Calvin et le prêt à intérêt: une éthique de la justice ou de l'amour? - Forum protestant

Calvin et le prêt à intérêt: une éthique de la justice ou de l’amour?

Quand on est chrétien, est-il «permis, en conscience, de déposer à la banque une certaine quantité d’argent, et d’en recevoir chaque année des intérêts?», demande en 1545 à Calvin «un de ses amis». La réponse du Réformateur permet de mieux comprendre comment «il lie, sans les confondre, l’équité naturelle, la libéralité et l’amour» pour penser une éthique chrétienne de l’argent.

Article publié dans le numéro 2018/1 de Foi&Vie (L’argent: une question de théologie?).

 

En 1959, l’ouvrage d’André Biéler (1), publié à l’occasion des 450 ans de la naissance du Réformateur, a marqué une étape importante. Nourrie d’une grande quantité de citations de Calvin, auxquelles peu de personnes avaient accès jusque-là, La pensée économique et sociale de Calvin donnait des arguments pour contrer L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905) de Max Weber (1864-1920). Alors que ce dernier croyait pouvoir discerner une affinité élective entre le protestantisme et le capitalisme naissant, Biéler (1914-2006) défend la thèse opposée. Sans nier que «Calvin et le calvinisme ont certainement contribué à rendre beaucoup plus faciles le développement économique et l’essor du capitalisme naissant», il s’empresse d’ajouter que le capitalisme n’a pu se développer sous sa forme historique «qu’à la faveur d’un relâchement de la doctrine et de la morale réformée» (2). Pour dire le fond de sa pensée, Calvin devrait être plutôt reconnu comme «prophète de l’ère industrielle» (3) et comme défenseur d’un «humanisme social»:

«On peut relever la clairvoyance de Calvin discernant que l’ordre de la société ne peut être obtenu que dans un équilibre constant entre la responsabilité économique de la personne et le contrôle de l’État. Après les luttes idéologiques passionnées auxquelles se sont livrés le socialisme et le libéralisme, ne s’achemine-t-on pas presque partout, dans les faits, vers un personnalisme social empirique, se rapprochant beaucoup de l’équilibre préconisé par Calvin?» (4)

À tout prendre, si affinité il y a, ce devrait être plutôt avec le socialisme (5) et l’on ne s’étonnera pas que Michel Rocard lui-même ait préfacé la réédition du maître ouvrage de Biéler en 2008 (6).

Nous n’entrerons pas ici dans la discussion de Biéler avec Weber. Après tout, lorsque Weber fait l’hypothèse que la Réforme aurait supporté le capitalisme naissant, jusqu’au moment où, victorieux, celui-ci aurait conquis son autonomie, il ne cache pas que cette filiation a été involontaire. Weber sait bien que la préoccupation des Réformateurs était religieuse et que leur éthique ne se donnait nullement pour but la prospérité matérielle (7) ou même le progrès (8). Ce qui lierait l’éthique protestante à l’esprit du capitalisme, ne serait qu’une suite de conséquences imprévues et souvent paradoxales, sans rapport avec le projet initial (9).

Nous voudrions simplement reprendre ici l’analyse que Calvin fait du prêt à intérêt, dont Biéler pose qu’elle est l’illustration la plus claire de sa thèse (10). On s’aperçoit alors qu’en voulant par trop actualiser la pensée du Réformateur, Biéler tire le texte dans un sens qui lui est en partie étranger, négligeant certains aspects de l’analyse de Calvin, qui pourraient éclairer la portée d’une éthique protestante de l’argent, jusqu’à aujourd’hui.

 

La question posée à Calvin

Longtemps, le prêt à intérêt, l’usure comme on l’appelle alors, avait été interdit par l’Église, pour des raisons bibliques (11), mais surtout philosophiques. À la suite d’Aristote, elle estimait que le profit était du vol, l’argent devant simplement fluidifier des échanges fondés sur le troc (12). L’argent ne pouvait pas créer l’argent; il ne faisait pas de petits (13).

Pour Thomas d’Aquin, l’échange doit ainsi strictement respecter la parité de valeur des choses échangées (14). S’il consent qu’un loyer puisse être versé au propriétaire en contrepartie de la jouissance d’une maison ou d’un champ, cette possibilité ne s’applique pas aux biens fongibles ou consommables comme l’est l’argent (15). Dans le cas même où l’intérêt compense un manque à gagner, puisque le prêteur aurait pu obtenir un profit en investissant son argent plutôt qu’en le prêtant, Thomas estime qu’en recevoir un prix (usura) est injuste (16). Cette position sera celle de l’Église catholique jusqu’en 1830 (17).

Une telle analyse bloquait évidemment l’économie en paralysant l’investissement. À l’époque de Calvin, les autorités civiles s’efforcèrent donc d’assouplir les choses et en 1540, par exemple, Charles-Quint reconnaît aux «bons marchands» le droit de prendre un intérêt selon le gain qu’ils auraient pu faire si au lieu de prêter leur argent ils lui avaient raisonnablement trouvé un emploi plus rentable (18).

C’est dans ce contexte qu’un réformé du nom de Claude de Sachin, dont on ne sait rien par ailleurs, s’adresse à Calvin en 1545. Il lui demande si une de ses connaissances peut prêter son argent à une banque (19):

«Au frère M. Jean Calvin serviteur en Dieu.


Un de mes amis, illustre par ses origines et par sa richesse, mais davantage encore par sa piété et sa foi, me demandait récemment s’il lui était permis, en conscience, de déposer à la banque une certaine quantité d’argent, et d’en recevoir chaque année des intérêts, le capital (comme on l’appelle) restant inchangé. Mais je ne pouvais, sans quelque scrupule, lui donner une réponse claire, en raison du commandement divin qui nous défend fréquemment d’imputer des intérêts à l’argent qu’on prête à son frère (cf. par exemple Deutéronome 23,20). L’Écriture semble en effet interdire l’usure presque constamment aux fidèles, en particulier lorsque le Psalmiste déclare bienheureux celui qui ne prête pas son argent à intérêt (Psaume 15,5). Dans le même sens, les anciens docteurs et notamment les docteurs de l’Église se sont fermement et quasi unanimement engagés contre les contrats usuraires. On peut ici citer les paroles solennelles d’Ambroise, pour qui l’or n’engendre pas l’or, ainsi que la règle générale des juristes, qui veut que soit tenu pour usuraire tout ce qui excède le remboursement proportionnel [du capital] et qui l’interdisent ainsi de ce fait aux chrétiens.


