Une théologie animale
Bénéficiant d’une longue tradition anglaise «de compassion et de charité envers les animaux», la théologie animale «propose une relecture des sources de la foi chrétienne et appelle à un changement dans la relation des humains avec les non-humains». Dans son intervention à la 8e convention du Forum protestant, Rodolphe Blanchard-Kowal en dresse un bref historique avant de résumer ses concepts et ses conséquences éthiques. Une théologie qui «s’oppose à l’idée que les humains utilisent la nature comme modèle moral» et distingue très nettement la Création et «la nature que nous observons et que nous cherchons à comprendre».
Rodolphe Blanchard-Kowal lors de son intervention à la 8e convention du Forum protestant (à réécouter sur notre page Facebook).
Introduction
La théologie animale est dans la face cachée de l’écothéologie. C’est déjà une bonne chose qu’elle soit reconnue comme une face de l’écothéologie. La bonne nouvelle, c’est que grâce à cette convention du Forum, pour beaucoup d’entre vous, elle devient aujourd’hui une face visible.
Qu’est-ce-que la théologie animale? Pour répondre très simplement: c’est une théologie qui se penche sur la question animale dans le christianisme. Elle propose une relecture des sources de la foi chrétienne et appelle à un changement dans la relation des humains avec les non-humains.
Est-ce que la théologie animale est une théologie à part entière, destinée à remplacer les vieux systèmes? Peut-être, ce sera à vous de le dire.
Est-ce qu’elle est là pour provoquer, stimuler et modifier les théologies et traditions chrétiennes en usage? Certainement.
Est-ce qu’elle est une spécificité protestante? Oui, les protestants sont probablement les plus avancés dans ce domaine.
Je parle depuis le Royaume-Uni. Je vis à Aberdeen en Écosse, dans la capitale européenne des algues fossilisées, comme le dit joliment Otto Schaefer. Je suis proche de l’Angleterre, où il existe une tradition de compassion et de charité envers les animaux qui est exceptionnelle, enracinée dans le christianisme et qui a donné naissance à un certain nombre d’institutions de protection des animaux qui sont devenues des modèles pour le monde entier.
Brève histoire de la théologie animale
La théologie animale contemporaine est née vers 1975-1976 (1), en même temps que le mouvement de libération des animaux / mouvement pour le droit des animaux.
Avant la théologie animale contemporaine, il y avait déjà des sources chrétiennes dans l’Église ancienne. Je vais citer en premier Basile de Césarée (329/330-379), un extrait d’une de ses homélies:
«Lorsque l’abstinence règne, nul animal ne déplore son trépas; le sang ne coule nulle part, nulle part une voracité impitoyable ne prononce une sentence cruelle contre les animaux: le couteau des cuisiniers se repose; la table se contente des fruits que donne la nature. Le sabbat avait été donné aux Juifs, pour qu’ils laissassent reposer leurs bêtes de somme et leurs serviteurs (Exode 20,10). Que le jeûne donne quelque relâche à ceux qui vous servent toute l’année, qu’ils respirent de leurs continuels travaux. Qu’on n’entende plus dans votre maison tout ce tumulte, que la fumée et l’odeur des viandes en soient bannies» (2)
Les chrétiens de l’Église ancienne avaient la notion d’abstinence de viande (que l’on pourrait appeler le végétarisme chrétien historique ou ancien). C’est une notion qui est aussi liée aux vices et aux vertus. En ce sens, l’abstinence est une réponse à la gloutonnerie. Cependant, on trouve souvent un témoignage de respect de la vie des animaux chez ces auteurs.
Je voudrais citer un autre père de l’Église, Athanase d’Alexandrie (vers 296/298-373), qui développe une réflexion sur l’incarnation, qui concerne toute chair – pas seulement la chair humaine -, mais celle de toutes les créatures (3). Il y a donc de bonnes sources pour commencer une réflexion en théologie animale parmi les pères de l’Église.
Je fais maintenant un grand bond vers l’Angleterre du 17e siècle, avec Thomas Tryon (1634-1703), un auteur qui parle pour la première fois de droit des animaux (4).
Le prédicateur et chef religieux John Wesley (1703-1791), fondateur du méthodisme, prônait la compassion envers les animaux au 18e siècle. Cela occupe une part importante de ses sermons.
«Je crois du fond du cœur que la foi en Jésus-Christ peut nous conduire et nous conduira au-delà d’une préoccupation exclusive pour le bien-être des autres êtres humains, à une préoccupation plus large pour le bien-être des oiseaux dans nos arrière-cours, des poissons dans nos rivières et de toute créature vivante sur la surface de la terre.» (5)
Arthur Broome (1779-1837), un prêtre anglican, est le fondateur en 1824 de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux.
Ces grandes étapes historiques prennent naissance dans des milieux chrétiens.
