Passer de la paresse laborieuse à l’oisiveté active - Forum protestant

Passer de la paresse laborieuse à l’oisiveté active

Face au constat actuel d’une perte de sens du travail qui semble toucher tous les milieux professionnels, refonder notre rapport au travail semble plus que jamais nécessaire. Alors que cette problématique, dont il faut relier l’origine au développement de l’industrialisme au 19e siècle, s’impose à nous avec une acuité inédite depuis la crise du Covid, c’est la valeur-même du travail qu’il nous faut repenser. Parmi les voies de changement possibles, une réhabilitation de l’oisiveté dite active qui, débarrassée de la notion de contrainte, muerait le travail en une activité libre et créative épanouissante.

Intervention prononcée pendant la 9e convention du Forum protestant le 11 décembre 2021.

 

Visionner l’ensemble des interventions et débats de la 9e convention (l’intervention de Raphaël Liogier va de 1h31 à 2h06).

Je commencerai dans un premier temps par éclairer l’aspect énigmatique du titre, répondre à la question: pourquoi est-ce que j’ai choisi ce titre?

Dans un deuxième temps, j’évoquerai ce que j’appelle le constat d’une dissonance contemporaine liée au travail. J’essaierai de montrer ce qu’est cette dissonance et d’où elle vient.

Dans un troisième temps je montrerai qu’en fait, cette dissonance est liée à ce que j’appelle la bifurcation industrialiste du 19e siècle, qui est en contradiction avec la grande promesse du 18e siècle, de la philosophie dite des Lumières, très influencée d’ailleurs par le protestantisme (c’étaient presque tous des philosophes protestants, ce n’est pas pour rien).

Enfin, dans un quatrième temps, j’essaierai de montrer pourquoi cette dissonance a été intensifiée au moins dans sa visibilité par la crise du coronavirus. Je poserai la question: est-il possible de surmonter la crise? Comme vous le savez, la définition de la crise, au moins dans sa définition médicale, c’est le moment où les caractéristiques de ce qui nous touche apparaissent tellement de façon caricaturale qu’en un sens, c’est le moment où on peut faire quelque chose parce qu’on voit vraiment ce qui se passe et ce qu’on pourrait faire. J’essaierai de proposer un certain nombre de solutions, des propositions ouvertes.

 

1. Paresse laborieuse contre oisiveté active

D’abord, pourquoi est-ce que j’ai utilisé ces termes de paresse laborieuse et oisiveté active? Parce qu’en général, je crois qu’on confond labeur et activité, au même titre que l’on confond paresse et oisiveté et que cette confusion est la source non seulement d’une confusion au sens purement linguistique, formel, mais également d’une confusion révélatrice de la dissonance que j’évoquerai après, révélatrice aussi des blocages que nous vivons aujourd’hui.

La paresse, c’est très exactement le contraire de l’oisiveté même si on a le sentiment que c’est synonyme. La paresse est dépressive. C’est quand on est dans son lit, qu’on a l’impression de ne pas avoir de raison de vivre, qu’on est écrasé par la passivité, qu’on n’a pas envie de faire, qu’on ne veut pas faire, qu’on se sent encerclé, écrasé, oppressé. On a envie même, à la limite, de profiter du système, de détourner le système à son profit puisqu’on échoue à trouver un sens à une éventuelle activité. Et donc la paresse, en quelque sorte, fait système avec le labeur.

Le labeur, c’est une partie de l’activité, la partie (à l’intérieur même d’un métier) qu’on ne veut pas vraiment faire mais qu’on est obligé de faire. C’est ça, le labeur. Ça vient de labour, c’est comme l’animal qui a la tête dans la terre et qui est obligé d’avancer et de souffrir. En anglais, on distingue labor (ce qu’on est obligé de faire), alors que work, c’est l’œuvre, ça peut à la fois être l’œuvre de l’artiste mais c’est plus généralement l’activité de celui qui fait librement, celui qui est créatif.

Face à la paresse, on a l’oisiveté. L’oisiveté, étymologiquement, c’est très exactement le contraire de la paresse. C’est au contraire être libre, libre de se définir par son activité en général, par le fait d’agir et de dire ce que l’on est, se définir librement par son agissement dans le monde. Mais le problème, c’est qu’effectivement il est rare qu’il y ait travail sans activité ou activité sans travail; c’est-à-dire que, dans tout métier, il y a une partie laborieuse, si je puis dire, et il y a une partie qui est plus active.

