Une croissance contre-nature ? - Forum protestant

Une croissance contre-nature ?

Nous sommes enseignés, par les leaders de la croissance, à vivre dans un esprit de pauvreté et d’illettrisme citoyen, sommés de garder le statut de consommateur sous peine de catastrophe financière. Et tant pis si notre société déshumanisée s’est muée en une communauté disloquée et malade. Faut-il s’y opposer ? Devons-nous résister pour changer de mentalité ?

 

La croissance pourrait se résumer ainsi : création constante de produits et de services et augmentation constante du volume de leurs productions. L’humain est très inventif quand il s’agit de prendre le pouvoir ou d’augmenter sa richesse dite économique, tel qu’il en a été depuis 1945 et les Trente Glorieuses qui suivirent. Mais depuis 1973-75, les membres de l’OCDE ont peine à retrouver leur bonheur. Politiques et industries l’attendent comme un messie qui semble être le seul capable de résorber le chômage et d’augmenter le niveau de vie de la population. D’autres promettent cette croissance que l’on attend toujours… Mais en avons-nous vraiment besoin ? Cette croissance a-t-elle du sens aujourd’hui ?

Au niveau humain, la croissance pourrait se définir comme un développement progressif au niveau holistique (qui tient compte de quatre besoins et déclencheurs de l’acheteur, à savoir le besoin physiologique, social, émotionnel et spirituel) pour arriver à une maturité. Celle-ci lui permettant de gérer le reste de sa vie grâce à sa créativité source de richesse, puis de la transmettre et de mourir. Au niveau économique, on parlera de croissance s’il y a augmentation des modes et des outils pour produire plus (comme de nouvelles entreprises qui devraient générer des emplois) ou encore s’il y a augmentation des gains de cette productivité mais sans augmenter les investissements et le personnel. Dans le même temps, il faut produire plus et plus vite.

Si le concept de la croissance continue d’être plébiscité par le politique comme par l’entreprise, il n’est pas rare aujourd’hui de lire ou d’entendre que ce modèle devient obsolète, voire néfaste pour notre société. Mais pourquoi le serait-il, puisque c’est ce concept qui a permis aux Etats–nations de fonctionner sans trop de mal, ou du moins pour les pays les plus prospères ? Pourtant, si la croissance est devenue une addiction jouissive pour les dirigeants en quête de pouvoir et d’un PIB progressif, elle a eu pour corollaire une autre croissance : celle de la pauvreté, de l’inégalité et des impôts injustes, tant en Europe que dans le monde. Les riches deviennent plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Ce n’est pas là le fruit d’un pays juste et gouverné avec sagesse. Cette croissance-là favorise la décroissance. La décroissance de l’emploi comme la décroissance de nos ressources naturelles : la mécanisation pour produire plus et plus vite et la volonté de garder ses marges coûte que coûte entraînent inexorablement des licenciements. Convié à consommer toujours plus et toujours plus vite et par conséquence, à jeter toujours plus et plus vite, épuise et rend toxique notre planète.

 

Une économie déshumanisée

Il serait bon de reconnaître que l’économie de marché est en échec et que l’économie financière est devenue notre nouveau prédateur. Pourquoi ? Parce que la croissance ne nous a jamais permis d’accéder une maturité sociétale : nous sommes devenus des objets de ressources de la croissance économique et financière dans un pays féodal composé et dirigé par les nouveaux seigneurs que sont les industriels et les financiers. Oui, notre pays est détenu et géré par les seigneurs de la finance et de l’industrie grâce à l’autoroute que les politiciens ont fabriquée pour eux : une économie libérale, devenue totalitaire à son tour (les acteurs économique combattaient les régimes politiques totalitaires pour introduire l’économie libérale), qui impose ses modalités de production et de consommation.

La croissance a fait que notre société n’en est plus une, car elle a créé une communauté disloquée, malade et fatiguée. Fatiguée d’être toujours poussée à « grandir ». Ce genre de croissance a optimisé bien évidemment les spécialistes en tous genres, incapables aujourd’hui d’avoir une vision globale, généraliste. Comme par exemple un médecin spécialiste de la jambe qui viendra vous examiner, soigner votre membre, mais sera incapable de vous connaître vous, avec vos émotions et vos attentes : ce n’est pas dans son domaine. Quelle étrange vision de la relation humaine au nom de la performance économique…

C’est un peu, et vous le savez sans doute pour l’avoir vu ou vécu, comme un enfant qui grandit trop vite, ou qui est poussé à être performant, qui aura des carences soit physiques soit psychologiques, n’est-ce pas ? Pour stopper cette crise de croissance, il a besoin de ralentir la cadence. Mais pourquoi en serait-il autrement pour toute une communauté qui a appris à être soumise à la déesse économie et à ses prophètes croissance ? Or, notre économie a besoin d’êtres humains, pas d’objets de ressources économiques, car elle ne peut subsister longtemps. L’humain ne devrait pas être au service de la croissance, mais le contraire. Et c’est lui qui devrait stopper sa propre croissance à un moment donné pour accéder à sa propre maturité et vivre alors dans la prospérité… naturelle. Une utopie ? Oui ! Et je rêve de voir un jour un gouvernement avoir assez de courage et de passion pour nous aider à vivre dans la maturité plutôt que vivre au service de la croissance.

