Du domicile à l'établissement d'accueil (3) - Forum protestant

Ce troisième volet poursuit la réflexion autour de la perte d’autonomie et de son accompagnement en interrogeant la notion du consentement, du choix et des libertés individuelles. Quel est le rôle des comités éthiques? Quels sont les droits en matière de liberté religieuse au sein des Ehpad? Une fin de vie sereine, loin des injonctions d’une société qui survalorise la jeunesse, est-elle possible?

Interventions prononcées pendant la 9e convention du Forum protestant le 22 novembre 2022.

Visionner l’ensemble des interventions et débats de la 9e convention (cette partie de la deuxième table ronde va de 2h27 à 3h01).

Lire les première et deuxième parties de cette table ronde.

 

«Cet effort va devenir considérable»

Caroline Bauer: Nous avons précédemment abordé la question de la personne qui, autonome, veut maintenir son autonomie le plus longtemps possible et nous allons à présent nous intéresser à celle qui souhaite lâcher prise, ne plus être citoyenne, ou ne plus forcément prendre des décisions sur sa vie, et qui souhaite qu’on s’occupe d’elle. Je vous donne la parole, Bruno Carles, car c’est une expérience que vous faites et que vous accompagnez au Refuge.

Bruno Carles : Oui, un autre aspect de la démographie et du vieillissement est que, si l’on vit désormais très longtemps et que les médecins ont fait énormément de progrès pour soigner le corps, on ne sait pas encore très bien comment soigner le cerveau qui reste assez obscur (je parle sous le contrôle des médecins). Par conséquent, il y a explosion du nombre de personnes absentes à elles-mêmes (et qui donc ne peuvent exprimer leur consentement), avec une perte d’autonomie très importante et un accompagnement sur tous les gestes du quotidien. Et ils seront de plus en plus nombreux, forcément, du fait de ce problème de prise en charge des maladies neuro-dégénératives, apparentées à Alzheimer. Ces pathologies – ce qu’avant on appelait la sénilité – marquent les limites ou en tout cas un point de bascule entre ces personnes qui peuvent être citoyennes parce qu’elles ont la capacité d’avoir envie et d’exprimer des attentes, et celles qu’on accueille aussi en commission d’admission en Ehpad mais dont il est difficile de percevoir si elles sont ou si elles peuvent exprimer une volonté, un souhait.

C’est une vraie problématique et ce n’est pas le même type de prise en charge. Il faut bien se rendre compte que dans le vieillissement – un peu comme dans la jeunesse, d’ailleurs – il y a des étapes et que certains d’entre nous vont aller jusqu’à cette étape-là, qui propose d’autres enjeux. On a parlé de protection des majeurs, on a parlé de rôle de la famille, on pourrait enfin parler de personnes de confiance et de directives anticipées. Je vais mettre les pieds dans le plat: je ne sais pas si c’est un hasard, mais il y a en ce moment une volonté de débat sociétal sur la dépénalisation du droit à mourir… J’ignore s’il y a un lien ou pas… je pose la question.

Une autre chose qu’il faut gérer sociétalement: cette société jeuniste a du mal à consentir à l’effort de prise en charge (il me semble que la vieillesse, c’est 3% du PIB), or cet effort va devenir considérable si l’on veut garder un niveau de qualité et un niveau de prise en charge pour tout le monde, compte tenu aussi de ces populations-là. Je vais laisser la parole aux médecins qui en parleront mieux que moi mais, vraiment, cela pose un problème, puisque l’État souhaite maintenant que les Ehpad soient uniquement des lieux de fin de vie – au lieu d’être des lieux de vie – ne prenant en charge que les personnes en GIR 1 et 2, c’est-à-dire les personnes en perte d’autonomie, tandis que toutes les autres resteraient à domicile (on ne sait pas avec quelles forces vives, d’ailleurs, et la prise en charge de ces personnes est une vraie question). Platon disait: «Le corps est le tombeau de l’âme» (1) et, effectivement, on se demande parfois si certaines personnes qui n’ont plus de relations au monde ne sont pas déjà en dehors de leur enveloppe corporelle. Cela pose de nombreuses questions sur la prise en charge, pour les soignants, pour les familles, et évidemment, on l’imagine, pour les personnes elles-mêmes.

