Le Nouveau Testament face à l'argent - Forum protestant

Le Nouveau Testament face à l’argent

Ni morale, ni éthique: le Nouveau Testament a un étrange rapport à l’argent. Ni recommandations, ni jugements de valeur mais, de Jésus à Jacques, «un simple moyen» dont il s’agit de discerner «quand il peut être utile, quand il peut devenir un obstacle et quand il ne sert à rien», «un symptôme de la liberté ou de sa mise en échec».

Texte paru dans Foi&Vie 2018/2.

 

 

L’argent, pris pour lui-même, ne fait pas partie des thèmes traités dans le Nouveau Testament: qu’est-ce que l’argent, qu’est-ce qui a conduit à inventer ce langage des échanges, abstrait, composé d’objets inutilisables, mais conventionnels, utilisables universellement et clairement quantifiables, susceptibles donc de devenir le support de toutes opérations mathématiques? Quels sont les avantages de cet étalon? Qui peut le produire, en édicter la valeur, le mettre en circulation et en contrôler l’usage? Et à qui appartient-il?

Formuler ces questions permet de comprendre que les évangiles et les épîtres, lorsqu’ils considèrent le phénomène de l’argent, n’entrent pas en discussion sur l’argent – ou sur la finance, comme pourra et devra le faire Calvin, par exemple, dans un autre temps, à partir d’une autre position et dans une autre réalité politique. Ils s’intéressent à ce que l’argent révèle de l’âme humaine lorsque les esprits l’introduisent dans leur conversation intime, dans leur réalité quotidienne et en tissent leurs échanges et leurs rapports sociaux.

Les questions qu’ils s’accordent à poser pourraient, je crois, se résumer ainsi :

– Qu’est-ce que la relation que l’âme humaine établit avec l’argent révèle de l’identité du sujet et de l’image qu’il se donne ou qu’il se condamne à recevoir de lui-même?

– Qu’est-ce qui, dans l’âme humaine, détourne l’argent de sa qualité d’un moyen, qui permet l’édification de grandes choses et devrait assurer la prospérité d’un monde équitable, pour lui conférer l’emprise d’une addiction, destructrice du sujet lui-même d’abord, et de son environnement humain et social par conséquent?

– Comment se libérer du sentiment de dépendance, de l’illusion du pouvoir que l’addiction donne réellement à l’argent et imaginer une désacralisation libératrice de l’empire que lui sert l’humanité?

Faisons-en un petit tour, en commençant par la fin et en terminant par le commencement.

1. La puissance destructrice de l’argent – actualité de l’épître de Jacques

C’est l’épître de Jacques qui, selon son habitude, prend la peine de dresser un diagnostic concret et précis. Elle nous offre deux visions expressionnistes de la vie quotidienne qui semblent prendre le monde à rebours en mettant en évidence, par l’invective, la misère humaine à l’origine et à la fin du règne de l’argent.

1.1. Parole aux spéculateurs – Jacques 4,13-18

La première invective s’adresse aux spéculateurs.

De façon significative, elle vise une pratique, mais elle procède en mettant en évidence le langage qui tout à la fois la génère et souligne l’illusion dont elle procède: «À votre tour, vous qui dites!». Que disent-ils, quel projet énoncent-ils, quelle interprétation donnent-ils de leur existence, pour eux-mêmes d’abord? «Aujourd’hui ou demain, nous nous rendrons dans telle ville et nous ferons là-bas une année et nous commercerons et nous gagnerons.»

Nous notons :

1.1.1. En visant le dire ou, plus précisément, les sujets de ce dire, plutôt qu’une pratique qui pourrait rester collective ou impersonnelle, l’auteur interpelle la subjectivité du lecteur, c’est-à-dire sa responsabilité, le sens qu’il donne à son activité, son programme de vie et, d’un point de vue pragmatique, sa capacité de changement. L’activité économique, qui se présente ici, sous une forme que l’épître dénonce comme dévoyée, comme l’inféodation du rythme quotidien à la recherche d’argent, n’apparaît pas comme une fatalité venue d’ailleurs ou comme une loi naturelle, mais comme l’expression d’un style de vie résultant de ce que la parole présente comme un choix.