 

Un esprit de pauvreté

Mais ce n’est pas ce que nous vivons : nous sommes enseignés constamment à vivre dans un esprit de pauvreté et d’illettrisme. Illettrisme d’abord, car nous sommes enseignés à consommer, à être des consommateurs effrénés de produits et services et non des lecteurs du mode d’emploi, dont le chapitre des effets secondaires provoqués par une consommation non maîtrisée. Apprendre à construire une maturité sociale permettrait de gérer des biens (réparation, entretien) plutôt que créer de l’obsolescence. Esprit de pauvreté ensuite, car nos gouvernements oublient à mon avis trois caractères importants de la richesse humaine et source de croissance : investir dans la créativité (source de richesse) des entrepreneurs, tout en réduisant les impôts et les intérêts financiers ; renouveler le sens éthique, pour ne pas dire moral : des pensées et des paroles pures, des motivations justes et sans esprit de parti, sont des semences fertiles dans une entreprise ou dans un Etat ; permettre aux riches d’aider les pauvres à exprimer leur créativité plutôt que de subvenir à leurs besoins à court terme. La pauvreté n’est pas un statut, et pas forcément une situation sans revenu, mais plutôt un état d’esprit contre lequel il faut lutter en donnant les moyens aux « pauvres » d’investir dans leur potentiel étouffé.

 

Addition ou multiplication ?

Mais la croissance me semble également manquer d’une notion bien naturelle qui est celle de la multiplication et non de l’addition. Je prendrais l’exemple d’un arbre pour paraphraser : normalement, on reconnaît un arbre à son fruit, et ce fruit est la résultante d’un arbre en bonne santé. Une résultante et non un objectif. Un arbre vient d’une semence, d’une graine, qui, si elle est bien plantée au bon endroit et au bon moment, lui permet de grandir pour devenir un arbre. Cet arbre, qui, si l’on en prend soin, produira en abondance. C’est l’effet multiplicateur. A l’inverse, je peux tout autant « booster » ma semence puis l’arbre, pour non pas qu’il produise d’avantage par lui-même, mais qu’il ME donne ce que JE VEUX. Et j’additionne cette méthode avec d’autres arbres pour en avoir plus, toujours plus et toujours plus vite.

En se concentrant sur le seul objectif que je veux avoir, j’occulte toujours le bien et le bon sens que requiert une « chose » qui n’est pas à moi. Le corollaire est que ce support (l’arbre en l’occurrence), se fatiguera ou s’usera très vite, mais qu’importe puisqu’il sera jeté et remplacé : une méthode industrielle bien établie aujourd’hui qu’est l’obsolescence programmée des produits. Fabriquer ou manipuler des supports pour optimiser leurs rendements à court terme, et les jeter lorsqu’ils sont épuisés, fatigués. La production devenant alors le seul objectif, annihile complètement le cycle de vie naturel et humain : jeter est devenu une des composantes de la croissance. Plus on jette, plus on produit, et plus on produit, plus on vend. Qu’importe les déchets…

Ce principe d’addition, s’il est admis par un grand nombre d’entrepreneurs et de politiques, n’est pas sans conséquences car il épuise, encombre et fatigue tout le monde. Et la première victime est l’humain lui-même : burnout, stress, agressivité, infidélité (aux idées et aux produits) génèrent une société anxiogène et égoïste. On ne peut pas tirer sur une corde sans qu’elle se casse à un moment donné. Une économie qui n’est pas fondée sur l’humain et sur son autorité sur les « choses » prend l’humain comme son son objet. Or, je crois au contraire que plus vous développerez du lien social et plus vous développerez l’économie, et non l’inverse.

L’économie réelle, qui se définit comme l’art (et non une science) de gérer une communauté, a été remplacée par une économie virtuelle et financière qui a le sens humain de notre communauté nation. Et en cela, oui, la croissance économique est contre nature, comme le fait de vouloir « financer la croissance » ou d’encourager les citoyens à « consommer plus pour relancer l’économie ». Ces slogans, bien souvent utilisés après la crise de 2008, n’ont pour buts réels que d’augmenter la productivité, donc plus de TVA, et plus d’impôts pour les gouvernements. Pour faire quoi ? Pour quelle vision de société ? Pour quelle utopie ? Je n’en vois pas…

 

Un changement de mentalité

Et pourtant nous vivons dans un monde qui crève d’envie d’avoir un rêve à atteindre, d’une utopie à réaliser. Or sans vision un peuple est sans frein et vit dans le désordre. Il ne s’agit pas d’une idéologie politique ou économique, mais d’une vision juste qui donnera du sens à une nation et une capacité à son gouvernement comme de donner du sens à la vie sociale et communautaire. Seulement voilà, pour ce faire il faut changer de mentalité et être prêt à entrer dans un nouveau paradigme…