 

Les commissions éthiques: «Savoir si l’on est dans nos missions ou pas»…

Caroline Bauer: C’est peut-être le moment d’évoquer le rôle des commissions éthiques, par exemple  à la Fondation des Diaconesses? Peuvent-elles intervenir dans ces situations pour écouter le désir de la personne, même s’il s’exprime de façon très ténue, ou alors peser le bien pour la personne lorsqu’elle n’exprime pas de désir, ou encore interagir avec la famille ou avec d’autres? Comment fonctionnent les commissions éthiques?

Valérie Ducasse : Les commissions éthiques sont l’une des spécificités de la Fondation des Diaconesses qui fait en sorte qu’il puisse exister un groupe de réflexion éthique dans chacun des établissements: Ehpad, établissement sanitaire ou établissement social. L’idée de ces commissions n’est pas de prendre une décision à la place du patient ou de l’équipe soignante mais plutôt d’accompagner la réflexion. Quand un problème survient parce qu’un patient, un résident, a posé une question ou parce qu’une situation a posé un problème, qu’un soignant n’a pas su comment réagir vis-à-vis de la famille ou du patient… cela créé parfois une sorte de malaise au sein de l’équipe. Ces questionnements ne doivent pas être laissés latents, il faut pouvoir y apporter une réponse.

À la Fondation, nous avons développé un outil, l’arbre éthique qui est une méthodologie à suivre. On commence par se demander ce qui a posé problème, ce qui a créé un malaise, ce qui permet déjà aux équipes de formuler les choses. C’est un exercice très intéressant car tout le monde n’a pas la même facilité à verbaliser ce qui a posé problème dans la relation avec le patient, avec le résident. On pose donc la situation et on s’interroge ensuite sur notre rôle par rapport à celle-ci:

Est-ce qu’on est vraiment dans le rôle que l’institution doit tenir?

Quelle était la demande du patient?

Quelle était la demande de la famille?

Que dit la loi par rapport à cela?

On s’interroge sur des points factuels et, à partir de là, on essaie d’émettre des hypothèses sur la manière dont il aurait fallu répondre, se comporter, réagir. Tout le monde se positionne, on essaie de faire une synthèse entre ce que dicte la loi, nos missions, la demande du patient et celle de la famille et on propose alors une solution par rapport à cette situation-là. Ce sont toujours des propositions, ce qui importe est surtout que cela permette de verbaliser.

Je peux vous citer un bref exemple: il y avait une dame qui était hémiplégique – elle venait de faire un AVC – et qui était évidemment très, très malheureuse de ne plus pouvoir utiliser son membre paralysé. Elle avait demandé à une aide-soignante de lui mettre du vernis à ongles sur sa main valide car elle avait envie de mettre en avant cette main… et la nièce de la patiente a été choquée qu’on puisse non seulement lui mettre du vernis à ongles mais en plus de la couleur choisie qui n’était pas du tout adaptée. Elle trouvait que cela faisait vulgaire, que ce n’était pas du tout sa tante… L’aide-soignante a aussi été choquée car elle avait voulu faire plaisir à la patiente (et c’était cette dernière qui avait choisi la couleur: un bleu peut-être étonnant, mais en attendant c’était son choix!…). L’aide-soignante était donc mal à l’aise, entre la nièce qui avait réagi de façon agressive et le fait que ce soit la patiente qui ait choisi le vernis à ongles.

