"Le protestantisme a précarisé le christianisme mais il l'a aussi rendu apte à se réformer sans cesse" (1) - Forum protestant

« Le protestantisme a précarisé le christianisme mais il l’a aussi rendu apte à se réformer sans cesse » (1)

«Un faire plus qu’un être, un mouvement plus qu’une institution, bref la réforme permanente ! C’est sa force comme sa faiblesse.» Dans la suite de cet entretien-bilan sur son activité de sociologue des religions, Jean-Paul Willaime aborde plus spécifiquement ses objets d’étude en protestantismes, témoin qu’il a été d’un changement de regard radical entre les années 1960 où c’était d’abord leur «précarité» institutionnelle qui frappait, et l’époque actuelle où on constate qu’ils semblent profiter à plein d’une «situation socio-culturelle où le fait d’être chrétien est devenu un non-conformisme par rapport à un environnement séculier dominant».

Premier volet de l’entretien publié dans Foi&Vie 2023/3 (dossier Quels protestantismes au 21e siècle ?).

 

«Un triple déficit: d’institutionnalité, de sacralité, d’universalité»

Vous avez défini assez tôt ce que vous avez appelé la précarité protestante, c’est à dire la mise en danger presque génétique de l’institution au profit du message. Cette précarité est-elle paradoxalement devenue une force dans le monde actuel et diriez-vous que le protestantisme bénéficie plus qu’auparavant des recompositions en cours, au niveau mondial comme au niveau européen et français ?

Jean-Paul Willaime: J’étais parti du constat fait par des sociologues anglo-saxons que les Églises protestantes les plus ouvertes à la modernité (comme les Églises réformées/presbytériennes) perdaient des membres alors que les Églises protestantes plus conservatrices en gagnaient !  Autrement dit, les Églises protestantes les plus libérales, celles qui étaient les plus en phase avec l’évolution des mœurs et qui démythologisaient le plus la foi chrétienne en reprenant maints éléments de la critique moderne des religions, étaient, quantitativement parlant, en perte de vitesse: elles ne touchaient pas les dividendes sociaux de leur adaptation positive à la modernité. Les Églises qui, au contraire, s’en tenaient à des expressions doctrinales plus orthodoxes et qui, sans être forcément totalement littéralistes, tiraient de l’autorité accordée à la Bible des positions fermes en matière de croyances et de normes éthiques, étaient en croissance.

Steve Bruce, auteur en 1990 d’un livre qui a beaucoup nourri mes réflexions sociologiques sur le protestantisme (1), démontrait de façon assez convaincante que, d’un point de vue psycho-social, une socialisation religieuse orthodoxe réussissait mieux à transmettre qu’une socialisation religieuse libérale. Cette dernière, en relativisant la vérité chrétienne comme une vérité parmi d’autres, contribuait selon Bruce à fragiliser la transmission du christianisme. Cette thèse est bien sûr discutable car on peut aussi montrer que des socialisations libérales ont mieux réussi que des socialisations orthodoxes. Mais si la thèse de Bruce a compté dans mes réflexions de sociologue du protestantisme, c’est parce qu’elle invitait à s’interroger sur la question de savoir si le protestantisme, en tant qu’expression sécularisée du christianisme, n’était pas socialement fragile.

J’étais aussi frappé par le fait que le catholicisme, alors même qu’il était moins généreusement ouvert à la modernité, résistait mieux à la sécularisation que le protestantisme. Des données d’enquêtes comparant en Allemagne les positions des catholiques et des protestants sur des sujets sociétaux, montraient que les réponses des protestants étaient souvent intermédiaires entre celles des catholiques et des sans religion ou même plus proches des positions des sans religion que de celles des catholiques. J’allais jusqu’à dire que si, selon la formule de Marcel Gauchet, le christianisme était «la religion de la sortie de la religion», le protestantisme pourrait bien être la confession de la sortie du christianisme, une sécularisation interne du christianisme qui, à terme, aboutirait à une sécularisation externe.