Ceci dit, il se trouve certains savants plus récents, et même parmi eux des enseignants de l’Évangile, qui ne condamnent pas en bloc toute forme de prêt à intérêt, mais reconnaissent une forme d’usure honnête que peuvent même pratiquer les Chrétiens. Pour ce qui est de l’Écriture, ils ne considèrent pas qu’il faille comprendre ce qu’elle dit de l’usure de manière si stricte qu’on ne puisse admettre [l’existence d’] une usure équitable et bonne, conforme aux préceptes de la règle de charité. En effet, ils enseignent que seule l’usure qui conduit à frauder autrui et à lui porter dommage est condamnée.


Même si je reconnais que ces auteurs ont de bonnes raisons à avancer sur le plan juridique, l’autorité des Saintes Écritures a trop d’importance pour moi, pour que je m’écarte d’elle (si elle affirmait le contraire), au nom des préjugés des hommes aussi savants soient-ils. D’ailleurs, comme je sais que toi, très estimé Calvin, tu connais les saintes Écritures mieux que quiconque, je me suis engagé auprès de mon ami, si désireux d’avoir un avis sur cette question, à te consulter.


Pour me libérer de ma promesse, je te prie donc instamment de bien vouloir de bonne grâce me donner par écrit ton avis par quelques mots. Tu accorderas certainement cette faveur à un homme pieux, plein d’ardeur pour la vérité, et, par la même occasion, tu répondras au besoin d’autres personnes. (…)»

Aux arguments classiques contre le prêt à intérêt, la lettre oppose ceux de savants protestants. Sans doute fait-elle ici référence d’abord à des juristes qui, comme Charles du Moulin (1500-1566), estimaient qu’on pouvait assouplir les choses en lisant autrement les textes bibliques. Pour du Moulin en effet, tous les préceptes vétérotestamentaires ne pouvaient s’appliquer aux chrétiens. Seul demeurait valide le commandement de ne pas nuire à son prochain. Quant au passage de Luc 6,35, il n’énonçait pas une règle de droit. Lorsque le Christ demandait de tendre l’autre joue, il n’entendait pas imposer aux chrétiens des «règles de conduite strictes et précises pour chaque acte de leur vie, mais il a voulu leur insuffler un esprit d’amour et de charité» (20). Du Moulin estime alors que tout dépend de la situation de l’emprunteur. Si l’intérêt est légitime entre marchands, il faut prêter sans intérêt à ceux qui sont momentanément dans le besoin et donner à ceux qui sont incapables de travailler.

À côté des savants, de Sachin mentionne des théologiens protestants. C’était en effet auprès d’eux que les juristes, comme du Moulin, avaient puisé la nécessité de distinguer selon les types de personnes (21). En 1527, Bucer, le Réformateur de Strasbourg, admet le principe de l’intérêt, lorsque l’emprunteur est riche (22), et, en 1529, il «trouve peu sage de condamner toute usure et se moque des subtilités de la scolastique» (23). Quant à Mélanchthon, le bras droit de Luther, il regarde l’intérêt de manière entièrement nouvelle, distinguant, dans la loi juive, ce qui relève de la loi positive de l’ancien Israël et qui n’a plus cours pour les chrétiens, et la loi naturelle qui demeure (24). Mélanchthon soutient donc en 1541 l’ordonnance de Charles-Quint devant la diète de Ratisbonne (25). Calvin n’est donc pas le premier à avoir pris position en ce domaine, mais en quoi sa réponse, qu’on trouvera en annexe (26), est-elle alors originale?

 

La réponse de Calvin

Le Réformateur commence par faire part de son embarras, partagé entre la crainte d’étreindre les consciences et celle de laisser libre cours à une libéralisation totale de l’intérêt.

Il rappelle alors à quelle radicalité le chrétien est appelé. Lorsque Jésus commande de prêter sans rien espérer en retour (Luc 6,35), il n’a pas en vue le prêt à intérêt, mais l’amour des plus petits:

«Il [Jésus] commande plutôt d’appeler les aveugles, les boiteux et autres pauvres des rues, qui ne peuvent rendre la pareille. Aussi, en ce lieu, voulant corriger la coutume vicieuse du monde de prêter argent, [il] nous commande de prêter principalement à ceux desquels il n’y a point d’espoir de recouvrer [ce qu’on a prêté]. Or, nous avons de coutume de regarder premièrement là où l’argent se peut mettre sûrement. Mais plutôt il fallait aider les pauvres vers lesquels l’argent est en danger. Par ainsi, les paroles de Christ valent autant à dire comme s’il commandait de subvenir aux pauvres plutôt qu’aux riches.»

Les textes du Nouveau Testament ne doivent donc pas être pris au pied de la lettre comme des normes de droit, mais comme un appel à dépasser la justice commune, mettant en cause la réciprocité même par le don. Quant aux textes de l’Ancien Testament, leur portée normative se limite à la «loi morale», que Calvin peut définir de deux façons, ou bien comme ce qui reste de la Loi de Moïse, une fois qu’on en a écarté les éléments contingents, soit «cérémoniels» soit «judiciaux» (27) ou «politiques», ou bien comme le consensus des normes qui valent parmi tous les peuples (28). Autrement dit, il n’y a pas contradiction entre le cœur de la révélation mosaïque et la loi naturelle connue de tous en leur conscience. Il y a même conformité entre ce «que nous trouvons entre la Loi de Moïse et toutes les polices qui ont régné au monde entre les païens» (29). Par la révélation biblique ou indépendamment d’elle, la substance de loi morale est toujours la même: «l’équité et la droiture», valables depuis toujours et pour toujours, procédant «de la justice de Dieu comme de sa fontaine» (30). La loi morale «ne nous astreint point plus outre que porte équité et la raison d’humanité» et ne demande rien d’autre que la Règle d’Or, ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous soit fait.