1.1.2. Ce choix réside dans la définition de l’existence comme un faire: nous ferons, nous commercerons, nous gagnerons. Nous remarquons les décisions collatérales de ce choix, qui se concrétisent dans une chaîne d’indéterminations: on ne sait pas si c’est aujourd’hui ou demain (n’y a-t-il plus de temps, ou le temps a-t-il cessé d’être le temps?), n’importe la ville vers laquelle on s’embarquera et où on s’activera, car l’essentiel est de commercer, d’acheter et de vendre quoi que ce soit pour gagner.

1.1.3. L’implication du projet que déploie ainsi le langage des spéculateurs se manifeste en effet dans la conviction implicite de pouvoir maîtriser le temps: les jours et les lieux n’ont guère d’importance, aujourd’hui ou demain, telle ville ou plutôt telle autre, tout est devenu interchangeable. C’est égal, car nous ferons le temps: «Nous ferons une année». L’expression n’est en rien innocente ou fortuite. Elle met le doigt sur ce qui constitue la base de l’édifice, l’illusion spéculative de pouvoir travailler avec le temps, y compris avec le temps de sa propre vie, comme avec une marchandise. Le temps n’est plus qu’un moyen. Il n’y a plus de temps.

À ce discours, l’épître de Jacques oppose un retour à la réalité. La réalité de la réalité ne se trouve pas dans les constructions spéculatives de la richesse et dans la domination de l’argent, mais bien plutôt dans la vérité, donnée, de ce qui fait la grandeur et l’intensité de la vie humaine, celle de la vie dans le temps de l’histoire personnelle et dans la fragilité: «Vous qui ne savez pas ce que sera demain votre vie, vous n’êtes que vapeur qui paraît un instant puis s’évanouit».

L’épître enchaîne donc par une confession alternative: «Plutôt que de dire, vous: si le Seigneur le veut, nous vivrons et nous ferons ceci ou cela». Vivre, peut-être.

1. 2. Parole aux capitalistes – Jacques 5,1-6

La seconde invective s’adresse aux capitalistes, qui accumulent les richesses. Le genre littéraire et, surtout, l’éthique de la communication restent les mêmes: il s’agit de ce que Jean Calvin aurait appelé un avertissement, destiné à provoquer la réflexion et le changement des destinataires concernés. L’épître ne laisse aucune place au discrédit ou à la médisance. De même qu’elle avait mis en garde les communautés flattées et soignant particulièrement dans leurs assemblées, au détriment de presque tous, la présence des riches et des notables (Jacques 2,1-13), elle procède maintenant à la cure d’âme des riches eux-mêmes.

1.2.1. Dans un premier temps, elle dénonce le malheur que la richesse leur apporte à eux-mêmes. Leurs possessions s’insinuent dans leur histoire personnelle et dans leur vie spirituelle comme une maladie infectieuse qui, subrepticement, les dévore. Les images, par leur esthétique, l’accumulation des métaphores, combinent diagnostic et analyse dans le non-dit qu’explicite l’adresse: «À votre tour, gare à l’argent qui s’accumule – ou plutôt, que vous accumulez et qui vous rend malades!»:

À votre tour, maintenant, les riches!
Pleurez en hurlant sur les malheurs qui viennent sur vous!

Votre richesse est pourrie et vos vêtements sont rongés de vers.

Votre or et votre argent se rouillent
et leur corrosion sera témoignage contre et pour vous
et elle dévorera votre chair comme un feu!

1.2.2. Une première conséquence de ce pourrissement spirituel – un dommage collatéral – réside dans l’injustice sociale qu’engendre l’aveuglement égoïste de la capitalisation. Remarquons l’originalité de cette succession logique: le thème principal de Jacques ne relève pas de l’éthique sociale, son argumentation ne se présente pas comme une protestation ou comme un manifeste pour plus de justice. Son invective relit bien plutôt le mépris pour les ouvriers et les saisonniers privés de ce qui leur est dû comme le symptôme de la misère des riches dévorés par leur argent:

Voici, le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos terres, retenu par vous, crie

et les clameurs des saisonniers
sont parvenus aux oreilles du Seigneur Sabaoth.