Les questions qui se posent alors sont: est-ce que le fait de mettre du vernis à ongles fait partie de notre mission? Est-ce que l’aide-soignante a le droit de faire cela? Est-ce que c’est un soin? Est-ce que la nièce a le droit d’interdire ou pas? Est-ce que la loi nous interdit de le faire? Et dans ce genre de cas, on se dit qu’il s’agit d’un soin puisqu’on valorise aussi l’image de soi chez une patiente qui est hémiplégique. Cela fait partie de notre mission, la loi ne nous l’interdit pas, on ne lui a pas fait de mal, on n’a pas atteint à son image. Car c’est la patiente qui décide et pas la nièce! Donc l’aide-soignante a bien fait. Mais on essaie de trouver des compromis, en proposant par exemple que la nièce soit prévenue avant. Ce sont des situations qui ne sont pas forcément dramatiques mais qui posent le problème de savoir si l’on est dans nos missions ou pas. Ce genre de situations permet aussi de conforter l’équipe dans ce qu’elle fait, ou pas, et d’essayer d’améliorer des pratiques.

 

… et «C’est parce que quelque chose ne va pas qu’on va s’interroger»

Caroline Bauer: En tant que responsable d’espace éthique, Béatrice Birmelé, vous écoutez toutes sortes de professionnels autour de ces questions et de la façon dont elles sont abordées. Est-ce que votre expérience va dans le même sens que Valérie Ducasse?

Béatrice Birmelé: Oui, tout à fait. J’ai accompagné dans ma région de nombreux établissements dans la mise en place d’un lieu de réflexion éthique. L’objectif est vraiment, dans une situation donnée, de prendre du recul de manière réflexive, d’essayer de réfléchir et de déterminer ensemble des réponses, soit a posteriori quand c’est quelque chose qui a été fait, soit a priori. Ce sont toujours des situations complexes: si c’était simple on ne se poserait pas la question! L’éthique est toujours sollicitée quand il y a un malaise. C’est parce que quelque chose ne va pas qu’on va s’interroger. L’idée est vraiment de prendre du recul et de réfléchir ensemble dans un temps dédié (là aussi, il faut du temps) au bien qu’on peut faire pour cette personne. C’est un vrai lieu de recherche commune de délibération (en sachant que la décision appartient bien sûr aux décideurs et non au groupe), quelque chose de très riche et, dans cette période où l’on déplore souvent une perte de sens, des espaces où, parce qu’on échange ensemble, on arrive à avoir du lien en équipe, à retrouver du sens et à collaborer les uns avec les autres.

Caroline Bauer: Mais quand on entend tout ce qui se passe en Ehpad, ces témoignages de situations parfois assez maltraitantes?…

Béatrice Birmelé: Ce que je viens de décrire est bien sûr un idéal, mais j’aime voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Je suis plutôt dans des lieux de formation pour professionnels des établissements mais je suis toujours très impressionnée de ce que ces derniers peuvent mettre en pratique. Ce sont parfois de petites choses, mais je suis sûre que cela redonne du sens dans cette situation où on est un peu dépassé, où on court à droite et à gauche. Je pense qu’il y a encore des choses à faire…

 

«À qui dire non sinon à l’aumônier?»

Caroline Bauer: Anne Thöni, vous-même n’avez peut-être pas ce ressenti quand vous rencontrez les personnes: avez-vous le sentiment qu’elles sont toujours écoutées et qu’elles se sentent bien dans les équipes qui les soignent? Dans les établissements dans lesquels vous avez des aumôniers qui interviennent en Île de France, ces personnes peuvent-elles exercer leur liberté religieuse et spirituelle?

Anne Thöni: Moi aussi, je suis pour le verre à moitié plein!… Rien n’est jamais parfait, mais il y a une marge sur laquelle on peut travailler pour augmenter la qualité de l’accompagnement, et ça c’est le travail de chacun de nous, à notre niveau. Il ne faut pas accuser l’institution ou la société mais plutôt se demander ce qu’on peut faire dans cet Ehpad, dans cette maison de santé, pour essayer d’améliorer les choses. Je pense qu’il faut vraiment viser à cela. Même si on ne peut pas être parfaits et qu’on ne peut pas trouver des solutions à tout, je pense qu’il faut savoir rester discrets et modestes… mais vigilants et constructifs. C’est l’optique dans laquelle nous travaillons.