Étant donné que dans les prêts ces principes ne sont que très rarement respectés, Calvin en conclut qu’«il serait bien à désirer que les usures fussent chassées de tout le monde, même que le nom en fût inconnu». Toutefois, «parce que cela est impossible» et qu’une interdiction totale les laisserait subsister dans l’ombre et sans contrôle, mieux vaut les accepter en les encadrant, afin de mieux servir à l’«utilité commune».

Calvin dénonce alors l’hypocrisie qui maquille l’usure sous des noms acceptables, et sans doute implicitement aussi le double langage d’une Église catholique qui interdisait l’usure, mais savait trouver des exceptions ou des arrangements lorsqu’elle traitait avec les grands banquiers de l’époque: Jacques Cœur, les Fugger ou les Medicis, qui donnent alors deux papes, Leon X et Clément VII. Peu importe les mots ou les formes qu’on lui donne, c’est la réalité de l’usure qui doit être ici analysée. Comme il l’écrit plus loin, ce sont «les choses et non pas les paroles, ni les manières de parler» qui «sont ici appelées en jugement». Or il est bien question d’usure lorsque l’échange d’argent sert une «cruauté tyrannique» ou l’«art de tromper».

Peut-on alors suivre les Juifs qui interdisaient le prêt à intérêt entre coreligionnaires, mais le permettaient dans leurs relations avec les païens? Calvin ne le pense pas. Moïse a certes bien vu que s’il était interdit aux Juifs de prêter à intérêt aux païens, la situation aurait été injuste pour les Juifs, car non réciproque. Ils auraient fait cadeau de l’intérêt dans leurs prêts aux païens, tout en devant le payer sur leurs propres emprunts. La solution préconisée par Moïse vise à rétablir une «conformité mutuelle et égale» entre les parties juive et païenne, car «il n’y a autre moyen tolérable que quand les deux parties ont un droit mutuel et correspondant» (31). La solution trouvée par Moïse n’est cependant plus applicable comme telle. Comme il le dit dans sa réponse à de Sachin, «notre conjonction n’a point de similitude». Pourquoi? Parce que les chrétiens ne forment plus une nation homogène comme l’ancien Israël, et qu’il est difficile de savoir qui est véritablement chrétien et qui ne l’est que de nom. Il faut alors trouver une solution qui vaille pour tous, débiteurs et créanciers, chrétiens ou non, et qui respecte le principe que rien n’est à condamner «sinon en tant que les usures contreviennent à l’équité et union fraternelle» (32). Comme Calvin l’écrit dans sa réponse à de Sachin, deux critères seulement doivent ici servir à la réflexion: les intérêts sont-ils ou non «contraires à équité ou à charité»?

Peut-on aussi suivre le raisonnement des Pères de l’Église? Pas davantage, car fondé sur une analyse erronée des relations économiques inspirée d’Aristote («l’argent n’engendre point l’argent»), la raison qu’ils invoquent est «trop frivole». Il n’y a aucune raison de faire la différence entre louer un champ et louer de l’argent. Le loyer correspond au revenu qu’on tire de la chose louée ou de la jouissance de cette chose. La conclusion s’impose une fois encore: «Il faut juger des usures non point selon quelque certaine et particulière sentence de Dieu mais seulement selon la règle d’équité».

Calvin donne alors l’exemple d’un riche «en possessions et en revenus» qui a besoin de liquidités, et d’un autre riche «pour le moins aucunement plus bas», qui a «plus d’argent tout prêt». Rien n’empêche que le second consente un prêt hypothécaire gagé sur les biens du premier (33) et moins encore un prêt à intérêt, forme de prêt «plus aimable» encore. Il n’y a donc rien à dire lorsque le créancier et le débiteur sont en situation économique égale, car leur accord ne viole en rien les règles de l’équité.

Le problème ne se pose donc que lorsque les parties sont inégales, et c’est là que doivent s’énoncer certains critères.

 

Quelles restrictions à l’intérêt?

Le premier critère est aussi simple que radical: nul ne doit «faire métier de faire gain d’usure». Calvin répond ainsi à Claude de Sachin: il n’est pas moralement permis de prêter à un banquier, parce que la banque même doit être proscrite. On pourra s’en étonner quand on sait quelle place elle aura dans la suite des sociétés protestantes, mais ici le raisonnement est le suivant: par nature même, les relations du banquier à ses clients sont inégalitaires et donc injustes. De surcroît les banquiers ne travaillent pas – péché particulièrement grave pour Calvin! –, car ils se contentent de faire travailler leur argent:

«Cependant que chacun gagne sa vie avec grand-peine, cependant que les laboureurs se lassent à faire leurs journées, les artisans à grand-sueur servent aux autres, les marchands non seulement travaillent, mais aussi s’exposent à beaucoup d’incommodités et dangers, que Messieurs les usuriers assis sur leur banc sans rien faire, reçoivent tribut du labeur de tous les autres» (34).

Le Réformateur énonce alors sept «exceptions» ou sept règles qui fixent les limites d’un intérêt licite:

– La première exige de ne pas percevoir d’intérêt du pauvre et de ne contraindre personne à accepter des conditions de prêt désavantageuses pour lui, s’il est «à l’étroit par indigence ou affligé de calamité».

– La seconde règle consiste à ne pas «dépriser», c’est à dire opprimer les autres, sous prétexte de mettre son argent en sûreté.

– La troisième règle revient au principe général:

«Que rien n’intervienne qui n’accorde avec équité naturelle et, si on examine la chose selon la règle de Christ, à savoir ‘Ce que vous voulez que les hommes vous fassent’, etc., elle ne soit trouvée convenir partout».

Ces trois premières règles – dont la dernière surtout est un peu sibylline – renvoient aux trois niveaux de l’éthique du Réformateur: la libéralité, l’équité et la charité.