La croissance est aussi contre nature pour trois autres raisons. D’abord, l’humain n’est pas un objet de ressources et n’est pas né pour consommer, ou pour être toujours plus performant que la veille, mais plutôt pour enrichir l’autre. Car qui le fait s’enrichit tout autant. Ensuite, produire toujours plus et plus vite est un non-sens. Nous devrions apprendre à multiplier les « semences » plutôt que d’additionner les produits. Or nous épuisons et rendons toxique notre planète : elle n’est pas inépuisable, au même titre que le citoyen. Et c’est pourtant la production industrielle qui est devenue, par ses déchets, une meurtrière légalisée. Enfin, une nation ne peut être construite autour d’un concept financier ou idéologique. Aucun modèle n’a réussi. L’idéal humain ne s’appelle pas FMI, OCDE, Banque centrale, PNB, spéculation, pas plus qu’il ne s’appelle communiste, socialiste, ou capitaliste. Vivre ensemble avec nos différences est plus juste que l’esprit de parti ou la prise de pouvoir.

 

« Régister »

Mais certes ! La croissance économique, depuis les années 50, a donné accès aux biens, aux services et à une meilleure santé pour une très grande majorité de personnes. Le paradoxe est que cette abondance est toute relative au regard de nombreux problèmes (sans solution) qu’a engendrés cette croissance économique. Sommes-nous prêts à payer encore plus cher ? Devons-nous continuer à être de bons citoyens en « consommant toujours plus » selon la norme en vigueur ? Devons-nous nous opposer, contester, ou attaquer cette croissance sacrée ? J’aurais plutôt envie de résister, de « régister » comme l’a écrit Marie Durant dans sa prison au temps la persécution des Huguenots. Résister et prendre le temps d’apprendre le « vivre et penser autrement ».

Non pas penser « décroissance, durable ou RSE (responsabilité sociale des entreprises, ndlr) » qui ne sont autres que des gadgets ou décorums pour habiliter le terme même de « croissance », voire même de le rendre incontestable. C’est le mot « croissance » qui est indécent, car il suppose qu’il n’y a pas d’autres alternatives pour que l’économie perdure dans ce seul format économique. N’y aurait-il donc pas dans notre société des penseurs, des économistes, des ingénieurs, des politiciens ou des utopistes suffisamment créatifs et empreints de sagesse pour imaginer un autre paradigme pour l’économie ? Qui aurait le courage de « régister » ?

Parmi différentes idées, j’en verrais quatre qui pourraient apporter quelques moyens pour « régister » à un régime économique totalitaire et excluant. Une innovation intelligente : l’innovation n’est pas là que pour créer de nouveaux produits, dans l’esprit de « la créativité destructive » (en 1913 Schumpeter expose dans son livre « Théorie de l’évolution économique », par le concept de « destruction créatrice », qu’un ancien modèle productif est remplacé par un nouveau modèle grâce aux innovations, ndlr), mais d’innover pour offrir plus de confort et de temps et de sens pour s’occuper de sa « famille » au sens large du terme. Une créativité responsable : qui présuppose de créer un produit qui évite les conséquences destructives, les déchets non recyclables ou le déclenchement de maladies dus à leur usage. Des produits réparables : être capables de créer des produits qui durent et qui soient réparables sans être obligés de les jeter. Cela donnerait plus de confiance aux usagers et des emplois. Prendre du temps : agir vite et toujours plus vite fatigue tout le monde. Les innovations passées avaient, pour beaucoup, l’objectif de nous faire gagner du temps, et d’avoir des tâches moins pénibles. Ah bon ? Rien n’a changé… Et pourtant prendre du temps pour soi, pour son travail ou pour sa famille, nous en ferait gagner.

 

Pouvoir ou autorité ?

Ces modestes propositions, et bien d’autres évidemment, pourraient générer des emplois et de la richesse pour tous et favoriser le vrai pouvoir reconnu et donné par les citoyens à celles et ceux qui sont compétents. Car seule une personne dont l’autorité est reconnue peut prétendre au pouvoir. Prendre le pouvoir sans être légitimé par tous est digne d’un régime totalitaire et partisan. N’est-ce pas ainsi que la plupart des entreprises (multinationales pour la plupart) dominent le marché ? Les suivre revient à se soumettre à l’usage (la consommation) de leurs produits et services sous peine de mort (exclusion). Cela ressemble étrangement à une période du Moyen-Âge où il était interdit de lire la Bible sous peine de mort…

La croissance est-elle donc à ce point totalitaire ? Probablement oui, avec une certaine acceptation du consommateur qui ne lit pas – plus le mode d’emploi de la croissance, et notamment les risques liés à un mauvais usage. Car il y en a. Et il est urgent de prendre du temps pour le comprendre. Que faire alors ? Faire une révolution et créer des conflits et des dualités ? Mais il est possible de changer en se réformant. Changer de mentalité sur la notion de richesse, et de comportement concernant la performance – croissance, nous amènerait non pas à une croissance destructive, mais à une maturité nationale pour l’épanouissement et la richesse de tous. Yes we can ?

 

(Illustration : quartier de La Défense, photo KleeAlee)

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