Vous me parlez de liberté religieuse et spirituelle mais je parlerais surtout de liberté religieuse et d’accompagnement spirituel car la liberté spirituelle, je sais pas trop ce que cela veut dire dans le milieu sanitaire et médico-social… La liberté religieuse, en revanche, est encadrée par la loi et c’est assez réconfortant de savoir qu’il y a en France un régime de laïcité avec pour base le respect de la liberté religieuse, en particulier concernant les personnes hospitalisées ou résidentes en établissement médico-social. Le cadre légal existe depuis 1789 avec la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui déclare que «nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses». Cette idée est reprise dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui est un peu plus développée, et puis dans notre constitution de 1958 qui affirme que la République «respecte toutes les croyances». La loi de 1905 est quant à elle à l’origine de la création des aumôneries pour lesquelles elle apporte un cadre très précis. C’est pour préserver le principe républicain de liberté de conscience que la loi prévoit pour toutes les personnes citoyennes qui en seraient empêchées (parce qu’éloignées provisoirement ou définitivement de leur domicile, quoique l’Ehpad soit aussi leur nouveau domicile) de pouvoir exercer leur culte par l’intermédiaire du ministre du culte qui a le droit de se rendre dans ce lieu «d’enfermement» – le terme n’est pas très beau, mais c’est celui employé par la loi.

Ce droit s’est traduit par la mise en œuvre de la Charte du patient hospitalisé, tout d’abord en 1995 pour les établissements sanitaires, donc les hôpitaux. Je vous la lis:

«L’établissement de santé doit respecter les croyances et les convictions des personnes accueillies, un patient doit pouvoir dans la mesure du possible suivre les préceptes de sa religion, recueillement, présence d’un ministre du culte de sa religion et nourriture. Ces droits d’exercent dans le respect de la liberté des autres».

Les mots «respect» et «liberté» reviennent sans arrêt dans la loi. Dans le cas des Ehpad publics, c’est donc dans cette perspective qu’il appartient aux directions d’établissement d’ouvrir des services d’aumônerie, ou de permettre des services d’aumônerie dont le rôle précis (dicté dans un texte légal de décembre 2006) est de «répondre aux besoins spirituels des patients ou résidents». En ce qui concerne les Ehpad privés, la Charte des résidents fixe les droits fondamentaux des personnes dans un texte beaucoup plus récent, daté de 2002, rédigé par le ministère des Solidarités et de la Santé. Le ministère ne pouvant qu’émettre des vœux, c’est ensuite à chaque établissement d’établir une charte sur la base de ces droits: respect de la dignité, de l’intégrité, de la sécurité, de la vie privée et de l’intimité.

C’est donc sur ces deux derniers points que les libertés fondamentales religieuses demeurent pour la personne âgée, comme pour tout citoyen. Cela ne concerne d’ailleurs pas que les libertés religieuses, puisque dans la vie privée et dans l’intimité, on trouve aussi la liberté de conscience, la liberté d’opinion (philosophique, politique…), la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association. Tous les citoyens sont concernés et ces libertés demeurent pour les résidents en Ehpad, publics et privés.

Vous aurez remarqué que je parle de spirituel et de religieux: peut-être faut-il préciser ces deux mots qui sont au cœur du métier de l’aumônier et qui se conjuguent dans différentes sphères, la sphère de l’Église n’étant pas la sphère de l’hôpital ou celle de l’Ehpad. Or le sens de spirituel et de religieux est bien différent selon le lieu où l’on se trouve.

En effet, la spiritualité est une composante de la personne, qu’elle soit malade ou bien portante, qu’elle soit jeune ou âgée, qu’elle soit croyante ou non croyante. L’homme n’est pas qu’un corps physique, il est aussi un psychisme et un esprit. Cette vision est holistique et elle place le domaine spirituel en une place essentielle: celle du lieu intime de la personne. La spiritualité est l’essence même de l’être humain, lui conférant dignité et liberté, donnant sens à sa vie et lui permettant de se réaliser, lui procurant paix et bien-être intérieur. La spiritualité ne se réduit pas à la religion, car une personne peut être spirituelle et non religieuse ou spirituelle et non croyante, mais la religion est une de ses formes d’expression.