N’y a-t-il pas en effet tension ou même contradiction entre l’«équité naturelle» et la «règle de Christ» qui synthétise le sermon sur la montagne: Ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux (Matthieu 7,12)?

Nous avons dit plus haut que l’équité naturelle renvoie ici à la «loi morale», dont la portée est universelle. Cette «loi morale» est la transposition sociale de la loi naturelle, une loi que Dieu fait connaître à tous dans leur conscience; «c’est une chose vulgaire [commune] que l’homme est suffisamment instruit à la droite règle de bien vivre» (35). Or cette règle n’est autre que la Loi (Romains 2,15), dont l’énoncé n’est sans doute pas aussi précis que dans la révélation, mais qui reconnaît une certaine transcendance et surtout les normes de justice de la seconde Table:

«Il ne faut pas recueillir ici que les hommes aient pleine connaissance de la Loi, mais seulement qu’il y a en leur esprit quelques impressions de semences de justice, comme il apparaît en ce que tous les peuples, autant les uns que les autres, ordonnent quelque forme de religion, punissent par leurs lois adultère, larcins et meurtre, estiment et recommandent délité et loyauté dans les contrats, marchandises et autres affaires que les hommes ont les uns avec les autres. Car en cela, ils montrent qu’ils ne sont pas ignorants qu’il faut servir Dieu, qu’adultère, larcin et meurtre sont choses mauvaises, que prud’homie et droiture est louable» (36).

Toute conception de la justice repose alors sur l’égalité et la réciprocité, c’est à dire sur la Règle d’Or dans sa forme négative: Ne fais pas à autrui, ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait. Cette formulation donne ainsi une «définition brève et facile» du devoir, qui «coupera broche à toutes vaines excuses, lesquelles les hommes inventent pour couvrir ou déguiser leur injustice» (37). «L’équité naturelle requiert cela, que la loi que nous imposons aux autres, nous nous y assujettissions aussi» (38).

Il est alors clair que celui qui prête en étant tellement appliqué à son gain, «qu’il défaille aux offices nécessaires», et celui qui opprime les autres pour «mettre son argent sûrement», transgressent les principes de l’équité naturelle. C’est là une première limite.

Il en est cependant une seconde, naturelle elle aussi. Elle apparaît dans la relation d’un maître à son serviteur. Si le serviteur doit alors rester soumis à son maître (39), le maître en retour lui doit quelque chose (40) à proportion de l’écart qui les sépare (41):

«Vrai est que la condition du maître et du serviteur n’est pas égale. Nonobstant il y a quelque droit mutuel entre eux, lequel comme il rend le serviteur obligé à son maître, aussi oblige-t-il aucunement [i.e. en quelque façon] le maître, à son serviteur, la proportion toutefois gardée» (42).

L’équité commande alors au supérieur de traiter humainement ses subordonnés. Aristote déjà avait fait de la libéralité la plus aimable des vertus? «Les hommes libéraux sont sans doute de tous les gens vertueux ceux qu’on aime le plus, en raison des services qu’ils rendent, c’est à dire en ce qu’ils donnent» (43). Est-ce seulement par calcul, comme l’estiment certains philosophes (44)? Calvin ne le pense pas. Si les païens se sont montrés prêts à donner, c’est qu’ils voyaient bien que la récolte n’était pas le résultat de leurs seuls efforts, mais de la prodigalité de la nature et de la largesse de Dieu (45). «C’est alors un signe d’ingratitude de supprimer inhumainement par notre chicheté ce qui provient de la bénédiction» (46). Même les «philosophes profanes» et les «méchants contempteurs de toute religion» l’ont compris: il n’y a rien qui nous rende plus semblables aux dieux, que de se faire du bien les uns aux autres (47). C’est donc là une seconde limite:

«qu’on ne prenne [pas] usure du pauvre et que nul, totalement étant à l’étroit par indigence ou affligé de calamité, [ne] soit contraint».

Respecter les principes d’équité et d’humanité communs à tous suffit-il au chrétien? Non, répond Calvin, car il est appelé à suivre la «règle de Christ» évoquée dès l’ouverture de la lettre. Chaque injonction négative de la loi morale doit alors être entendue comme un commandement positif:

«Il y a le commandement affirmatif annexé avec la défense, car encore qu’on s’abstienne de tout maléfice, ce n’est pas à dire qu’on ait satisfait à Dieu, lequel a obligé les hommes mutuellement entre eux à ce qu’ils mettent peine de profiter et de secourir l’un à l’autre. Par quoi il n’y a doute qu’il ne recommande libéralité et tous autres devoirs, par lesquels la compagnie et communauté des hommes s’entretient» (48).

Cela explique que dans le sermon sur la montagne il soit commandé au disciple de faire à l’autre ce qu’il voudrait lui être fait (Matthieu 7,12) et d’accomplir ainsi la justice dans l’amour (49): aimer l’autre comme il s’aime et donner aux petits le pain et le vêtement qui leur sont dus (50):

«Il ne suffit pas de nous abstenir du bien d’autrui si l’humanité et compassion ne règne entre nous pour soulager les pauvres. Ainsi, afin de ne point frauder nos prochains et n’être tenus pour larrons [i.e. voleurs] devant Dieu, apprenons en tant que la faculté de chacun le portera d’être bienfaiteurs envers ceux qui en ont besoin, car la libéralité est une partie de la justice, tellement que celui qui ne subvient point à la nécessité de ses frères quand il le peut est injuste, car c’est à quoi tend l’exhortation de Salomon : Que nous buvions de l’eau de nos fontaines et qu’il en découle des ruisseaux à nos prochains (Proverbes 5,15-16)» (51).

Peu importe que les destinataires soient croyants ou non, obéissants ou non. Prenant exemple sur Dieu qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons (Matthieu 5,45), le disciple doit aimer, comme lui, d’un amour libre et désintéressé, qui n’a que faire que les donataires soient croyants ou non, obéissants ou non.

«Le nom de prochain ne se restreint pas aux parents et voisins et à ceux-là qui ont accointance avec nous, mais s’étend à tout le genre humain» (52).