C’est ce qui m’amena à soutenir la thèse de la précarité protestante selon laquelle le protestantisme souffrirait socialement d’un triple déficit: d’institutionnalité, de sacralité, d’universalité. Son institutionnalité serait instable parce que constamment remise en cause, sa critique du magico-religieux lui aurait fait perdre le sens du sacré, sa mise en cause de l’Église romaine l’aurait conduit au provincialisme ecclésiastique. Je remarquais aussi que ces déficits pouvaient être partiellement compensés et même, dans certains cas, amplement comblés par une cohérence théologique forte servant de cadre de référence aux pasteurs comme aux laïcs. L’institutionnalité du protestantisme est en effet plus théologique qu’ecclésiastique (même s’il y a des cultures d’Église): à l’institutionnalité catholique qui s’incarne dans une structure hiérarchique au sommet de laquelle se trouve le pape s‘oppose l’institutionnalité protestante qui s’incarne dans un ensemble doctrinal particulièrement systématisé dans les écrits de Luther et dans l’Institution de la religion chrétienne de Jean Calvin. Au 20e siècle, après la Seconde Guerre mondiale, il est significatif que ce fut à travers une dogmatique, la Kirchliche Dogmatik de Karl Barth, que se réaffirma l’institutionnalité protestante.

 

«Une logique permanente de réforme au cœur de l’affirmation chrétienne»

En l’absence d’un cadre de référence dominant, le protestantisme risque d’essaimer, voire de se dissoudre, dans une multiplicité d’égo-théologies articulées ou non à diverses théologies séculières au diapason du temps présent. Sans aller jusqu’à dire que «la religion sans liturgie réduit l’Église à une ONG humanitaire» (Isabelle de Gaulmyn (2)), je suis d’accord pour souligner l’importance de l’unité liturgique d’un groupe religieux au-delà des divergences  théologiques qui le traversent. Si la théologie divise, le rite unit. Mais lorsque qu’il n’y a plus d’unité liturgique, lorsque célébrer ensemble n’est plus possible, c’est l’existence même du groupe religieux qui est en danger, estime Isabelle de Gaulmyn évoquant «la guerre des rites» (au sujet de la liturgie de la messe) qui secoue actuellement l’Église catholique. Peut-on parler d’une certaine unité liturgique du protestantisme français ? Cela m’apparaît difficile compte tenu de sa diversité structurelle au plan ecclésiastique. Mais, même là où elle est censée exister, à savoir au sein d’une même Église, on ne l’observe pas toujours.

Vous me demandez, et je trouve particulièrement pertinente cette interrogation, si la précarité protestante ne constituerait pas aujourd’hui une force plutôt qu’une faiblesse. Un argument en faveur de cette thèse s’impose d’emblée: la condition ultramoderne que nous connaissons à l’heure actuelle se caractérisant par une crise générale des institutions, l’affaiblissement de leur pouvoir de régulation, la fragilité institutionnelle du protestantisme serait mieux adaptée à cette situation que la forte institutionnalité catholique. Cette dernière, comme tout système très intégré – je pense notamment au communisme d’État –, pourrait même, tel un château de cartes,  s‘effondrer brusquement alors qu’un système moins intégré s’étiolerait progressivement plutôt qu’il ne s’effondrerait  brusquement. Je suis frappé des termes employés par les commentateurs du rapport Sauvé ayant révélé l’ampleur des abus sexuels dans l’Église catholique en France: on parle de «naufrage», de «séisme», d’implosion d’un catholicisme français qui «s’effondre». II est question du caractère «systémique» qu’auraient les violences sexuelles dans l’Église catholique.