1.2.3. Il n’est dès lors pas surprenant que la seconde conséquence qu’il dénonce concerne la corruption de la justice par l’argent. Celle-ci n’est pas présentée comme un problème politique, comme on pourrait le faire à partir d’une analyse marxiste ou post-marxiste, mais comme la résultante d’un déficit spirituel: la réduction des justes au silence – pas nécessairement des pauvres, mais des défenseurs de la justice – témoigne de la mort des riches:

Vous avez condamné, vous avez assassiné le juste.

Il ne vous résiste pas.

1. 3. Le Nouveau Testament face à l’argent: premiers résultats

La parole de l’épître de Jacques face à la puissance destructrice de l’argent surprend par son caractère aussi peu moral que religieux.

– L’horizon de l’argumentation est certes déterminé, entre autres, par la présence d’une transcendance, de l’extériorité d’un Tout Autre. Un «Seigneur» donne la vie («Si le Seigneur le veut, nous vivrons») et, corrélativement, apparaît comme le juge de la vérité de l’existence. Or, justement, cette extériorité n’est pas la porte d’un autre monde. Au contraire, le rappel très réservé de la présence de cette instance au-delà de l’emprise de l’argent et des rapports de force sociaux réintroduit le principe de réalité dans le regard porté sur la vie quotidienne. Les invectives adressées aux spéculateurs et aux capitalistes n’offrent pas un discours religieux sur l’argent. Elles imposent une analyse critique des effets de la présence réelle de l’argent dans l’histoire personnelle et dans l’environnement social des sujets humains qui succombent à sa fascination.

– La fonction rhétorique des invectives est d’appeler au changement. Il ne s’agit ni de critiquer ni de condamner les riches, mais de leur parler, de leur faire voir la réalité de ce qu’ils vivent, de dénoncer l’illusion qu’entretient leur discours, de les amener à une prise de conscience et à une réflexion critique sur leur propre situation. Au sens propre du terme, nous pourrions dire que Jacques se consacre à la cure d’âme de personnes qui se sont enfermées dans le malheur d’une dépendance en mettant leur vie au service de l’argent. Le chemin adopté n’est pas celui de la morale, au sens de ce que serait un rappel des valeurs et de leurs conséquences, ni celui d’une éthique, qui s’interrogerait sur le fondement des décisions prises ou des choix à faire. Il est celui d’un éclairage de l’expérience quotidienne, d’une mise en lumière des évidences refoulées au nom d’une invitation à vivre.

 

2. Une re-définition de la richesse par la désacralisation de l’argent – l’humour libérateur de Jésus

Qu’est-ce donc vraiment qu’être riche? C’est par ce biais-là, point de départ de la réflexion de l’évangile de Luc sur l’argent, qu’une des fables les plus provocatrices de Jésus aborde – avec l’humour nécessaire à provoquer le changement – la question de la relation à l’argent.

2. 1. Le texte de la fable – Luc 16,1-8

«Un homme était riche.» Ainsi commence la fable. Je parle de fable, parce que le petit drame qu’elle met en scène se suffit à elle-même. Elle n’a rien d’une parabole, qui aurait pour but d’illustrer une vérité générale. Elle se présente au contraire comme une fiction littéraire qui, par son intrigue, fait apparaître une vérité. Comme toutes les histoires inventées par Jésus, elle présente un personnage qui joue le rôle principal – on pourrait parler d’un rôle titre – et qui commente en conclusion les aventures inattendues proposées à la réflexion du lecteur (1): un homme qui était riche découvre sa chance d’avoir eu un intendant dont il finit par admirer, non sans humour, l’intelligence:

1(…) Un homme était riche
qui avait un intendant

et celui-ci fut accusé de dilapider ses biens.