La troisième «exception» a beau être allusive, les lecteurs familiers de la pensée de Calvin le comprenaient bien, il ne suffisait pas au chrétien de respecter les principes de l’équité et de la libéralité, car le chrétien devait être prêt à prêter à celui dont il savait très bien qu’il ne lui remboursera jamais:

«L’humanité se doit principalement montrer en matière de prêt, même quand quelqu’un est réduit en telle détresse qu’il faut qu’il recoure à la miséricorde du riche, car nous n’approuvons pas bien notre charité, sinon en prêtant sans espoir, suivant le commandement de Jésus- Christ (Luc 6,34). (…) Il [Jésus-Christ] propose donc une autre sorte de libéralité, laquelle soit pleinement gratuite, c’est d’aider aux pauvres, non seulement parce qu’on hasarde le principal, mais aussi parce qu’ils n’ont point de quoi rendre la pareille» (53).

Quant aux quatre autres règles qui suivent, elles ne font que souligner tel ou tel aspect de l’équité naturelle:

– L’intérêt doit rester toujours inférieur au revenu que le débiteur attend tirer de l’argent qu’il emprunte.

– Ce qui est considéré par l’usage ou la coutume n’est pas suffisant, car cela ne fait trop souvent que consacrer l’iniquité du monde.

– On devra prendre en compte non seulement les intérêts du débiteur et du créancier, mais aussi ceux du public, afin que l’emprunteur ne reporte pas simplement l’intérêt sur le prix, ce qui ne ferait qu’alimenter l’inflation.

– On devra respecter l’intérêt maximal posé par le droit du lieu où l’on se trouve, tout en sachant que le plafond est généralement trop haut et que l’équité demandera de retrancher «ce qu’il sera de trop».

 

Biéler a-t-il bien lu Calvin?

Si l’on compare cette analyse à celle que fait Biéler, on ne pourra qu’être frappé par deux différences essentielles.

La première touche à ce que Biéler tient de plus important:

«Il [Calvin] a fait une distinction importante entre le prêt de consommation, d’une part, et le prêt de production, d’autre part. Le premier, qui n’est qu’un prêt de secours, improductif pour le débiteur, ne mérite aucune rémunération. Avec le second, appelé aussi prêt d’entreprise, le débiteur va pouvoir, en y ajoutant son travail, se procurer un gain nouveau; il est donc légitime de le rémunérer» (54).

Biéler ne donne ici aucune référence à un texte du Réformateur; et pour cause, car on n’en voit pas. Il est vrai qu’en imposant que l’intérêt reste inférieur au revenu que le débiteur tire de l’argent qu’il emprunte, cela impose un intérêt nul pour des prêts de consommation, mais à l’inverse, les prêts consentis entre riches marchands, que Calvin approuve, sont loin d’être tous productifs. La clé principale, pour comprendre l’éthique calvinienne de l’argent, est la question de l’égalité ou de l’inégalité des partenaires de l’échange. S’ils sont égaux, ils sauront bien voir leur intérêt mutuel et se défendre. L’exemple donné par Calvin dans ses Leçons sur Ezéchiel en 1564 est sur ce point particulièrement éclairant. L’investissement dont il est alors question, l’achat d’un «héritage», c’est à dire d’un domaine, est d’abord patrimonial avant d’être productif:

«Si un homme riche et aisé, qui a assez bon revenu ou grand patrimoine, emprunte de l’argent de son voisin, est-ce à dire que cet autre voisin fera mal s’il prend quelque profit de son argent? Celui qui emprunte est plus riche que l’autre et s’en pourrait facilement passer, mais il a envie d’acheter quelque héritage dont il aura bon revenu. À quel propos le créancier sera-t-il défraudé de son droit quand son argent apportera profit à l’autre, voire et qui est plus riche que lui?» (55).

Par ailleurs, Biéler, qui réagissait au libéralisme et au piétisme de son temps, a une perspective plus religieuse que celle de Calvin:

«Une seule voie nous paraît possible. Il faut redécouvrir le réalisme biblique qui englobe la totalité de l’existence. Il faut refaire, pour chaque temps, la découverte qu’avait faite la réforme calviniste. Elle avait discerné que la Parole de Dieu concerne l’ensemble de l’activité humaine, et elle avait résolument accepté de se laisser guider par elle» (56).

Si Calvin se réfère bien lui aussi à la Parole de Dieu, c’est qu’il y trouve la justification d’une morale naturelle conforme à l’enseignement des philosophes anciens et à la pratique des peuples. Lorsque Biéler pose que, «soustrait au contrôle de la vie religieuse, le reste de la vie est immanquablement livré aux idéologies de toutes sortes» (57), il passe sous silence que la réponse de Calvin est principalement argumentée à partir de l’équité naturelle, même si elle laisse ouverte la possibilité d’une réponse plus radicale par l’amour. Le Réformateur fait ainsi confiance à l’action providentielle de Dieu. Que les humains aient été «si ingénieux en l’intelligence des choses mondaines et inférieures», sans autre aide que de la nature, cela doit indiquer «combien notre Seigneur a laissé de grâces à la nature humaine, après qu’elle a été dépouillée du Souverain Bien» (58).

En revenant à Calvin et à la manière dont il lie, sans les confondre, l’équité naturelle, la libéralité et l’amour, on trouvera peut-être une manière de repenser l’éthique de l’argent. Les chrétiens ne se sont-ils pas engagés depuis longtemps et avec d’autres à promouvoir des relations économiques plus égales, plus réciproques et plus justes? Et s’ils ont osé des actes d’amour, n’était-ce pas pour manifester que la justice même ne suffisait pas et que l’amour réclamait plus de justice encore?

 

François Dermange est professeur d’éthique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève. Dernière publication: L’éthique de Calvin (Labor et Fides, 2017).