J’essaye de montrer dans mes travaux qu’il y a trois strates dans le désir humain. Je l’explique très vite car j’ai écrit beaucoup de choses là-dessus, mais c’est important de l’avoir en tête pour que vous compreniez la logique de ce que je vais dire ensuite.

Il y a un désir qui est le désir de survivre, basique. Il faut faire un effort pour aller, par exemple, chercher immédiatement sa nourriture. Ce n’est pas seulement chez l’humain, c’est une chose que l’on partage avec les autres animaux. Le désir de survivre concerne tout le vivant et correspond au désir de se conserver et de se développer. Même la cellule se reproduit, elle sort d’elle-même pour aller chercher ce qu’il y a à côté pour se nourrir, elle se divise, elle se reproduit, etc.

Et puis il y a le désir que j’appelle le désir de vivre. On pourrait l’appeler aussi désir de survivre mieux. J’appelle cela aussi le luxe objectif parce que je pourrais m’en passer. Je vais chercher ma nourriture avec une bicyclette, mais je pourrais me passer de la bicyclette. Donc, c’est un luxe, certes, mais en même temps c’est un luxe objectif parce qu’à bicyclette, je sais combien de temps j’économise. C’est objectif parce que je sais qu’au lieu de mettre trois quarts d’heures, je vais mettre 10 minutes. Je peux le mesurer, donc c’est un luxe, mais objectif. J’appelle ça aussi le confort, l’amélioration objective des conditions de vie. Le désir de vivre concerne moins d’êtres vivants, mais au moins la plupart des mammifères supérieurs.

Il y a une troisième strate qui serait, elle (jusqu’à preuve du contraire parce qu’on ne peut jurer de rien), vraiment la spécificité des humains: c’est ce que j’appelle le désir d’être. On pourrait dire que le désir d’être, c’est la structure ontologique; c’est ce que justifie la foi, la croyance en une transcendance. Mais dire seulement cela n’explique pas grand-chose.

Les deux premières strates désirantes sont claires: je vais chercher ma nourriture immédiatement, quels que soient les moyens (désir de survivre) et j’essaie d’y aller de la façon la plus confortable possible (désir de vivre), c’est-à-dire que j’essaie d’économiser au maximum mon effort, d’où le développement technologique (mais il y a aussi des animaux qui ont des outils).

Avec le désir d’être, j’y vais peut-être à pied, mais pour dire quelque chose de ce que je suis, en sacrifiant peut-être même le confort de la voiture, et si j’y vais en voiture ou à vélo je n’y vais pas avec n’importe quelle voiture et n’importe quel vélo. En un mot, je dis quelque chose de ce que je suis lorsque j’y vais. Si je suis un peu m’as-tu vu, que je suis riche et que j’ai envie de me distinguer par l’ostentation matérielle, j’y vais avec une Ferrari Testarossa quand bien même cela ne change rien à l’efficacité de ma recherche de nourriture. Peut-être même que cette voiture sera moins confortable parce que je suis trop grand pour la Ferrari en question, mais je tiens à dire quelque chose de moi à travers le pilotage de cet engin. Les humains sont les seuls animaux qui vont subvertir l’usage des outils. Par exemple l’habit n’est pas seulement destiné à ne pas avoir froid, à ne pas mourir de froid (désir de survivre), ni à améliorer l’existence lorsqu’il fait un peu froid (désir de confort, luxe objectif ou désir de vivre), il dit aussi ce que je suis.

Autre exemple: nombre d’entre nous porte des lunettes aujourd’hui. Quand vous allez chez un opticien, votre choix est déterminé par les trois strates de désir:

la strate désir de survivre parce que si on ne voit vraiment rien, on a vraiment besoin de lunettes, on choisit les verres nécessaire pour notre survie, pour pas se faire écraser.

Puis, on a le confort. On va nous dire: «Prenez des verres qui ne sont pas rayables facilement, une monture qui ne vous fait pas souffrir, etc.». C’est le confort, désir de vivre.