Mais revenons au protestantisme: dans la conjoncture actuelle, sa dimension congrégationaliste constitue un atout dont profitent particulièrement les Églises évangéliques en raison même de leur ecclésiologie congrégationaliste. Quant au magico-religieux, il est remis en valeur dans les Églises pentecôtistes ou pentecôtisantes qui insistent sur la guérison et propagent l’idée que Dieu peut transformer ici et maintenant les vies comme l’attestent les témoignages de vies transformées régulièrement donnés par des convertis. L’engagement chrétien étant devenu minoritaire dans notre pays, ce n’est plus un christianisme par héritage qui domine, mais un christianisme par choix personnel. C’est en ce sens que j’ai parlé d’une évangélicalisation (en référence à evangelical qui signifie en anglais évangélique) sociologique du christianisme. Ayant déplacé de l’institution au message le lieu de la vérité chrétienne, le protestantisme a certes précarisé le christianisme en le faisant dépendre de l’art d’exprimer l’Évangile mais, ce faisant, il l’a aussi rendu apte à se réformer sans cesse. En désacralisant l’institution ecclésiastique, en disant que celle-ci pouvait errer et que la vérité du christianisme était sans cesse à chercher  dans les Écritures (Sola Scriptura), en affirmant le sacerdoce universel des baptisés, le protestantisme a introduit une logique permanente de réforme au cœur de l’affirmation chrétienne: Ecclesia reformata semper reformanda.

Historiquement, cette logique permanente de réforme s’est périodiquement traduite par la formation de nouvelles Églises jugées plus authentiques en matière de piété et plus orthodoxes en matière doctrinale. Mais, pour reprendre les catégories de Joachim Wach (1898-1955), à côté de ce protest without qui aboutit à la formation de nouveaux groupes religieux existent diverses formes de protest within qui expriment leur protestation à l’intérieur même d’un groupement religieux (tel aujourd’hui, le mouvement des Attestants au sein de l’ÉPUdF). Si les Églises protestantes ont dans leur ADN une logique de réforme, elles ne l’activent pas forcément et, si elles l’activent, les conséquences de cette activation peuvent leur être profitables ou, au contraire, néfastes. Si un britannique, Steve Bruce, m’avait inspiré pour développer ma thèse de la précarité protestante, un autre britannique, Alister McGrath, m’a incité à être plus attentif aux atouts de cette précarité. En parcourant du 16e au 21e siècle l’histoire du protestantisme, celui-ci lui apparaît comme une «idée dangereuse». Pourquoi une «idée dangereuse» ? Parce qu’elle remet constamment en question l’institué chrétien. Loin de prendre ce constat en mauvaise part, Alister McGrath (3) montre au contraire que cette «idée dangereuse» a impulsé une dynamique fructueuse de transformation ayant permis au protestantisme de s’adapter à un environnement changeant au cours des siècles et de se répandre dans différents continents.

Cherchant à définir ce qui fait le propre du protestantisme, les traits qui permettent de ranger sous ce vocable des groupements religieux en réalité très divers, Alister McGrath aboutit à un cadrage selon moi pertinent. Le protestantisme désigne selon lui «une famille de mouvements religieux qui partage certaines sources historiques et certaines ressources théologique» (4). Certaines sources historiques: la référence à l’une ou l’autre des Réformes du 16e siècle. Certaines ressources théologiques: les principales affirmations des Réformes protestantes, à savoir le rôle central de la Bible, le salut par la grâce seule sans mérites humains, le sacerdoce universel des baptisés et la relativisation des médiations ecclésiastiques pour s’adresser à Dieu. C’est à partir de ces sources historiques et de ces ressources théologiques que s’est peu à peu élaborée «une narration commune de transformation» qui a pris le nom de protestantisme. J’ai adopté cette définition du protestantisme qui a l’avantage de souligner que le fait protestant est un faire plus qu’un être, un mouvement plus qu’une institution, bref la réforme permanente ! C’est sa force comme sa faiblesse. Son avenir tient toujours à sa capacité à poursuivre la narration de transformation du christianisme en mobilisant ses sources historiques et ressources théologiques.