 

Annexe: La réponse de Calvin «à quelqu’un de ses amis» (59)

«Je n’ai point encore expérimenté, mais j’ai appris par les exemples des autres, combien il est périlleux de rendre réponse à la question de laquelle vous me demandez conseil, car si totalement nous défendons [interdisons] les usures nous étreignons les consciences d’un lien plus étroit que Dieu même. Si nous [les] permettons, le moins du monde, plusieurs incontinent [immédiatement] sous cette couverture, prennent une licence effrénée, dont ils ne peuvent [sup]porter que par aucune exception on leur limite quelque mesure. Si j’écrivais à vous seul, je ne craindrais point telle chose, car votre prudence et la modération de votre courage m’est bien connue, mais parce que vous demandez conseil pour un autre, je crains qu’en prenant un mot, il ne se permette quelque peu plus que je ne désire. Au reste, parce que je ne doute point que, selon la nature de l’homme et la chose présente, vous considérerez bien ce qui est expédient [utile] et combien je vous déclarerai ce qu’il me semble.


Premièrement, il n’y a point de témoignage dans les Écritures par lequel toute usure soit totalement condamnée, car la sentence de Christ, vulgairement estimée très manifeste, c’est à savoir «Prêtez [sans rien espérer en retour]» (Luc 6,35) a été faussement détournée en ce sens. Car ici, comme ailleurs, reprenant les convives somptueux et les conviements [banquets] ambitieux des riches, il commande plutôt d’appeler les aveugles, les boiteux et autres pauvres des rues, qui ne peuvent rendre la pareille. Aussi, en ce lieu, voulant corriger la coutume vicieuse du monde de prêter argent, [il] nous commande de prêter principalement à ceux desquels il n’y a point d’espoir de recouvrer [ce qu’on a prêté]. Or, nous avons de coutume de regarder premièrement là où l’argent se peut mettre sûrement. Mais plutôt il fallait aider les pauvres vers lesquels l’argent est en danger. Par ainsi, les paroles de Christ valent autant à dire comme s’il commandait de subvenir aux pauvres plutôt qu’aux riches.

Nous ne voyons donc pas encore que toute usure soit défendue. La Loi de Moïse (Deutéronome 23,19) est politique, laquelle ne nous astreint point plus outre que porte équité et la raison d’humanité.

Certes il serait bien à désirer que les usures fussent chassées de tout le monde, même que le nom en fût inconnu. Mais, parce que cela est impossible, il faut céder à l’utilité commune.

Nous avons des passages dans les Prophètes [Ézéchiel 18,13] et les Psaumes dans lesquels le saint Esprit se courrouce contre les usures: «Voilà une louange d’une ville méchante que dans les places de laquelle on y trouve l’usure» (Psaume 55,12). Mais le mot hébreu tost, vu que généralement il signifie fraude, il se peut autrement exposer (60). Mais prenons le cas que le Prophète parle là proprement des usures, ce n’est merveille si parmi les maux principaux, il met que l’usure a son cours. La raison est que, le plus souvent, avec le congé illicite de commettre usure, cruauté est conjointe et beaucoup de méchantes tromperies. Que dis-je? Mais usure a quasi toujours ces deux compagnes inséparables, à savoir cruauté tyrannique et l’art de tromper. Dont il advient qu’ailleurs le saint Esprit met entre les louanges de l’homme saint et craignant Dieu de s’être abstenu des usures, tellement que c’est un exemple bien rare de voir un homme de bien et ensemble usurier. Le Prophète Ézéchiel (22,12) passe encore plus outre [va plus loin encore], car entre les horribles cas contre lesquels la vengeance de Dieu provoquée avait été allumée contre les Juifs, [il] use de ces deux mots hébraïques Nesec et Tarbit, c’est à dire usure, qui a été ainsi dite en hébreu parce qu’elle ronge; le second mot signifie accès ou addition ou surcroît et non sans cause, car chacun, étudiant à soi et à son profit particulier, prenait, ou plutôt ravissait, un gain de la perte d’autrui. [On voit] combien qu’il n’y a point de doute que les prophètes n’aient parlé plus sévèrement des usures, pour autant que nommément elles étaient défendues aux Juifs. Quant donc ils se jetaient contre le mandement exprès de Dieu ils méritaient d’être plus durement repris.

Ici on fait une objection qu’aujourd’hui aussi les usures nous seront illicites par une même raison qu’elles étaient défendues aux Juifs, parce qu’entre nous, il y a conjonction fraternelle. À cela, je réponds qu’en la conjonction politique, il y a quelque différence, car la situation du lieu auquel Dieu avait colloqué les Juifs, et beaucoup d’autres circonstances, faisaient qu’ils trafiquaient [échangeaient] entre eux commodément sans usures. Notre conjonction n’a point de similitude. Par quoi, je ne reconnais pas encore que simplement elles [ne] nous soient défendues, sinon en tant qu’elles sont contraires à équité ou à charité.

La raison de saint Ambroise, laquelle aussi prétend Chrysostome, est trop frivole à mon jugement, à savoir que l’argent n’engendre point l’argent. La mer, quoi? La terre, quoi? Je reçois pension du louage de [ma] maison, est-ce parce que l’argent y croît? Mais elles [les locations] procèdent des champs, d’où l’argent se fait. La commodité [jouissance] aussi des maisons se peut racheter par pécune [argent]. Et quoi? L’argent n’est-il pas plus fructueux dans les marchandises, qu’aucunes possessions qu’on pourrait dire? Il sera loisible de louer une aire en imposant tribut, et il sera illicite de prendre quelque fruit de l’argent? Quoi? Quand on achète un champ, à savoir si l’argent n’engendre pas l’argent? Les marchands comment augmentent-ils leurs biens? Ils usent d’industrie, direz- vous. Certes, je confesse ce que les enfants voient, à savoir que si vous enfermez l’argent au coffre, il sera stérile. Et aussi nul n’emprunte de nous à cette condition: afin qu’il supprime l’argent oiseux [inutile] et sans le faire profiter. Par quoi, le fruit n’est pas de l’argent, mais du revenu. Il faut donc conclure que telles subtilités de prime face [abord] émeuvent, mais si on les considère de plus près, elles s’évanouissent d’elles-mêmes, car elles n’ont rien de solide au-dedans. Je conclus maintenant qu’il faut juger des usures non point selon quelque certaine et particulière sentence de Dieu mais seulement selon la règle d’équité.