Et puis, à la fin de la fin, l’opticien va vous dire: «Prenez quand même ces lunettes parce que, celles-là, elles vous ressemblent». Elles ressemblent à qui? Que veut-il dire? Eh bien elles ressemblent à l’être que je voudrais être. L’être que je voudrais être: c’est cela le désir d’être. C’est la structure narrative, c’est-à-dire la façon dont les humains se racontent. Et lorsqu’ils se racontent, ils construisent une narration qu’ils finissent par appeler un destin.

Or, il y a un lien intime entre le métier et la construction d’un destin, c’est-à-dire entre ces trois strates désirantes. Ce qui est intéressant dans le rapport au travail, au métier (je préfère dire métier parce que travail, c’est quand même le tripalium (1), qui n’est pas un instrument particulièrement joyeux), c’est qu’il y comprend les trois strates du désir jusqu’à la strate destinale ou ontologique: dire ce que je suis. Dans toutes les sociétés, on a en réalité plus ou moins superposées ces dimensions dans un même métier. Dans la société grecque, c’était radical puisque ceux qui étaient obligés d’utiliser leur force de travail (désir de survivre) étaient considérés comme des esclaves ou quasi-esclaves, des métèques, et donc ne pouvaient pas avoir d’activité au sens noble, d’activité gratuite, et d’abord au sens politique du terme: ils ne pouvaient pas être citoyens. On voit bien que dans certaines sociétés, la partie laborieuse (survie / vie) de l’activité est radicalement séparée de la partie noble, créative, volontaire de l’activité. Surtout, la population est répartie entre ceux qui agissent laborieusement et ceux qui agissent librement. Dans d’autres sociétés, cette séparation est moins claire, mais dans la réalité il y a toujours ces deux dimensions (travail vital / activité libre) qui cohabitent au sein même des métiers.

 

2. Une dissonance contemporaine

Deuxième point, du point de vue matériel. Je ne parle pas de la modernité au sens philosophique, intellectuel, au sens des valeurs (j’en parlerai juste après, dans le troisième point). Quand on parle de la modernité au sens matériel, on fait référence à un tournant productif unique dans l’histoire de l’humanité. On n’a jamais produit autant de richesses avec si peu d’efforts humains. C’est très simple mais en réalité cela a des conséquences qui sont énormes. Parce que ça devrait être considéré comme une bonne nouvelle. On pourrait parler de l’évangile de l’activité, la bonne nouvelle de l’activité libre pour tous avec de moins en moins de labeur nécessaire. Mais, par une sorte de renversement, que je vais essayer d’expliquer tout à l’heure, renversement engendré par le nihilisme industrialiste du 19e siècle, cette bonne nouvelle est devenue une malédiction, est devenue même l’objet d’une narration archi-pessimiste.

C’est comme si le travail – qui est supposé être une nécessité pour se nourrir (on l’a vu: désir de survivre, désir de vivre, etc.) – était devenu la richesse en elle-même. On a un mot pour dire que le travail est devenu la richesse (alors qu’objectivement, ce n’est pas le travail, la richesse) par une sorte de renversement du sens même des mots, c’est le mot emploi. Alors, je sais que c’est très provocateur, provoquant, ce que je vais dire: l’emploi va devenir l’objet d’une sorte de fétichisme social, public, politique, général, depuis le 19e siècle. Au point qu’on va avoir des expressions – j’en suis désolé, certains d’entre vous les ont employées précédemment mais je comprends parce que moi-même je les utilise – qui, quand on les analyse, n’ont pas de sens du point de vue logique.

Dans mes livres, je parle souvent du regard de l’extraterrestre. C’est-à-dire que si un extraterrestre (qui aurait bien sûr appris notre langue) écoutait ces expressions, il ne comprendrait même pas ce que nous voulons dire. Je vous donne un exemple d’une de ces expressions: création d’emploi. Mais qu’est-ce que ça veut dire, création d’emploi? Je peux créer un emploi? Non. Je peux produire de la richesse par un certain type de labeur qui est englobé dans une activité, et je reçois un revenu parce que c’est la contrepartie de cette activité; mais ce n’est pas en tant que tel l’emploi que je vais créer. On va même arriver à alimenter une vision anthropomorphique de l’emploi. On parlera de sauver l’emploi, de créer de l’emploi, on va parler même de bassin d’emploi, comme si on pouvait partir à se découverte dans un bassin houiller ou un bassin où on allait chercher de l’or, comme si c’était un filon. Je vais chercher l’emploi (c’est fascinant, parce que c’est comme si l’emploi était non seulement la richesse elle-même mais un minerai qu’on pouvait découvrir en creusant bien). Un député avait fait le tour de la France en quête de l’emploi. Il partait sauver l’emploi, fabriquer de l’emploi, défendre l’emploi. Il allait sauver l’emploi comme on sauverait le soldat Ryan (2).