2Il l’appela et lui dit:

Qu’est-ce que j’entends dire de toi?

Rends compte de ton intendance,

car tu ne pourras plus être mon intendant.

3L’intendant se dit:

Que vais-je faire,
puisque mon maître me retire l’intendance?

– Bêcher? Je n‘en aurais pas la force.
– Mendier ? J‘aurais honte.
4Je sais ce que je ferai

pour qu’ils m’accueillent dans leurs maisons

lorsque je serai relevé de mon intendance,

5Et ayant fait appeler chacun des débiteurs de son maître,

il dit au premier :
– Combien dois-tu à mon maître?

6Il lui répondit :

– Cent baths d’huile.

Et il lui dit :

– Prends ton billet, assieds-toi vite, écris: cinquante.

7Il dit ensuite à l’autre:

– Et toi, combien dois-tu?

Celui-là lui dit:

– Cent kors de blé.

Et il lui dit:

– Prends ton billet et écris: Quatre-vingts.

8Et le maître félicita l’intendant de l’injustice,

parce qu’il avait agi intelligemment.

 

2. 2. Se faire des amis avec l’argent injuste

Le récit commence dans l’exacte logique du règne de l’argent analysée par l’épître de Jacques: le patron entretient avec son homme de confiance des rapports interpersonnels strictement soumis aux critères de rentabilité. La rumeur d’une gestion dispendieuse suffit à entraîner, sans vérification ni discussion possible, sa mise à la porte immédiate.

La suite, dont l’intendant prend l’initiative, revêt un tour plus inattendu. Son monologue intérieur ne dit pas encore ce qu’il va entreprendre, mais il en explique le sens.

– D’abord, il respecte le principe de réalité: il n’a pas la force de bêcher.

– Ensuite, il exprime sa volonté, que la suite rend évidente, de ne pas s’exclure du tissu social par la mendicité.

– Enfin, il va utiliser ses dons pour renverser les hiérarchies et créer un autre style de relation: non plus subordonner les rapports interpersonnels, réduits au rôle de moyens, aux relations d’argent, considérées comme fins, mais utiliser l’argent comme un simple moyen permettant d’établir, par un geste de gratuité, des relations d’amitié: «Être accueilli dans leurs maisons» ne signifie en effet rien d’autre qu’être intégré, par une relation je/tu, à la sphère privée du cercle de la famille et des proches.

La falsification des factures déclenche à la lecture le plaisir ou la colère des lecteurs. L’histoire de l’interprétation est d’ailleurs dominée par les tentatives de venir au secours de l’argent. Les traductions annoncent l’histoire de l’intendant infidèle ou malhonnête, dans le meilleur des cas du gérant habile. C’est oublier cependant que l’attention de la fable ne se concentre pas sur l’employé, mais sur l’homme riche, que le narrateur ne se prononce en aucune manière sur le stratagème de l’intendant, qu’il ne porte lui-même aucun jugement, ni positif, ni négatif, sur le procédé adopté, mais qu’il donne la parole à l’homme qui était riche. C’est ce commentaire qui vient provoquer le lecteur. Or l’homme riche fait preuve d’humour, pierre de touche de la liberté, d’une sérieuse prise de distance par rapport à lui-même et d’une capacité de transformation toute évangélique. Du point de vue de l’argent qui était le sien au début de l’histoire, il apparaît comme le perdant de l’affaire. Il a cependant changé, puisqu’il en vient à féliciter l’intendant de l’injustice parce que, dit-il, il avait agi intelligemment.

 

2. 3. Le Nouveau Testament face à l’argent: deuxièmes résultats

Par le retournement imprévu qu’implique cette chute de l’intrigue, la fiction littéraire de la fable surprend le lecteur par une double provocation:

2.3.1. Elle retourne les évidences et renverse ce qu’on pourrait appeler la logique de la corruption. Il est généralement admis que l’amitié soit inféodée à l’argent. La façon dont l’homme riche, au début de l’histoire, congédie son employé ne choque guère, alors que l’inverse, que l’argent soit soumis à l’amitié, fait scandale. Le paradoxe consiste à déclarer intelligente la créativité de l’intendant. Celui-ci a fait découvrir à son ancien patron une dimension nouvelle de l’histoire personnelle, autre que celles du salut de l’argent et du salut par l’argent, qui est celle que fonde la reconnaissance mutuelle, symbolisée par l’hospitalité, de deux sujets vivants (2).