La chose sera plus claire par un exemple. Il y aura quelque riche homme en possessions et en revenus, il n’aura pas argent présent. Il y en aura un autre médiocrement riche en chevance [biens], pour le moins aucunement plus bas, mais lequel aura plus d’argent tout prêt. S’il se présente quelque opportunité volontiers celui-ci achèterait une possession de son argent. Cependant celui-là, le premier, lui demandera avec grande requête qu’il lui prête [son] argent. Il est en la puissance de celui-ci, sous titre d’achat, d’imposer pension à sa chevance (61), jusqu’à ce que l’argent lui soit rendu. Et, en cette manière, la condition serait meilleure; néanmoins il sera content [question, dispute] d’usure. Pourquoi sera cette pache [ce contrat] là juste et honnête, celle-ci fausse et méchante, car il fait plus aimablement avec son frère en accordant de l’usure, que s’il le contraignait à hypothéquer la pièce? Qu’est ceci autre chose sinon [de] se jouer avec Dieu à la manière d’enfant, d’estimer des noms et non pas de vérité ; ce qui se fait, comme s’il était en notre puissance, en changeant le nom, de vertus faire vices ou de vices vertus ? Je n’ai pas ici délibéré de disputer. Il suffit de montrer la chose au doigt afin que vous la posiez plus diligemment en vous-même. Je voudrais néanmoins que vous eussiez toujours ceci en mémoire, à savoir que les choses et non pas les paroles, ni les manières de parler, sont ici appelées en jugement.

Maintenant, je viens aux exceptions, car il faut bien regarder – comme j’ai dit au commencement – de quelle cautèle [réserve] il est besoin, car parce que quasi tous cherchent un petit mot, afin qu’ils se complaisent outre mesure, il convient [d’]user de telle préface, à savoir que quand je permets quelques usures, je ne les fais pourtant pas toutes licites. En après, je n’approuve pas si quelqu’un propose [de] faire métier de faire gain d’usure.

En outre, je n’en concède rien, sinon en ajoutant certaines exceptions:

– La première est qu’on ne prenne [pas] usure du pauvre et que nul, totalement étant à l’étroit par indigence ou affligé de calamité, [ne] soit contraint.

– La seconde exception est que celui qui prête ne soit tellement intentif [appliqué] au gain, qu’il défaille aux offices nécessaires, ni aussi voulant mettre son argent sûrement, il ne déprise [opprime] ses pauvres frères.

– La tierce exception est que rien n’intervienne qui n’accorde avec équité naturelle et, si on examine la chose selon la règle de Christ, à savoir «Ce que vous voulez que les hommes vous fassent, etc.», elle ne soit trouvée convenir partout.

– La quatrième exception est que celui qui emprunte fasse autant ou plus de gain de l’argent emprunté.

– En cinquième lieu, que nous n’estimions point selon la coutume vulgaire [commune] et reçue qui est « ce qui nous est licite » [permis par la loi], ou que nous ne mesurions ce qui est droit et équitable par l’iniquité du monde, mais que nous prenions une règle de la Parole de Dieu.

– En sixième lieu, que nous ne regardions point seulement la commodité privée de celui avec qui nous avons affaire, mais aussi que nous considérions ce qui est expédient [utile] pour le public. Car il est tout [aussi] évident que l’usure que le marchand paie est une pension publique. Il faut donc bien aviser que la pache [le contrat] soit aussi utile en commun, plutôt que nuisible.

– En septième lieu, qu’on n’excède [pas] la mesure que les lois publiques de la région ou du lieu concèdent. Combien que cela ne suffit pas toujours, car souvent elles permettent ce que elles ne pourraient corriger ou réprimer en défendant. Il faut donc préférer équité laquelle retranche ce qu’il sera de trop.

Mais tant s’en faut que je veuille valoir mon opinion vers vous, pour raison que je ne désire rien plus sinon que tous soient tant humains qu’il ne soit point besoin de rien dire de cette chose. J’ai brièvement compris [rassemblé] ces choses plutôt par un désir de vous complaire que par une confiance de vous satisfaire. Mais selon votre bienveillance envers moi vous prendrez en bonne part ce mien office tel quel.

À Dieu homme très excellent et honoré ami. Dieu vous conserve avec votre famille.

Amen.»

 

Illustration: détail du bureau de Jacob Fugger avec son principal comptable en 1517.

(1) André Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin (Publications de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève), Genève, Georg, 1959.

(2) Ibid., pp.513-514.

(3) André Biéler, Calvin, prophète de l’ère industrielle, Fondements et méthode de l’éthique calvinienne de la société ; en appendice, une suggestion aux Églises chrétiennes (Débats, 3), Genève, Labor et Fides, 1964.

(4) André Biéler, L’humanisme social de Calvin, Genève, Labor et Fides, 1961, p.55.

(5) André Biéler, Chrétiens et socialistes avant Marx (Le Champ éthique, 6), Genève, Labor et Fides, 1981.

(6) Réimpression à Genève, Georg, sous la direction d’Édouard Dommen.

(7) André Biéler, Chrétiens et socialistes avant Marx, op.cit., p.150.

(8) Ibid., p.84.

(9) Ibid.

(10) André Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, op.cit., p.513.

(11) Exode 22,25; Lévitique 25,35-37; Deutéronome 23,20-21; Ézéchiel 18,17, Psaume 15,5, Luc 6,35.

(12) Aristote, Politique, I, 9; cf. Odd Langholm, The Aristotelian Analysis of Usury, Bergen, Universitetsforlaget, 1984.

(13) Le mot signifie à la fois l’intérêt et la progéniture. D’où l’adage: «pecunia pecuniam non parit».

(14) Thomas d’Aquin, Somme théologique II-II, Q.77, a.1, sol.3.

(15) Ibid., II-II, Q. 78, a.1, R.

(16) Raymond de Roover, La pensée économique des Scolastiques. Doctrines et méthodes, Paris, Vrin, 1971; John Noonan, The Scholastic Analysis of Usury, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1957, pp.118-121, 249-268.