Eh bien je crois que ce côté ubuesque résulte du fait que nous n’arrivons pas à penser ce tournant productif, pourtant hautement désirable objectivement. Evidemment, je comprends ce qu’on veut dire quand on parle de sauver l’emploi, le rapport à la dignité, etc. Mais si ces expressions sont absurdes alors qu’elles veulent quand même dire quelque chose pour nous, c’est parce qu’on confond labeur et activité, c’est parce qu’on confond paresse et oisiveté. On a renversé l’ordre des significations. Ce renversement, c’est ce que j’appelle l’industrialisme.

 

3. La bifurcation industrialiste du 19e siècle

L’industrialisme, c’est cette bifurcation au 19e siècle, cette trahison de l’idée même de modernité en raison d’un manque de foi, de foi en l’homme, en sa subjectivité, en la transcendance de l’homme et de la vie, qui a tari le désir d’être.  L’industrialisme est une anti-ontologie, peut-être la première de l’Histoire. Cela nous a fait glisser dans le nihilisme.

Comment se manifeste-t-il? De façon assez simple. La modernité, qu’est-ce qu’elle nous propose? La grande promesse de la modernité, comme disait d’ailleurs l’historien des religions Mircea Eliade (3), c’est le produit de décomposition du judéo-christianisme, de l’histoire même du christianisme. Je dirais même, pour ne pas le dire en termes éliadiens négatifs (avec le mot de décomposition), que c’est presque le produit dialectique de l’histoire même du christianisme. Et d’ailleurs, l’idée centrale de la modernité ce n’est pas le progrès infini de l’exploitation de la matière. L’idée de la modernité (il suffit de lire Kant et les grands philosophes des Lumières), c’est la subjectivité transcendantale. C’est le fait qu’on n’élimine surtout pas la transcendance. Kant a même un chapitre dans la Critique de la raison pure (4) qui s’intitule Sur la foi rationnelle, où il dit qu’il ne s’agit pas d’avoir une foi pure dans la rationalité (cela, c’est l’industrialisme) mais qu’il est rationnel d’avoir la foi en un objet suprasensible, non phénoménal. Ce qui ne veut pas dire que l’on doit admettre que des représentations particulières de la transcendance doivent s’imposer, qu’une tradition doit s’imposer par rapport à une autre, d’où le rapport à la démocratie qui met à égalité toutes les représentions possibles de la transcendance, sans nier la transcendance. Chacun est invité à faire ce pari individuel, subjectif de la transcendance (de soi et de l’autre), c’est cela la subjectivité transcendantale. On parlera même, du point de vue juridique, de droits subjectifs. L’expression commune pour les désigner est droits de l’Homme. Ce qui n’existait pas avant, c’est l’idée que, en tant que tel, nous avons des droits subjectifs, transcendantaux.

Troisième point, sur lequel nous venons déjà d’anticiper, c’est que la modernité n’est pas qu’un renversement objectif (l’accroissement inédit de la productivité de l’activité humaine) mais subjectif. Au plan politique, c’est le déploiement de la citoyenneté, qui découle du pari de la subjectivité transcendantale, du fait qu’il y a quelque chose d’insaisissable en nous et hors de nous qui n’est pas matériel et dont on peut déduire ce qu’on appelle aujourd’hui la dignité non seulement de l’homme mais du monde dans son ensemble (sans cela, la bioéthique devient elle aussi absurde, et c’est parfois le cas). La philosophie des Lumières est indissociable d’un pari spirituel extraordinaire, pari trahi par le 19e siècle matérialiste et nihiliste.