 

«Une réception plus critique du paradigme de la sécularisation»

Votre carrière de sociologue, que vous décrivez dans La guerre des dieux n’aura pas lieu (5), a embrassé plus de cinq décennies. Entre le moment où vous avez commencé à vous intéresser à la sociologie (et dans celle-ci, la sociologie des religions, et dans celle-ci la sociologie du protestantisme) au cours des années 1960 et ce début des années 2020, quelles sont les principales différences que vous identifiez d’abord dans le champ sociologique, ensuite dans la sociologie des religions, enfin dans la sociologie du protestantisme ?

En sociologie générale, en France, le grand et progressif changement des années 1960 à nos jours fut une bien meilleure prise en compte des motivations et raisons propres des acteurs dans l’analyse de l’action sociale. Des acteurs qui ne sont pas réductibles à être des agents d’un système poursuivant des intérêts propres à la position qu’ils occupent dans la structure. J’ai entamé mon parcours intellectuel en sociologie par une critique des schémas marxistes et marxisants selon lesquels les sociétés et leurs évolutions étaient essentiellement déterminées par l’économique. Encore fallait-il expliquer pourquoi et comment l’économique était devenu aussi déterminant, si tant est qu’il le soit devenu, dans l’évolution des sociétés. Si, à l‘âge de la révolution industrielle, nous sommes devenus, comme l’a très bien vu Max Weber, des Berufsmenschen (des hommes/êtres humains de profession), ce n’est pas seulement parce que des inventions techniques ont permis de produire plus et plus rapidement, c’est aussi parce que les façons de concevoir l’homme et le monde, de se représenter la condition humaine et les devoirs qu’elle impliquait, avaient évolué. Autrement dit, l’émergence du capitalisme fut aussi un fait socio-culturel et pas seulement économique. Max Weber m’a beaucoup plus marqué que Karl Marx et Friedrich Engels !

Par rapport à Pierre Bourdieu qui a occupé durant plusieurs décennies une place centrale sur la scène sociologique française (et au-delà), je me suis positionné ainsi: s’il y a des rapports de domination dans toute relation sociale et dans toutes les sociétés, les relations sociales et les sociétés ne se réduisent pas à des rapports de domination.

En sociologie des religions, la grande évolution fut une réception plus critique du paradigme de la sécularisation qui avait été dominant dans les années 1960-1970. Le jeu à somme nulle selon lequel plus de modernité signifiait moins de religion était tout simplement faux. Non seulement parce qu’on avait du mal à faire entrer dans ce schéma des pays très modernes comme les USA et le Japon où le religieux restait très présent, mais aussi parce que ce paradigme ne permettait pas de prendre en compte les nouvelles ou relativement nouvelles façons d’être religieux. Ce qui apparaissait par contre plus solide dans le paradigme de la sécularisation, c’était, en tout cas dans les sociétés de l’Ouest européen, la fin du religieux comme pouvoir sur les individus et sur les sociétés. Cette dérégulation institutionnelle, le fait que les représentations et pratiques religieuses étaient de moins en moins contrôlées par les institutions, s’accompagna d’une éclosion de toutes sortes de religiosités sauvages qui cherchaient à se dire et à se vivre. Puis ce fut la focalisation sur l’islam et ses différentes expressions en Europe et au-delà. Peurs des sectes et des radicalisations religieuses prirent place sur les agendas sociaux, politiques et académiques. Les sociologues des religions qui avaient pu craindre un chômage technique suite au fort amenuisement de leur objet, voire même à sa lente extinction, se voyaient rassurés: la matière ne manquait pas. Le religieux ne disparaissait pas, il se transformait.

Quant à la sociologie du protestantisme (6), elle s’était d’autant plus focalisée sur le monde luthéro-réformé que celui-ci, dans les années 1950-1970, dominait sans conteste la scène protestante française. Dans cette première phase, les études se focalisèrent sur la question de l’adaptation des Églises à la société moderne telle qu’elle évoluait. Trois dossiers retinrent particulièrement l’attention dans cette première phase:

– celui de l’insertion des Églises dans un monde urbain en pleine mutation à travers la problématique des paroisses, mouvements, centres de rencontres et recherches;

– celui des acteurs avec des études sur les pasteurs et les conseillers presbytéraux;

– celui des sensibilités théologico-religieuses à travers des études portant sur l’évolution des discours théologiques du barthisme aux théologies politiques.