J’aurais aussi pu commencer mon historique dans le canon biblique – dans les premiers écrits chrétiens, le Nouveau Testament et les apocryphes. Les animaux y sont très présents et importants, particulièrement pour Jésus, qui naît environné d’animaux (Luc 2,7), qui vit parmi eux au cours de son expérience spirituelle (Marc 1,12-13), puis qui est lui-même identifié à un animal: l’agneau (Jean 1,29.36).
Les concepts et doctrines de la théologie animale
Premièrement, ce sont les mêmes que ceux de la théologie classique. Aujourd’hui, il y a deux auteurs importants en théologie animale: Andrew Linzey à Oxford (né en 1952 (6)) et David Clough à l’université de Chester (né en 1968 (7)). Ils sont tous deux barthiens. Ils ont l’idée d’améliorer la théologie de Barth, notamment en traitant toutes les ambiguïtés au sujet des animaux dans son œuvre. Et deuxièmement, la théologie animale partage des concepts avec l’éthique animaliste (la philosophie du mouvement animaliste).
Christologie
La théologie animale critique durement la tradition chrétienne en qualifiant sa christologie de trop étroite. Linzey ira jusqu’à dire que certaines théologies sont des anthropologies. Il critique le fait que ce n’est pas le Christ qui est placé à l’origine et au centre, mais l’humain. Cet anthropocentrisme détermine la relation des humains avec les animaux: ils sont là pour servir les intérêts des humains, pour leurs besoins. Les humains peuvent en disposer, les utiliser et les manger. La théologie assume sérieusement les affirmations christologiques. Elle montre que l’humain n’est pas au centre, mais que l’humanité trouve en Christ un modèle de service envers le prochain. À l’image du Christ, le chrétien est appelé à servir la création. Cela commence par aider les créatures les plus faibles. Dans la création, Dieu donne à la femme et à l’homme la domination sur les autres animaux. L’humain prend exemple sur le Christ pour exercer une forme de gérance que Dieu lui a confiée. Il est dans une logique d’humilité ou d’abaissement. Comme il est le maître, il lui revient donc d’être le premier à servir (Jean 13,13-16). Ce qui est spécial dans l’espèce humaine, c’est d’être appelé au service des autres espèces, d’être une espèce servante, et non une espèce exploitante ou parasite, infligeant des souffrances aux autres créatures.
Parasitisme, prédation, nature
Parmi les concepts intéressants que manie la théologie, il y a le parasitisme et la prédation. La théologie animale s’oppose à l’idée que les humains utilisent la nature comme modèle moral ─ idée qui reste très répandue dans la mentalité occidentale chrétienne. On va parfois justifier notre façon d’agir envers les animaux à partir de notre observation de la nature. Pour Linzey, la nature n’est pas un manuel de philosophie morale.
Création
La distinction entre création et nature est très importante en théologie animale. La création est un acte divin. Elle n’est pas la nature que nous observons et que nous cherchons à comprendre. Elle est une vision, un rêve.
Dans la vision de la Genèse, au premier chapitre, il n’y a pas de meurtre. On est dans la plus grande proximité avec Dieu et dans sa lumière. Il en est de même à la toute fin des Écritures, dans le dernier chapitre de l’Apocalypse (Apocalypse 21-22). Il n’y a plus de mort ni de souffrance (Apocalypse 21,4) ─ cela concerne aussi bien les humains que les animaux. De même, dans la vision du Royaume de paix du prophète Ésaïe (Ésaïe 11,6-9). Jésus est venu annoncer que ce Royaume s’approche (Matthieu 3,3; 4,17; 10,7 etc.).
Salut
Dans la théologie animale, le salut ne concerne pas que les humains. Dieu a créé tous les êtres vivants. Il les aime tous et veut tous les sauver. Il n’y a que la vision anthropocentrique pour croire que l’espèce humaine soit la seule à avoir besoin de salut.
Sentience, droit des animaux
Parmi les concepts communs avec la philosophie animaliste, on trouve la sentience (8). Un des grands débats que l’on trouve en éthique animaliste porte sur le fait de savoir où l’on doit marquer la frontière entre les animaux à qui on va donner des droits et les autres, trop éloignés de nous et dépourvus de sentience. En débat avec la philosophie, la théologie animale raisonne sur le droit des animaux.
Comment la théologie animale interpelle-t-elle les Églises ?
Pour le théologien Andrew Linzey, s’adressant à la communion anglicane de façon prophétique (9), les Églises devraient répondre de quatre façons:
Par la création d’une Bible animale ─ en réalité une relecture de la Bible qui permet de retrouver tout ce qui y est pour le bien des animaux («animal friendly»).
Produire une théologie animale.
Créer des ministères de réconciliation pour les humains avec les non-humains.
Produire des liturgies animales.
L’éthique pratique qui résulte de la théologie animale
Les théologies animales ont souvent deux volets. L’un dogmatique ou systématique et l’autre éthique. Cette dernière partie s’intéresse aux questions d’élevage, d’expérimentation animale ou encore de l’usage des animaux pour les loisirs. Il y a aussi deux mondes à concilier: celui de nos idées ─ l’inspiration que nous trouvons dans la théologie ─ et notre vie civile quotidienne.