Ce pari, donc, se traduit par l’émergence en politique du concept de citoyenneté. Comme je vous l’ai dit dès le début, c’est étrange, voire paradoxal pour les révolutionnaires de 1789 (même si le terme est apparu plus tard au cours de la Révolution) d’employer cette notion de citoyens. Ils n’emploient pas la notion de camarades, ils disent citoyens. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire? Sachant que le mot citoyen, avant le 18e siècle, était utilisé pour dire (en gros) aristocrate et noble, puisque les citoyens dans l’Antiquité grecque étaient ceux qui étaient suffisamment bien nés pour être propriétaires, ne pas avoir besoin de travailler et être d’emblée considérés comme des gens libres parce que oisifs, donc libres de labeur. C’est ce qui faisait qu’ils étaient citoyens. Alors quelles sont les raisons pour lesquelles ils ont utilisé un tel mot?

Les révolutionnaires ne l’ont pas choisi au hasard. Ce n’étaient pas des gens incultes du tout et ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Il y avait deux raisons essentielles.

La première est que la différence entre un aristocrate d’Ancien Régime et un citoyen est que le citoyen est certes un noble, un aristocrate qui n’a pas besoin de travailler, néanmoins (et même si on sait que la réalité historique est autre dans l’Antiquité grecque, s’il y a des hellénistes ici je ne veux pas les choquer…), dans l’idée qu’en avaient les révolutionnaires, les citoyens étaient certes nobles mais à égalité entre eux. Alors que les aristocrates d’Ancien régime, eux, sont dans un système féodal, c’est-à-dire un système d’inféodation hiérarchique mutuel allant du simple chevalier en passant par le baron, le duc, tout ce que vous voulez, jusqu’au roi (lui-même inféodé à Dieu). C’est la première raison.

Et la deuxième raison est qu’ils se sont permis d’ajouter quelque chose à citoyenneté, à citoyen: c’est une citoyenneté universelle. C’est un renversement majeur parce que ça veut dire que plus personne ne peut légitimement être esclave. C’est une remise en cause du rapport que nous avions, non seulement dans l’Antiquité mais aussi dans l’ancien monde, au travail. C’est-à-dire que l’idée est de libérer les humains du travail, du labeur obligatoire, considéré comme une sorte d’esclavage passif qui fait corps avec la paresse (on cultive la paresse par refus de faire, par perte dépressive du sens de l’activité). L’idée est de faire des citoyens des hommes libres, des oisifs, mais au sens grec du terme c’est-à-dire des oisifs actifs. C’est ça l’idée fondamentale de la citoyenneté.

Sauf que les révolutionnaires n’étant pas seulement des idéalistes, ils savaient que ce n’était pas possible à cet instant: c’était une aspiration, une promesse. C’est la raison pour laquelle toute une série de mécanismes post-révolutionnaires se sont mis en place pour permettre la transition vers ce monde où hopefully (5) la citoyenneté allait devenir universelle. Et donc une des premières choses qui a été mise en place très progressivement à partir du 19e siècle et qui est dans la logique de la philosophie des Lumières, c’est le droit du travail.

Qu’est-ce que c’est que le droit du travail? C’est quelque chose là aussi de très simple. L’objectif du droit du travail, ce n’est pas d’alimenter le culte du travail. C’est un droit transitoire, en vue de l’espérance d’une citoyenneté universelle, encore impossible compte tenu des rapports de forces, du niveau de la productivité, des rapports politico-économiques tels qu’ils sont. Les bourgeois d’hier sont les plus forts, ceux qui possèdent le capital (pour parler en vocabulaire marxiste) bénéficiant d’une telle force qu’ils seront humainement tentés d’en abuser. Ceux qui sont en face et qui doivent vendre leur force de travail ne peuvent pas faire autrement. Par conséquent le droit du travail va devenir une exception transitoire au droit civil pour protéger ceux qui sont dans cette situation de fragilité et leur permettre d’atteindre – le mot a été prononcée précédemment dans les débats – plus d’autonomie (si ce n’est encore d’être libres).

Pour que la subjectivité existe, on doit fabriquer de l’autonomie individuelle. Et le droit du travail était fait pour ça. Progressivement, ce qui était négocié, c’était cela.  D’ailleurs, dans les négociations pour le développement du droit du travail (comprenant ce que l’on appelle les acquis sociaux), il n’y avait pas que les syndicats ouvriers, il y avait aussi les syndicats patronaux parce que les syndicats patronaux eux-mêmes s’étaient rendus compte qu’un certain nombre de leurs confrères et collègues patrons exagéraient tellement (par exemple sur la durée du temps de travail qui pouvait être de 70 heures avec des adolescents voire des enfants, des femmes dans les mines) qu’ils finissaient par épuiser la force de travail elle-même. Cétait donc aussi pour préserver la force de travail comme ressource que la négociation s’est effectuée. C’est assez scabreux, mais c’est aussi la réalité du terrain dans la négociation pour maintenir viable le système économique.