2.3.2. Le scandale que provoque la fable vient d’un renversement sacrilège des hiérarchies. L’intrigue, orientée toute entière vers l’effet de surprise que crée la confession finale de l’homme qui était riche, destitue l’argent du trône qui l’impose comme fin justifiant les moyens. Elle démythise l’argent. Elle désacralise l’argent pour lui rendre le rôle raisonnable d’un moyen mis au service des fins qui en justifient l’usage.

Le caractère grotesque de l’intrigue construite par la fable est indéniable. Il remplit une double fonction pragmatique: par l’effet de distanciation, de scandale ou de rire qu’il provoque, il fait voir au lecteur ses propres présupposés et, le plaçant face à lui-même, lui offre une occasion de changement.

Comment libérer l’âme humaine de l’emprise de l’argent? La fable répond à la question posée dans l’épître de Jacques par une mise en intrigue paradoxale des dépendances et des convictions.

 

3. L’argent, lieu et pierre de touche de la liberté

L’évangile de Luc a pris cette fable comme point de départ d’une chaîne d’aphorismes qui lui permettent de poursuivre sa réflexion sur l’argent. Sans liens directs les uns avec les autres, ils se présentent, dans la composition qu’il nous propose maintenant, comme une suite de commentaires, comme s’ils entendaient, dans des directions différentes, tirer les leçons de la fable. Les deux premiers – ou n’en forment-ils qu’un seul? – généralisent ce qu’ils veulent transmettre comme un enseignement:

Car les gens de ce monde sont plus intelligents que les fils de la lumière

envers leurs semblables.

Et moi je vous dis: Faites-vous des amis avec le Mamon de l’injustice,

pour que, quand il fera défaut,
ils vous accueillent dans les demeures éternelles.

Les deux suivants s’engouffrent dans les perspectives ouvertes par la fable et en développent désormais les implications, rejoignant d’autres prises de parole du Nouveau Testament. Le troisième aphorisme rend attentif à l’effet révélateur du rapport à l’argent, significatif du rapport à soi-même et à autrui (Luc 16,10-12). Quant au dernier, bien connu puisqu’on le trouve aussi dans le Sermon sur la montagne (Luc 16,13 et Matthieu 6,24), il pose comme des déterminations exclusives de la vie humaine le service de Dieu et celui de l’argent.

 

3.1. La question critique de la crédibilité

Le premier de ces deux aphorismes crée la surprise en reprenant l’intrigue de la fable à rebours, par la négative, pourrait-on dire. Par un argument a fortiori, il élève la fidélité qui résiste au défi posé par l’argent au rang d’un critère de vérité de l’existence:

Qui est crédible dans une petite affaire est aussi crédible dans une grande,
et qui est injuste dans une petite affaire est aussi injuste dans une grande.

Si donc vous n’avez pas été crédibles avec le Mamon injuste,

qui vous confiera le bien véritable?

Et si vous n’avez pas été crédibles avec ce qui est étranger,

qui vous donnera ce qui est vôtre?