Dans l’expression religieuse, nous avons les rites, la culture d’Église, la pratique religieuse, et l’aumônier travaille aussi autour de cette forme d’expression qu’est la liberté religieuse à l’hôpital et en établissements médico-sociaux. La spiritualité dans le langage médical se conjugue toujours avec autonomie, liberté et dignité, alors que la religion prend souvent une connotation plutôt négative et évoque l’appartenance, voire la soumission, à un groupe et l’obéissance à des dogmes. Et là, je suis du côté du monde médical. La médecine, en revanche, rejoint l’aumônerie lorsqu’on parle de besoin spirituel, de souffrance spirituelle ou de souffrance morale, de soin spirituel et de bien-être spirituel, et le travail de l’aumônier va tourner autour de tous ces domaines: identifier les besoins spirituels de la personne, identifier sa souffrance spirituelle et répondre à sa souffrance par des soins spirituels.

Je ne vais pas trop détailler mais j’aurais voulu revenir sur la question de la liberté de la personne face au passage de l’aumônier. Je pense qu’il ne faut pas craindre cette question; je dis toujours que l’art de la demande est libérateur. Cette question peut devenir proposition et invitation plus qu’imposition. Il faut demander à la personne si elle veut être accompagnée et, en faisant cette demande, on s’expose bien sûr à son refus, refus qui, du côté de l’accompagnant, est à accueillir et non à être vécu comme une espèce d’échec ou une frustration. Il faut toujours se rappeler que la personne est là pour dire ce qu’elle veut. L’accompagnant va vivre lui aussi au rythme de la personne, au rythme de son refus et au rythme des descentes, du glissement de la personne, puisqu’il est censé se mettre au même niveau que celle-ci. En accueillant ce refus, il maintient une relation vivante car la personne a osé dire non. Je trouve cela fantastique qu’on puisse aussi recueillir ce non qui peut être la continuation du chemin de vie de la personne.

Et l’aumônier reste néanmoins en arrière, il peut accompagner sans être à côté. J’ai ainsi vécu des moments forts, où, à la première visite, la personne nous envoyait balader et était même désagréable. C’est vrai que la première fois que ça m’est arrivé, ça m’a fait un coup. Et puis, en sortant de la chambre je me suis dit que cette personne avait usé de sa liberté. À qui pouvait-elle dire non sinon à l’aumônier? Cette pensée m’a réconfortée et j’ai accueilli ce non simplement; c’était un accueil inconditionnel. Plusieurs semaines après, la personne m’a rappelée: elle aussi avait cheminé de son côté et nous avons pu avoir un vrai dialogue, une vraie rencontre.

 

«S’éloigner de tout ce que la société nous impose»

Caroline Bauer: Dans la Bible, en Genèse 25, il y a une expression que je trouve absolument merveilleuse: lorsqu’il est dit qu’Abraham vécut 175 ans et qu’il mourut «rassasié de jours». De même, Job, au chapitre 42, est mort «rassasié de jours». C’est une expression absolument magnifique et, dans toutes les difficultés dont nous avons discuté, nous n’avons pas évoqué cette possibilité que la vieillesse, l’extrême vieillesse ou la grande dépendance, soient aussi un moment de bénédiction, un moment de rassasiement de jours ou un moment de prise de conscience d’un rassasiement de jours. Est-ce que c’est une chose qui peut rencontrer votre expérience?

Anne Thöni: Peut-être au travers des relectures de la vie des personnes, lorsqu’on est amené à faire leur récit de vie. Dans ce dialogue, on peut être amené à leur montrer le positif de ce qu’elles ont vécu, à valoriser, à montrer qu’elles sont des personnes accomplies.