Aujourd’hui, c’est comme si l’aspiration de la modernité à la citoyenneté universelle, grâce à la technologie, à la division scientifique du travail (taylorisme, puis fordisme), à la technoscience, à l’Intelligence Artificielle (ce que j’appelle, moi, la technoscience d’arbitrage), était arrivée effectivement à une situation (grâce à l’industrie mais pas grâce à l’industrialisme) où nous avons réduit la part nécessaire non pas de l’activité mais du labeur (sans pour autant le faire disparaître). Le problème, c’est que nous avons vécu entre temps dans un monde où nous avons fait de ce labeur (via la logique de l’emploi et un droit du travail qui a été lui-même fétichisé alors qu’il n’était que transitoire) un culte, quelque chose dont on n’arrive pas à sortir. Résultat: nous vivons depuis les années 1980 dans une situation de pessimisme permanent, de gestion de crise permanente où on nous explique que «le chômage augmente et va encore augmenter». C’est le discours de la crise permanente. Se développe une sorte de stress permanent, d’angoisse permanente, d’entretien d’une névrose au niveau collectif, à laquelle s’ajoute la culpabilité chez ceux qui n’ont pas d’emploi, qui sont exclus, qui sont out parce qu’ils ne sont pas capables d’avoir un emploi. On a vu les remarques d’Emmanuel Macron et de Nicolas Sarkozy sur ceux qui n’ont pas d’emploi qui seraient out face à ceux qui seraient in, qui seraient plus valeureux parce qu’ils ont un emploi.

 

4. L’impact de la pandémie

Tout ce système est un système qui me semble indésirable non seulement au niveau psychique (on pourrait dire même symboliquement), mais aussi indésirable par rapport à ce dont a besoin économiquement notre société aujourd’hui matériellement, sans parler évidemment écologiquement, par rapport au développement durable. Des voix se font plus fortes pour s’interroger: «Que faire?». Le coronavirus a ouvert une fenêtre d’opportunité (kairos (6), le mot a été prononcé tout à l’heure) au sens où il a permis de faire émerger cette dissonance d’une façon encore plus crue, encore plus visible. Cette dissonance (attachement compulsif au labeur que pourtant l’on rejette de plus en plus) s’accompagne de l’éclatement de l’espace-temps laborieux.

Je m’explique: le monde industriel était fondé sur une quantité de travail représentant une quantité de revenus négociés; quantité de travail qui était validée comme une présence physique dans un espace déterminé pendant un temps déterminé. C’est la logique du pointage. C’est-à-dire: je suis dans un espace donné pendant un temps donné et donc je mérite d’avoir un salaire donné. Si je suis absent, on va parler d’absentéisme. Or cet espace-temps a déjà éclaté depuis une quinzaine d’années, en particulier avec le modèle de la Silicon Valley. Le télétravail a évidemment accentué ce processus.

Je crois d’ailleurs que ce qui avait été un des symptômes de l’éclatement de l’espace-temps du travail, c’est ce qu’on appelle le burnout. Excusez-moi de le dire même si je sais que ça peut choquer, mais on nous dit que le burnout est un symptôme du fait qu’aujourd’hui on travaille plus. J’aimerais qu’on arrête de dire des choses pareilles quand on connait le nombre d’heures de travail au 19e siècle, à la fin du 19e siècle et même au début du 20e siècle. Les gens travaillaient beaucoup plus (ceux qui étaient obligés de travailler, bien sûr), pouvaient se tuer au travail. Pas au sens figuré! Je crois qu’il est indécent aujourd’hui de dire que c’est parce qu’on travaille trop (et plus, plus que jadis, plus qu’hier) qu’il y a le burnout. En revanche, si on analyse, on se rend compte que, oui, le burnout est quelque chose de légitime, de tout à fait compréhensible cliniquement. Mais ce n’est pas parce qu’on travaille plus, c’est parce qu’il y a cet éclatement de l’espace-temps de travail qui a créé une perméabilité entre le moment où je suis supposé travailler et le moment où je ne suis pas supposé travailler. Autrement dit, j’ai mon iPhone, je suis dans mon taxi ou je suis entre mon lieu de travail et chez moi mais je continue de travailler. Il y a une tension nerveuse permanente. Ça ne veut pas dire que je travaille plus qu’avant mais je suis en permanence sous tension et cette tension fait que la gestion de l’espace-temps de travail est de plus en plus difficile, voire impossible, et que la gestion psychique de mon rapport au travail (parce que je ne sais pas quand ça finit, je ne sais pas quand ça commence) est elle aussi de plus en plus difficile.