(17) Décret «Non esse inquietandos» du 18 août 1830, Enchiridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum / quod post Clementem Bannwart et Ioannem B. Umberg denuo ed. Carolus Rahner ; [quod primum ed.] Henrici Denzinger, Barcinone/ Friburgi Brisgoviae [etc.], Herder, 1957, n°1609.

(18) Raymond de RooVer, L’évolution de la lettre de change 14ème-17ème siècle, in Affaires et gens d’affaires, Paris, Colin, 1953, t.4, p.122.

(19) Calvini Opera quae supersunt Omnia, Guilielmus Baum, Eduardus Cunitz et Eduardus Reuss (éd.), Braunschweig/Berlin, Schwetschke & Filium, 1863-1900, t.12, col.210-211.

(20) Ibid., 87-88.

(21) Jean Aepinus, In Psalmum XV. Davidis D. loannù Aepini commentarius, in quo de iustificatione, de vita christiana hominis, de votis et et iuramentis, de consuetudine impiorum vitanda, de usuris, de contractibus, de redditibus, de corruptelis in iudicio syncere agitur, aliique non nulli diligenter per Scripturam explicantur, Strasbourg, Jakob Cammerlander, 1543.

(22) Martin Bucer, Enarrationum in Evangelia Matthaei, Marci et Lucae, Strassburg, 1527, fo. 181-182; cité par Eric Kerridge, Usury and the Reformation, Ashgate, 2002, p.107. Sur la position de Bucer, voir Joseph Fuchs, Bucer et le prêt à intérêt, in Martin Bucer and Sixteenth Century Europe, Actes du Colloque de Strasbourg, 28-31 août 1991, Christian Krieger et Marc Lienhardt (éd.), (Studies in Medieval and Reformation Thought 52, 53), Leiden/New York/Köln, E.J. Brill, 1993, ainsi que Bernard Schnapper, Les rentes au XVIe siècle, histoire d’un instrument de crédit (Affaires et gens d’affaires, XII), Paris, SEVPEN, 1957.

(23) Cité par Henri Hauser, Les idées économiques de Calvin, in Les débuts du capitalisme, Paris, Félix Alcan, 1931.

(24) Sur la place de la loi naturelle dans ce contexte: Philipp Mélanchthon, Melanchthons Werke in Auswahl, Richard Nürnberger (éd.), Gütersloh, G. Mohn, 1951-1963, vol.3, p.158; Stephen J. Grabill, Rediscovering the Natural Law in Reformed Theological Ethics, Grand Rapids, Eerdmans Publishing, 2006, pp.189-191. Sur l’ouverture de Mélanchthon vis à vis du prêt à intérêt: Philipp Mélanchthon, Philosophiae Moralis Epitomes, in Philippi Melanchthonis Opera quae supersunt Omnia, Carol Bretschneider et Henrikus Bindseil (éd.), Brunswick, C. A. Schwetschke, 1858, t.XVI, col.138-140; cité par Éric Kerridge, Usury, Interest and the Reformation, Aldershot, Ashgate, 2002, p.136.

(25) Benjamin Nelson, The Idea of Usury : From Tribal Brotherhood to Universal Otherhood, Princeton, Princeton University Press, 1949, p.62; Marc Venard, Catholicisme et usure au XVIe siècle, Revue d’histoire de l’Église de France, 1966, vol.52, n°149, p.61.

(26) Même si le destinataire de cette réponse n’est pas mentionné, les nombreuses correspondances avec la question suggèrent que son destinataire est bien Claude de Sachin. Ce texte ne fut publié qu’après la mort de Calvin en 1575.

(27) Inst. IV, XX, 15.

(28) Sermons sur le Deutéronome, CO, t.27, col.296, sur Deutéronome 14; voir Com. N.T., t.3, p.403, sur 1 Corinthiens 9,20; p.776, sur Éphésiens 2,15.

(29) Sermons sur le Deutéronome, CO, t.27, col.568-569, sur Deutéronome 19.

(30) Sermons sur le Deutéronome, CO, t.28, col.115, sur Deutéronome 22.

(31) Com. Moïse (harmonie), p.429, sur Exode 22,25.

(32) Id.

(33) «Ut fundus ex illa emptus ipsi in hypothecam subiiceretur».

(34) Ibid.

(35) Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne [Inst.] II, II, 22.32.

(36) Commentaires de Jehan Calvin sur le Nouveau Testament: le tout reveu diligemment et comme traduit de nouveau tant le texte que la glose, Paris, C. Meyrueis, 1854-1855 [Com. N.T.], t.3, pp.39-40.

(37) Com. N.T., t.1, p.201.

(38) Com. N.T., t.3, p.394.

(39) Inst. II, VIII, 45.

(40) Com. N.T., t.4, p.102.

(41) Com. N.T., t.3, p.829.

(42) Idem.

(43) Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 2, 1120a, 22.

(44) Com. N.T., t.3, p.829.

(45) Commentaires de M. Jean Calvin sur les cinq livres de Moyse, Genève, François Estienne, 1564 [Com. Moïse] (harmonie), p.438.

(46) Idem.

(47) Com. N.T., t.1, p.173; cf. t.3, p.600.

(48) Com. Moïse, p.422.

(49) Com. Moïse, p.429.

(50) Com. Moïse, p.425.

(51) Com. Moïse, pp.428-429.

(52) Com. Moïse, p.425.

(53) Com. Moïse (harmonie), p.429, sur Deutéronome 23,19. C’est nous qui soulignons.

(54) André Biéler, La pensée économique et sociale de Calvin, op.cit., p.455.

(55) Ibid.

(56) Ibid., pp.518-520.

(57) Ibid.

(58) Inst. II, II, 15.

(59) «De Usuris», CO t. X, col. 245-249. L’orthographe et la ponctuation ont été actualisées pour faciliter la lecture.

(60) Dans son commentaire des Psaumes, Calvin traduit d’ailleurs ce verset ainsi: «Perversités sont au milieu d’elle [la ville] et de ses rues ne partent point dol et fraude».

(61) «Ut fundus ex illa emptus ipsi in hypothecam subiiceretur».

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