Caroline Bauer: Valérie Ducasse, voulez-vous ajouter quelque chose sur cette question de l’accomplissement alors que nous sommes confrontés à la plus grande dépendance et à la plus grande faiblesse des gens? On rencontre un peu la question de l’incarnation, finalement: une personne qui ne souhaiterait plus s’incarner de façon citoyenne s’incarne peut-être autrement, de façon spirituelle ou en tout cas dans la relecture de sa propre vie.

Valérie Ducasse: Cette idée de relire sa propre vie est intéressante. En tout cas, c’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime la gériatrie: ce que m’apprennent les patients quand ils refont ce récit de leur vie et qu’ils se disent qu’ils auraient peut-être pris d’autres décisions ou fait d’autres choix mais qu’arrivé à un certain point, ils sont fiers de ce qu’ils ont accompli et réalisent que ce qui leur reste de plus précieux, ce sont leurs enfants, leurs proches et l’amour qu’ils ont pu leur porter. Ce regard s’éloigne des injonctions d’une société qui encourage des valeurs de performance, de beauté, de richesse. Dans cette relecture, on voit les choses différemment, on s’interroge sur ce qu’il reste maintenant qu’on n’est plus dans cette logique sociétale imposée tout au long de sa vie. C’est là qu’on voit (même dans l’établissement de soins palliatifs où j’interviens) ce moment d’apaisement, ce sentiment de partir en ayant accompli des choses, d’avoir une famille aimante autour de soi, d’avoir laissé cette paix avec eux. Cela interpelle ceux qui restent. Ils se disent qu’on peut vieillir et même mourir en ne gardant que le positif, s’éloigner de tout ce que la société nous impose et garder ce qu’il y a de plus important, ces valeurs spirituelles. C’est ce que je ressens dans cette relecture.

Anne Thöni: On est riche de ce que la personne nous confie. Et cet accomplissement spirituel va se manifester dans une expression religieuse. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de préparer avec la personne son enterrement: elle me dit quel texte elle veut qu’on lise, quelles paroles elle souhaite que l’on prononce, quel héritage spirituel elle veut laisser à ses enfants. C’est ensuite à moi de construire une prédication, sur les ordres de la personne si je puis dire!… Ce sont des moments très forts où l’on est enrichis par la personne qui va partir. Ces personnes nous font l’honneur de nous appeler à la fin de leur vie, c’est quelque chose de beau et de grand qu’elles nous offrent.

Bruno Carles: Je ne suis pas soignant mais votre rappel sur la satiété signifie qu’à un moment, on n’a plus faim de vivre et, en tant que directeur, je me demande toujours si le consentement peut aller jusqu’à dire soi-même: «Je n’ai plus faim et je veux être entendu dans ce fait-là». Ou est-ce que c’est toujours le corps, la biologie, et donc le médecin qui posent le diagnostic des soins palliatifs? Est-ce qu’on peut décider soi-même qu’on est au bout du chemin?

Béatrice Birmelé: Pour commencer, je pense qu’on ne peut pas séparer le corps du reste. Je crois qu’une personne est à considérer dans son entité, dans son entièreté. Certains individus, à un moment donné, ont le sentiment d’avoir vécu leur vie et c’est aussi le récit – dont nous parlions plus tôt – qui permet de se rassembler, de rassembler tout ce qu’il s’est passé. Cela peut également passer par la manière de dire au revoir aux uns et aux autres. Je pense qu’il y a des personnes rassasiées de jours, rassasiées de ce qu’elles ont vécu. J’ai même vu des personnes qui finissent par demander l’arrêt de tel ou tel traitement, parce qu’elles estiment avoir vécu leur vie. Il y a autant de configurations que de personnes, et il est important d’écouter et d’accompagner l’ensemble de ces situations.

 

(À suivre)

Transcription effectuée par Pauline Dorémus

Illustration: Bruno Carles, Béatrice Birmelé et Caroline Bauer lors de la convention du Forum 2022.

(1) Citation issue de la philosophie platonicienne, elle est soutenue par Socrate dans le Gorgias (mais également prononcée dans le Cratyle.)

 

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