On ne joue pas avec l’argent, mais l’aphorisme joue, à propos de l’argent, avec le lecteur: l’ouverture énigmatique qu’il lui propose est en même temps le piège qu’il lui tend. Quel est en effet le sens qu’il faut donner à l’exigence d’une crédibilité avec l’argent? La fable offrait elle-même deux modèles. Le premier, représenté par l’homme riche congédiant son intendant, tenait le rôle des défenseurs de l’argent. Être crédible avec l’argent n’aurait alors rien signifié d’autre que de confirmer la soumission nécessaire, volontaire ou non, à son pouvoir reconnu comme normatif. Au plus tard la qualification de ce dernier comme Mamon injuste dénonce toutefois la méprise. Le modèle proposé par l’intrigue dramatique de la fable nous place en effet devant une vision bien différente de la crédibilité, car la crédibilité «avec le Mamon de l’injustice» s’y trouve précisément définie de manière exemplaire par la liberté du maître félicitant l’intendant pour son intelligence. Être crédible avec l’argent revient donc à le démyther, à le détrôner de sa puissance. C’est s’émanciper de l’addiction de l’argent, mais aussi des illusions, des dénégations, des tromperies et des trahisons qui l’entretiennent. L’aphorisme abaisse d’ailleurs le dieu destitué de l’argent au rang subalterne des petites affaires, exclu des grandes qui, quelles qu’elles soient – il ne semble pas indispensable, ici, de préciser –, pourraient constituer «le bien véritable».

 

3.2. La perfection de la liberté – Matthieu 19,16-30

Dans ce débat se trouve la place du dialogue dramatique de Jésus avec l’homme qui voulait s’assurer la vie éternelle.

16Et voici, quelqu’un, s’approchant de lui [de Jésus], lui dit:

Maître,
que ferai-je de bon

pour que j’aie vie éternelle?

17Lui lui dit :

Pourquoi me questionnes-tu à propos du bon?
Un seul est le bon.
Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements!

18Il lui dit:

Lesquels? Jésus dit:

Le
Tu ne tueras pas,

tu ne commettras pas d’adultère,
tu ne voleras pas,
tu ne porteras pas de faux témoignage,
19honore ton père et ta mère,
et tu aimeras ton prochain comme toi-même.

20Le jeune homme lui dit:

J’ai observé tout cela.

Qu’est-ce que je manque encore?

21Jésus lui déclara:

Si tu veux être parfait,
– va,
– vends ce qui t’appartient
– et donne aux pauvres
et tu auras un trésor dans les cieux

et viens ici, suis-moi!

22Le jeune homme, ayant entendu la parole, s’éloigna, attristé.

Car il avait de nombreuses possessions.

Deux mises en intrigue de la vie entrent en collision frontale, séparées par une distance difficilement franchissable que révèle de nouveau le rapport symptomatique à l’argent.

L’ambition serait de s’assurer la vie éternelle. Pas plus que Luc ne se souciait d’expliquer ce que son aphorisme entendait par «le bien véritable», Marc et Matthieu, qui rédigent deux versions du drame, ne jugent important de préciser ce qu’ils entendent par «la vie éternelle». La discussion ne porte pas sur le but, mais sur le chemin qui devrait y mener, c’est-à-dire sur la configuration, présente, de la vie quotidienne. La logique de l’homme qui aborde Jésus s’énonce clairement: voulant assurer son avenir, il a déjà observé la totalité des commandements et, ayant rempli, à sa connaissance, les conditions requises, il cherche et pense avoir trouvé un maître qui aurait autorité, le cas échéant, d’énumérer de manière fiable ce qui pourrait encore lui manquer.

À cette tentative sécuritaire, la construction du dialogue oppose, dans la bouche de Jésus, une autre cohérence. La proposition, déconcertante, sur laquelle elle débouche présuppose en effet le recadrage et la redéfinition de ce qui est bon et parfait. L’appel à vendre ses biens et à en distribuer le produit aux pauvres ne devrait pas être compris, pour cette raison, comme un perfectionnement de l’obéissance ou comme la réalisation d’un idéal de perfection. Il s’inscrit au contraire dans la continuité d’une nouvelle attitude de confiance fondée sur la reconnaissance de la bonté de Dieu – de la transcendance d’une puissance créatrice qui donne la vie – et par conséquent sur une nouvelle compréhension de ce que peut vouloir dire être parfait: recevoir le don de la vie dans la liberté.