En ce qui me concerne, je milite dans une association végane en Écosse depuis 2017. Je suis en dialogue avec des membres qui vivent selon une éthique végane. C’est ainsi que je suis engagé à défendre la théologie animale dans la vie civile. L’association Vegan Outreach Scotland dont je suis membre prépare des programmes très élaborés sur un certain nombre de questions environnementales, notamment la question du réchauffement climatique. Comme nous le savons très bien aujourd’hui, l’élevage est le principal émetteur de gaz à effet de serre (10). Les organisations véganes veulent que l’opinion publique en prenne conscience et que chacun puisse faire le lien entre sa consommation de viande et de produits animaux et l’impact écologique qui en résulte. Pour encourager le grand public à cesser sa consommation de viande et de produits animaux, les associations véganes fournissent de la documentation sur la nutrition végétale. Parmi les programmes les plus récents, il y a la conversion de fermes d’élevage en fermes fonctionnant sans exploitation d’animaux. Le mouvement végane proclame aussi que, comme la plupart des pandémies, la Covid-19 est née dans des élevages industriels et des marchés d’animaux. En mettant fin à l’exploitation industrielle des animaux, on mettrait également fin à ce type de maladie contagieuse. Le vaccin, remède tant attendu à cette pandémie, pose aussi un terrible problème éthique, puisqu’il est expérimenté en laboratoire sur des singes et produit en utilisant des œufs de poule. Les autorités sanitaires et politiques ne traitent ni la cause ni le remède à cette pandémie d’une façon juste du point de vue de l’éthique animale chrétienne ou végane.
Rodolphe Blanchard-Kowal (11)
Illustration : brune des Alpes en Engadine (photo CC-Daniel Schwen).
(1) En 1976, Andrew Linzey publie à Londres son premier ouvrage de théologie animale: Animal Rights: A Christian Assessment, SCM Press.
(2) Basile de Césarée, ‘Homélie sur le jeûne’ in Homélies discours et lettres choisis de S. Basile-le-Grand, traduction de l’abbé Auger, François Guyot, 1827, p.185.
(3) «Étant Verbe, il n’était contenu par aucun être en particulier, mais plutôt lui-même les contenait tous. Ainsi, présent dans toute la création, il reste extérieur à tout par son essence, mais il est en tout par ses puissances, ordonnant toutes choses et développant partout vers toutes choses sa providence, vivifiant un chacun et tous les êtres à la fois, contenant l’univers sans être contenu par lui, mais demeurant en son seul Père tout entier et à tous égards. De même, étant dans le corps humain et lui donnant la vie, il donnait également la vie à tous les êtres, il était en tous et il était en dehors de tous; se faisant connaître à partir du corps grâce à ses œuvres, il ne se rendait pas moins visible par sa puissance dans l’univers.» (Athanase d’Alexandrie, Sur l’incarnation du Verbe, Introduction, texte critique, traduction, notes et index par Charles Kannengiesser, Éditions du Cerf, Sources chrétiennes n°199, 17,1-2)
(4) Thomas Tryon, ‘Complaints of the birds and fowls of heaven to their Creator’, The Countryman’s Companion, Andrew Sowle, 1688.
(5) John Wesley, source inconnue, cité dans The Green Bible (HarperCollins, 2008), p.105 (notre traduction).
(6) Andrew Linzey a soutenu une thèse intitulée The neglected creature: the doctrine of the non-human creation and its relationship with the human in the thought of Karl Barth, King’s College London (University of London), 1986.
(7) L’idée, pour David Clough, est de poursuivre sur des sentiers théologiques non explorés par Karl Barth (David Clough, On Animals: Volume 1, Systematic Theology, Bloomsbury T&T Clark, 2012, p.100.).
(8) Sentience: «avoir conscience de soi et la capacité d’éprouver de la douleur», selon la définition d’Andrew Linzey, Animal Theology (SCM Press et University of Illinois Press, 1994 and 1996), p.20 (notre traduction).
(9) Andrew Linzey, Creatures of the same God. Explorations in Animal Theology, Winchester University Press, 2007. Dans le chapitre 9 de ce livre, intitulé “Towards a Prophetic Church for Animals”, Andrew Linzey reprend le discours qu’il a adressé en 2000 au Synode de l’Église d’Angleterre.
(10) Voir Livestock’s Long Shadow (FAO, 2006): «Ici aussi, la contribution du bétail est énorme. Elle se monte actuellement à environ 18% du réchauffement global – une contribution encore plus importante que le secteur mondial du transport» (page 272). Et Strengthening and Implementing the Global Response (IPCC, 2019): «Le bétail est responsable de plus d’émissions de gaz à effet de serre que toutes les autres sources alimentaires» (p.327).
(11) Pasteur de l’Église protestante unie de France, envoyé dans l’Église d’Écosse, menant une recherche doctorale à l’Institut protestant de théologie de Paris sur la théologie animale d’Andrew Linzey.