Le burnout est en partie le symptôme de l’éclatement de l’espace-temps laborieux, à quoi il faut ajouter la perte de signification du travail. Aujourd’hui, même un cadre supérieur qui gagne très bien sa vie va pouvoir se trouver dans une situation où il ne voit pas quel est l’objet-même de son activité. C’est ce que mon collègue, l’anthropologue américain David Graeber (7), malheureusement disparu trop tôt l’année dernière et qui était publié lui aussi aux éditions Les liens qui libèrent, appelait les bullshit jobs (8). Il disait que le néolibéralisme, ce n’est pas moins de bureaucratie, c’est moins de droit au sens des droits de l’Homme (donc moins d’autonomie) et, par contre, c’est plus de réglementations au sens des procédures tatillonnes qui sont là pour dresser l’humain, pour l’adapter au marché.

Il y a deux manières de faire face à cette dissonance à la fois objective (productivité inédite avec peu d’effort humain) et subjective (attachement identitaire au travail qui est de plus en plus rare, fantasmé comme une richesse en soi):

Soit on pense les solutions en termes de rustines, et ce n’est déjà pas si mal, parce qu’il faut qu’il y ait une transition progressive, tant que l’on vise à accompagner la transition et ne pas résister, transition qui, de toute façon, est en train de se faire avec ou sans nous. Je veux dire que la transition (par la robotisation par exemple) peut se faire dans le sens de la libération humaine (avec plus d’humanité) ou dans le sens de l’industrialisation humaine (avec de moins en moins d’humanité).

Soit on pense des mesures radicales. Mesures radicales ne veut pas dire extrêmes parce que être extrême, c’est être à l’extrémité du problème (être violent, par exemple), hors sujet, alors que radical, c’est être au cœur du problème, à la racine. On peut être tout à fait pacifique en étant radical. Jésus était radical parce qu’il était à la racine de la question (par exemple de la question de la pureté, de la détribalisation des rapports sociaux, etc.). Si on est à la racine de la question, on doit pouvoir repenser notre rapport à l’activité dans son ensemble et débusquer les fantasmes collectifs comme le plein-emploi. Le plein emploi est typiquement un objectif à la fois inatteignable et en réalité indésirable. En étant radical, on doit pouvoir penser la pleine-activité.

Cela veut dire qu’il faut oser repenser entièrement le droit du travail, peut-être même éliminer un certain nombre de choses qui ne sont plus utiles. Il faut évidemment compenser par un revenu d’existence de haut niveau. Mais si on a un revenu d’existence de haut niveau, on ne peut pas rester figé sur la fiscalité telle qu’elle existe aujourd’hui. On ne peut pas rester sur une fiscalité qui est presque entièrement focalisée sur le salaire (le revenu du travail) puisque, justement, il y a de moins en moins d’emplois au sens strict du terme. Par contre, il faut ré-aiguiller l’impôt vers le capital, puisque les revenus sont de plus en plus difficilement distribués à de larges portions de la population. En revanche, le capital ne peut que se concentrer de plus en plus, puisque la richesse est quand même produite, mais avec de moins en moins de travail salarié. Il faut tout de même que ce revenu (qui augmente) soit transféré par un véritable impôt sur le capital qui pourra alors financer le revenu d’existence.