D’où la promesse

– de s’enrichir d’un trésor dans les cieux, d’une joie que ne rongent pas les vers,

– de se libérer de l’esclavage d’un argent qui n’est plus productif que de lui-même,

– d’en faire, une fois libéré, un usage raisonnable,

– et de découvrir une nouvelle disponibilité.

L’issue du dialogue reste ouverte. De la même manière qu’une chaîne d’aphorismes développent et tirent les leçons de la fable de l’homme riche, un dialogue avec les disciples reformule cependant la conclusion provisoire du dialogue sous une forme didactique: S’il est plus difficile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume, qui donc peut être sauvé ?

De la part des hommes, cela est impossible,

de la part de Dieu, tout est possible.

 

3. 3. Le Nouveau Testament face à l’argent: troisièmes résultats

Les récits de l’homme riche aux prises avec l’argent (Mattieu 19,16- 30, Marc 10,17-27 et Luc 18,18-27) révèlent une angoisse de perdre ses possessions qui ne provient pas de l’argent qui, en lui-même, n’est pas plus mauvais que le pain ou le vin. Elle naît de la relation de dépendance qui se crée dès le moment où elles deviennent l’objet d’addiction: à l’instant où le sujet lui-même, pris de vertige devant sa liberté et la possibilité qu’elle implique de se perdre, pense assurer son avenir, fuir les risques de la fragilité et se défaire de ses peurs en confiant son âme à l’argent, comme il pourrait tout aussi bien espérer le faire, alternativement, en l’investissant dans la recherche du pouvoir, dans l’alcool, dans les trois à la fois ou même dans une quatrième. L’argent n’est pas mauvais, mais le sujet humain est faillible. De même que l’usage contrôlé du vin était, pour Platon, un critère de l’éducation et de la maîtrise de soi, le comportement adopté dans la relation à l’argent apparaît dans les textes évangéliques comme un symptôme de la liberté ou de sa mise en échec.

La légèreté de l’équipement des apôtres envoyés en mission ressortit au même réalisme (Matthieu 10,5-15, Marc 6,7-13 et Luc 9,1-6). La consigne de ne pas emporter de portemonnaie, liée à l’idée de ne se charger ni de victuailles inutiles ni de deux manteaux, vise à assurer la mobilité nécessaire et la disponibilité aux rencontres. Il ne s’agit ni de se livrer à l’ascèse ni de poser les bases d’un idéal de perfection de la pauvreté qui serait préconisé pour lui-même. L’argent n’est d’ailleurs pas dénoncé dans les évangiles comme une denrée impure dont les vrais disciples de Jésus devraient se garder. Il s’agit de considérer l’argent de façon pragmatique comme un simple moyen et de discerner quand il peut être utile, quand il peut devenir un obstacle et quand il ne sert à rien. Il y a un temps pour acheter, un temps pour vendre, un temps pour investir et un temps pour aller à la rencontre du monde les mains vides.

 

4. Le dieu de l’argent, les dieux qui peuplent le monde, et la transcendance de Dieu

Le dernier aphorisme que l’évangile de Luc place en commentaire de la fable de l’homme riche formule l’analyse critique de l’addiction à l’argent dans une perspective théologique qui en montre et en fonde la radicalité. Il constitue sans doute l’un des points de départ de la réflexion existentielle, politique et économique du Nouveau Testament qui refuse le monothéisme naïf régnant dans la mondialisation impériale romaine pour affirmer que, entre les dieux, il faut choisir et que, dans ce choix, l’individu se choisit lui-même et construit son identité.

 

4.1. Dieu et Mamon – Matthieu 6,24 et Luc 16,13

Voici d’abord le texte, placé par Matthieu dans un passage mettant en évidence que, là où on place son trésor, on attache son cœur, et par Luc en conclusion de sa séquence sur la relation, libre ou servile, à l’argent:

Personne [Luc: aucun domestique] ne peut servir de deux maîtres.

– ou bien, en effet, il haïra l’un et aimera l’autre,
– ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre.

Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon.

