ehpad ou, d’une façon générale, du choix de la personne? Comment gère-t-on cette question de l’accompagnement du désir de la personne?

Bruno Carles: On est, un peu comme tout le monde, dans une tension classique (ou peut-être même un peu protestante) entre liberté et responsabilité… Nous, nous avons la chance d’avoir un parcours avec à la fois des appartements pourvus de services à domicile où les gens peuvent s’accoutumer à la vie proche d’un établissement, un Ehpad pour l’hébergement permanent, et une clinique de soins de suite pour du soin temporaire. La loi impose que pour chaque commission d’admission en Ehpad, il y ait un document officiel de recueil du consentement. Ce que décrit Béatrice Birmelé est très vrai: les familles poussent et les parents suivent. Je reprends mon analogie avec les enfants: il y a un moment où il faut savoir protéger les gens d’eux-mêmes, où il faut savoir dire que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Je rappelle que les aidants décèdent souvent avant la personne aidée. On ne peut pas se diriger vers une conception de l’individualisme où un individu pourrait faire ce qu’il veut, quels que soient les cadavres qu’il laisserait sur sa route d’autonomie et d’indépendance!… C’est donc effectivement une décision familiale avant tout, et collégiale. En tout cas, il faut insister: il y a un recueil du consentement et la décision est réversible. J’ai eu des résidents d’Ehpad qui sont repartis et j’en étais ravi! Ça validait l’idée que c’était possible. Tant que le consentement est possible (c’est-à-dire que l’expression de la volonté existe), il faut évidemment en tenir compte, mais il faut aussi prendre en considération l’entourage, le cadre légal de la responsabilité des soignants et du directeur, et enfin, évidemment, la sécurité des autres. C’est un peu comme quand on enlève à une personne les clés de sa voiture. On fait moins de chichis, mais c’est aussi un début de perte d’autonomie et un geste pour protéger les autres.

Valérie Ducasse: Pendant le confinement, on a tous vécu ce phénomène d’être privés de notre liberté pour se protéger et pour protéger les autres. Tout le monde a pu toucher du doigt ce que c’est que d’agir pour son bien et pour le bien des autres. Et vous avez vu tous les débats qu’il y a eu?… Comme quoi la limite entre liberté et protection n’est pas si évidente: à quel moment cela s’arrête, à quel moment quelqu’un peut décider pour vous de ce qui est le mieux… Dans ce contexte-là, un certain nombre des patients que j’ai revus après en consultation étaient dans l’optique de se protéger et de protéger les autres en se restreignant, mais beaucoup aussi m’ont dit qu’ils auraient préféré passer Noël avec leurs enfants et petits-enfants, quitte à prendre un risque. Parce que, finalement, ce qui les faisait vivre, ce qui leur faisait plaisir, ce qui leur faisait du bien, c’était d’être entouré de leurs proches. C’est toute la question de ce qui est bien pour l’autre ou pas. En tout cas, ce confinement nous a tous fait toucher du doigt ce dilemme entre liberté et protection… qui n’est pas si simple.

Caroline Bauer: Anne Thöni, dans l’accompagnement spirituel des personnes, êtes vous confrontée à ces questions du non-choix, du choix, du désir de pouvoir avoir une autonomie ou une liberté qui n’est pas donnée?

Anne Thöni: J’ai été témoin de situations qui étaient un peu plus complexes encore. Les personnes se confiaient en disant qu’on les avait amenées là – souvent à la suite d’une chute ou d’un accident à la maison – et qu’elles voulaient rentrer chez elles. Je savais moi qu’elles étaient là définitivement… mais on ne l’avait pas dit à ces personnes. Ça m’est arrivé d’en parler avec les familles et celles-ci m’ont répondu qu’il ne fallait surtout pas qu’elles sachent. Je n’ai pas d’autres commentaires à faire. Je me doutais que c’était une situation comme ça. C’est pour moi assez dramatique parce que la personne est logique: elle veut rentrer chez elle, elle ne déraisonne pas en disant cela. Et les enfants, par surprotection, ne veulent pas qu’elle rentre chez elle et ne veulent pas lui dire qu’elle va rester là parce que la décision a été prise sans elle…

 

(Lire la suite de la table ronde)

Transcription effectuée par Pauline Dorémus

Illustration: Bruno Carles, Béatrice Birmelé, Caroline Bauer, Anne Thöni et Valérie Ducasse lors de la table ronde.

(1) Philippe Wender, Vieux, moi?, et Citoyennage, la parole des personnes âgées, dans le numéro de Foi&Vie 2022/1 comprenant le cahier du Christianisme social Place aux vieux!.

(2) Isabelle Hartvig, Vieillir, ça s’apprend?, Foi&Vie 2022/1.

(3) Groupe Iso-Ressources qui «correspond au niveau de perte d’autonomie d’une personne âgée. Il est calculé à partir de l’évaluation effectuée à l’aide de la grille AGGIR. Il existe six GIR: le GIR 1 est le niveau de perte d’autonomie le plus fort et le GIR 6 le plus faible» (Portail national d’information pour les personnes âgées et leurs proches).

 

 

 

 

 

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