Autrement dit les études sur le protestantisme portèrent sur les trois pôles classiques de l’analyse sociologique: les structures, les acteurs, les idéologies (au sens neutre de ce terme).

Deux évolutions importantes du monde protestant marquèrent à partir de la fin des années 1970 jusqu’à nos jours ces études sociologiques du protestantisme: d’une part, la croissance du protestantisme évangélique et toutes les interrogations qu’elle suscita; d’autre part la découverte d’un monde protestant multiculturel au sein même de l’Hexagone avec des Églises d’expression africaine, antillaise, coréenne, chinoise, malgache, tzigane… Ces deux importantes évolutions du monde protestant français vinrent renforcer la mise en cause du paradigme classique de la sécularisation.

 

«Dans une situation socio-culturelle où le fait d’être chrétien est devenu un non-conformisme, tous les chrétiens sont sociologiquement des évangéliques»

Vous avez été l’un des premiers à vous pencher sérieusement sur les nouveaux types d’Églises protestantes comme la Porte Ouverte à Mulhouse que vous avez étudié de près en démontant un certain nombre de clichés répandus sur les communautés dites évangéliques. En ce début des années 2020, n’avez-vous pas l’impression que ce modèle, dont vous avez montré l’ancrage dans la tradition protestante européenne, est en train de gagner la bataille dans le protestantisme, y-compris luthéro-réformé, puisqu’il convient mieux à des communautés désormais confessantes en milieu définitivement pluraliste et concurrentiel ? 

Il y a eu incontestablement une croissance du protestantisme évangélique, de nombreux observateurs l’ont noté et plusieurs ouvrages majeurs, en particulier ceux de Sébastien Fath (7), en ont étudié les caractéristiques et les singularités propres à chacune de ses expressions. Avant de répondre plus directement à votre question, je voudrais souligner trois choses .

Premièrement que le protestantisme évangélique est un monde extrêmement diversifié, non seulement entre ces deux grandes tendances identifiées par Sébastien Fath (les sensibilités orthodoxes-piétistes et les sensibilités charismatiques-pentecôtistes), mais aussi selon que les Églises et mouvements qui s’en réclament appartiennent exclusivement soit à la FPF, soit au CNEF, ou bien aux deux à la fois, ou bien encore à aucune de ces deux instances fédératives. À ces quatre catégories organisationnelles: évangéliques FPF, évangéliques CNEF, évangéliques FPF et CNEF, évangéliques ni FPF ni CNEF, il faut en ajouter une cinquième: évangéliques au sein même des Églises luthéro-réformées (8).

Deuxièmement, que le protestantisme évangélique en France est très multiculturel, les Églises dites issues de l’immigration (de plusieurs vagues migratoires et donc de plusieurs générations) d’expressions africaine, antillaise, chinoise, coréenne, nord- et sud-américaines… sont globalement, et chacune à leur façon, de sensibilité évangélique. Mais l’évangélisme politique tel qu’on l’observe aux États-Unis et au Brésil est peu présent en France.

Enfin, troisièmement, il semble qu’après quelques décennies, en gros des années 1970 aux années 2010, de forte croissance, celle-ci soit moins nette aujourd’hui. On ne peut exclure une stabilisation de la poussée évangélique.

Je résumerais ici mes analyses du monde protestant évangélique par les deux thèses suivantes.

1) Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, s’il y a bien un clivage entre des expressions libérales du protestantisme et des expressions évangéliques, il est contestable d’opposer systématiquement protestants luthéro-réformés et protestants évangéliques. Ces derniers font en effet pleinement partie, dès le 16e siècle, des sensibilités protestantes et l’on peut dire qu’à bien des égards le protestantisme évangélique est une composante du protestantisme luthéro-réformé. Le clivage significatif se situe plutôt entre des évangélismes qui restent peu ou prou dans la filiation théologique et ecclésiologique des Réformes du 16e siècle et des évangélismes qui, parce qu’ils se réfèrent exclusivement à l’ici et maintenant de la présence divine en lien avec leur leader spirituel, s’auto-suffisent et constituent un groupement indépendant vivant dans le présent. Un clivage donc entre un évangélisme protestant qui entretient des liens de filiation dans le temps et d’alliance dans l’espace, et un évangélisme déconfessionnalisé sans lien de filiation dans le temps et sans lien dans l’espace avec d’autres groupes qui se mettent en réseau sur la base d’une identité commune. Cet évangélisme déconfessionnalisé s’auto-légitime par la performance de leaders/entrepreneurs charismatiques.

2) Quant à ma deuxième thèse, elle soutient que, dans une situation socio-culturelle où le fait d’être chrétien est devenu un non-conformisme par rapport à un environnement séculier dominant, tous les chrétiens sont sociologiquement des évangéliques. L’on est aujourd’hui de moins en moins chrétien par héritage et de plus en plus chrétien par choix. Toutes les personnes qui s’identifient aujourd’hui comme chrétiennes deviennent de facto des professants. C’est ce que j’ai appelé l’évangélicalisation du christianisme et cette évangélicalisation du christianisme est à bien des égards transconfessionnelle.   

(Lire la suite et fin de l’entretien)

 

Né en 1947, Jean-Paul Willaime a été successivement professeur de sociologie des religions à la faculté de théologie protestante de Strasbourg et directeur d’études (Histoire et sociologie des protestantismes) à l’École pratique des hautes études (EPHE). Il a aussi été directeur du GSRL (Groupe Sociétés Religions Laïcités, EPHE/CNRS) de 2002 à 2008 et de l’IESR (aujourd’hui IREL) de 2005 à 2010, ainsi que président de la Société internationale de sociologie des religions de 2007 à 2011. Cet entretien (dont la première partie, «Un laboratoire permanent de réinvention du religieux»,  a été publiée dans le numéro 2021/5 de Foi&Vie et en deux volets sur notre site: 1 et 2) a été réalisé par écrit, les questions ayant été rédigées par Frédéric Rognon et Jean de Saint Blanquat.

 

Illustration: la salle des Assemblées de Dieu à Lavelanet (Ariège).

(1) A House Divided. Protestantism, Schism, and Secularization, Routledge.

(2) Isabelle de Gaulmyn, Guerre des rites et fin du catholicisme, La Croix, 13 janvier 2022.

(3) Christianity’s Dangerous Idea. The Protestant Revolution – A  History from the Sixteenth Century to the Twenty-First, HarperOne, 2008.

(4) Ibid., p.63.

(5) Jean-Paul Willaime (entretiens avec E.-Martin Meunier), La guerre des dieux n’aura pas lieu, Itinéraire d’un sociologue des religions, Labor et Fides, 2019

(6) Dans Sociologie des protestantismes, Cadres institutionnels et trajectoire individuelle, Archives de sciences sociales des religions 184 (octobre-décembre 2018), pp.25-52, j’ai retracé l’évolution de la recherche en sociologie des protestantisme à travers mon propre itinéraire. On y trouvera notamment la liste des thèses que j’ai dirigées et la mention des différents colloques consacrés à la sociologie des protestantismes.

(7) Voir notamment Sébastien Fath, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1850-2005, Labor et Fides, 2005.

(8) Permettez-moi de renvoyer à la communication intitulée L’univers évangélique contemporain partagé entre un évangélisme protestant et un évangélisme déconfessionnalisé: un défi pour la FPF et pour le CNEF, que j’ai présentée au colloque du 30 novembre 2019 sur Les évangéliques de la FPF, vers un nouvel élan, dont les actes ont été publiés en 2021 aux éditions Première Partie sous le titre Les évangéliques. Racines, identités, engagements. Voir pp.48-63.

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