Nous notons :

4.1.1. Il n’est de nouveau question, dans cet aphorisme, ni de morale ni d’éthique. Le genre, d’ailleurs, ne s’y prête guère. On n’y trouve aucune recommandation ni même aucun jugement de valeur. Le réalisme, visiblement, domine la réflexion évangélique sur l’argent et la finance. L’aphorisme déclare une impossibilité comme un état de fait : elle constate l’impossibilité d’un compromis qui pourrait se révéler tentant.

4.1.2. La raison de cette impossibilité, l’aphorisme la fournit dans la mise en évidence qui en constitue le sens : l’argent dans lequel se place le cœur humain et qui, par le retournement de l’addiction, s’empare de lui, élève une prétention sur le rapport à soi, l’emploi du temps, les relations interpersonnelles et l’organisation sociale et politique qui relève d’une transcendance exclusive. En fait, il suffit de constater la domination des puissances financières dans les discussions sur la répartition des biens dans les systèmes démocratiques pour saisir la banalité du propos.

4.1.3. Beaucoup moins triviale apparaît la décision de l’aphorisme de ne pas dénoncer l’argent, mais la responsabilité entière que porte le choix du sujet – ou, pourrait-on ajouter, l’impossibilité d’un choix qui découle de la paralysie ou de la complaisance de l’humain qui ne fait pas ce qu’il veut ou qui fait ce qu’il ne veut pas (Romains 7,7- 23). L’aphorisme refuse de chercher la cause du pouvoir destructeur et mortifère de l’argent dans un autre déterminisme que l’action – personnelle et politique – humaine: «Personne, aucun serviteur».

 

4. 2. Le Nouveau Testament face à l’argent: quatrièmes résultats

Pour conclure, il suffit peut-être de rappeler les distinctions fondamentales opérées par Paul. L’argumentation est claire:

– tout le monde sait qu’il n’y a qu’un Dieu et point d’idoles dans le monde,

– mais le langage humain transforme ses créatures en seigneuries, au ciel et sur la terre,

– de sorte que se multiplient les seigneuries – les addictions? – et les dieux,

– mais nous décidons que, pour nous, il n’y a qu’un seul Dieu, dont nous vivons (1 Corinthiens 8,4-6):

4(…) Nous savons
qu’il n’existe point d’idole dans le monde

et qu’il n’existe aucun Dieu, sinon l’unique.

5Et en effet,

s’il existe bel et bien de prétendus dieux au ciel et sur la terre,

comme en fait il existe

– beaucoup de dieux

– et beaucoup de seigneurs,

6mais pour nous

– il n’existe qu’un seul Dieu, le Père
de qui tout vient et pour qui nous sommes,

– et il n’existe qu’un seul Seigneur, Jésus-Christ,

par qui tout existe et par qui nous sommes.

 

 

François Vouga est professeur de Nouveau Testament à Montpellier puis en Allemagne, professeur invité à l’Académie Bach de Stuttgart (2000), auteur de livres théologiques, et d’articles sur Stravinsky et la critique théologique de la religion, sur la Passion de Goubaïdoulina et sur Sutermeister. En 2013, il a publié l’ouvrage La religion crucifiée (Labor et Fides) où il discute également des œuvres musicales du 20e siècle sous un angle théologique.

 

Illustration: détail de la Parabole de l’intendant infidèle de Marinus van Reymerswaele (Anvers ou Zélande vers 1540, Kunsthistorisches Museum, Vienne).

(1) James Breech, The Silence of Jesus. The Authentic Voice of the Historical Man, Fortress Press, 1983.

(2) Bien qu’on ne puisse reconnaître aucun lien de dépendance littéraire entre les deux, on notera la convergence entre les relations établies par l’intrigue de la fable et le concept de «dette pardonnée», dont l’évangile de Matthieu fait l’une des clés du Notre Père et qui définit de façon exemplaire, pour lui, la relation je/tu entre soi et l’autre et entre Dieu et soi qu’établit la prière. Voir Bernard Piettre et François Vouga, La dette. Enquête philosophique, théologique et biblique sur un mécanisme paradoxal, Essais Bibliques 49, Labor et Fides, 2015.

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