Mais est-ce que ça veut dire qu’on doit pour autant abandonner la Sécurité sociale? Non! Est-ce que la Sécurité sociale doit continuer à être elle-même grevée sur les salaires? Non plus, parce que si la Sécurité sociale est grevée sur le revenu du travail (ce qui se passe aujourd’hui), on complexe les gens, on les frustre, on les culpabilise parce qu’on leur dit qu’ils ne méritent pas leur couverture sociale, que cela prend de la richesse. En dehors d’être subjectivement désastreux (dépressif), un tel système est structurellement déficitaire, et fatalement ça ne va qu’empirer. En revanche, si vous financez la Sécurité sociale par la TVA, c’est-à-dire par la consommation après avoir distribué le revenu d’existence, alors là ça change tout. Je ne vais pas rentrer dans plus de détails – j’ai développé tout cela dans mon livre Sans emploi (9) – mais ce qu’il faut à mon avis, c’est un changement métaphysique et ontologique pour revenir à la promesse réelle de la modernité et comprendre que ce qui s’est passé au 19e siècle n’est qu’une dérive qui nous a amenés là où nous sommes aujourd’hui, dans cette atmosphère délétère, morbide, ce sentiment de crise permanente.

Il y a donc d’une part un problème ontologique, j’ose dire religieux même à un certain niveau, spirituel au moins. Et d’autre part, il faut prendre les mesures qui s’imposent de façon radicale pour sortir du cercle vicieux de l’industrialisme, c’est-à-dire du travail qui serait – excusez ce jeu de mot – à vide et donc forcément avide parce que l’avidité va de pair avec la perte de sens (avec le sentiment du vide de sens). Ce sentiment de vide nous pousse à nous faire croire qu’il faut se remplir, remplir le monde (d’argent, de connaissance, de force, de compétence, de célébrité, etc.). Ce remplissage sans fin et abrutissant tente de compenser l’horreur du vide. Les moyens prennent la place des fins, le travail prend la place de l’activité parce qu’on ne trouve plus de sens à l’activité.

J’avais donné une interview dans La Croix (10) dans laquelle je disais qu’il faudrait faire une société de retraités. Cela n’a pas l’air très glamour de dire ça. Je pensais à des retraités en bonne santé, qui sont de plus en plus nombreux, c’est-à-dire ces gens qui lorsqu’ils arrivent à l‘âge de la retraite font enfin d’un seul coup ce qu’ils voudraient faire. Ils ne travaillent plus, ils agissent. Ce qui redynamise le bénévolat, l’activité au sens plein. Ils deviennent parfois hyperactifs ces retraités. Ils ne sont plus écrasés par l’idée d’être out ou in, d’être inclus ou exclus. Si on faisait une société de retraités, on ferait une société d’actifs. À un autre niveau, ce serait aussi une société de frères de la même famille (puisqu’ils auraient tous une partie de l’héritage social à travers le revenu d’existence) qui chercheraient à se distinguer autrement que par l’argent . N’oublions pas que ce qui fait le point commun entre les humains, ce n’est pas l’argent en tant que tel, c’est le fait de chercher à se distinguer, c’est le désir d’être. Lorsque l’argent est dominant dans une société, c’est juste l’indicateur que l’argent est devenu le moyen dominant pour se distinguer.

 

 

(1) Terme latin faisant référence à un instrument de torture composé de trois barres de bois (description basée sur son sens littéral). Il est fréquemment considéré comme étant l’origine étymologique du mot travail en français et dans de nombreuses langues latines.

(2) En référence au film Il faut sauver le soldat Ryan, Steven Spielberg, 1998.

(3) Historien des religions, mythologue, philosophe et romancier roumain (1907-1986).

(4) Critique de la raison pure, œuvre majeure du philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804), publiée en 1781.

(5) Avec un peu de chance.

(6) Terme grec qui, adjoint à l’aiôn et au chronos, permet, sinon de définir le temps, du moins de situer les événements selon cette dimension. Le kairos est le temps du moment opportun, il désigne un point de basculement décisif, avec la notion d’un avant et d’un après.

(7) David Graeber (1961-2020) est un anthropologue et militant anarchiste américain, théoricien de la pensée libertaire nord-américaine et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street.

(8) Concept théorisé par David Graeber dès 2013, l’expression bullshit jobs signifie en anglais américain emplois à la con. Elle désigne des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées dans le monde du travail. Selon l’anthropologue, la société moderne reposerait sur l’aliénation de la vaste majorité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches sans réel intérêt mais permettant malgré tout de maintenir de l’emploi.

(9) Raphaël Liogier, Sans emploi, Condition de l’homme postindustriel, Les liens qui libèrent, 2016.

(10)Raphaël Liogier : « Je propose de faire une société de retraités », La Croix, 23 juillet 2019.

 

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