Travail: quelle présence des Églises? (1) - Forum protestant

Qu’est-ce que l’Église a à dire, à faire dans le monde du travail? Première partie de la deuxième table ronde de notre convention Travail avec les interventions de Michel Specht (chargée de l’accompagnement à la recherche d’emploi au Foyer de Grenelle) et Claude Horviller (précisément en mission pour l’UEPAL sur cette présence dans le monde du travail).

Visionner l’ensemble des interventions et débats de la 9e convention (la deuxième table ronde va de 2h07’45 » à 2h48’36 »).

 

Nicolas Cochand: Je me présente en une phrase: j’enseigne à l’Institut protestant de théologie. Avec Pierre-Olivier Monteil et Stéphane Lavignotte, qui sont là aussi, nous sommes les trois copilotes du numéro de Foi&Vie (1) consacré précisément à la thématique du travail, ce qui nous a amené à nous investir sur cette journée.

Nous avons sollicité trois personnes pour parler d’une présence et d’une action des Églises dans le monde du travail, avec des points de vue spécifiques qui se complèteront peut-être les uns les autres ou s’interpelleront, et dans la continuité d’un langage qui fait appel à des mots comme Bonne nouvelle, évangile, une continuité que nous allons peut-être questionner aussi.

L’accompagnement, l’écoute, la parole, ce sont les trois mots clés que j’ai retenus en préparant cette partie avec, d’une part, Michel Specht qui est de la Mission populaire évangélique de France au Foyer de Grenelle, à Paris, et qui est particulièrement actif (ou oisif, il le dira! (2)) dans l’accompagnement vers l’emploi. Dans la préparation, on a discuté: est-ce que c’est une Église ou pas? La Mission populaire a été contrainte de passer du régime 1905 au régime 1901 mais je crois qu’elle fait toujours partie de la Fédération protestante de France et d’autres organismes qu’on peut qualifier d’ecclésiaux. Donc, Michel Specht, vous nous parlerez de votre expérience aussi à partir de cet accompagnement que vous faites à titre bénévole et que vous complétez par la présidence du conseil de cette institution qu’est le Foyer de Grenelle.

Avec nous également, Claude Horviller qui est pasteur de l’UEPAL, Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine. Son DRH (on emploie aussi ce mot-là) lui a confié une mission, une tâche et un temps disponible pour – il dira si c’est la bonne manière de le faire – amener la question du travail au sein de l’Église, susciter des personnes et les former pour se mettre à l’écoute de celles et ceux qui souhaitent avoir une écoute, précisément, autour de leur rapport au travail.

Enfin Françoise Mési, qui est représentative de beaucoup de pasteurs – les pasteurs, ce sont des gens qui ont complétement changé de métier – et a changé deux fois (mais certainement plus) de métier dans le sens où, après avoir été longtemps active en tant que vétérinaire ou dans le monde vétérinaire, elle est devenue pasteure, a exercé heureusement son ministère ecclésial et a choisi peu avant la retraite de retourner à son précédent contexte. Aujourd’hui, vous êtes notamment dans la formation, vous prenez la parole dans la formation des vétérinaires ou du monde vétérinaire et vous vous interrogez (sachant que vous êtes dans un contexte où on vous identifie comme pasteure ou ayant été pasteure) sur les modalités de présence auprès de personnes qui cherchent, dans le fond, un sens à leur travail. Vous disiez de manière un peu abrupte: «Je travaille dans les abattoirs». Vous accompagnez des personnes qui posent la question du sens et de quel type de parole apporter.

Je vais dans un premier temps donner la parole à chacun en reprenant ces trois mots: accompagnement, écoute, parole. Michel Specht, est-ce que vous seriez d’accord pour dire que dans le cadre de l’activité que vous menez au sein du Foyer de Grenelle, vous mettez l’accent prioritairement sur l’accompagnement? L’accompagnement auprès de personnes qui cherchent soit à se réinsérer soit à se réorienter dans le monde du travail, et peut-être accompagnement dans leur rapport personnel au travail?

 

Michel Specht: Je crois que c’est tout à fait ça. Il faut peut-être situer cette activité dans le cadre du Foyer de Grenelle: le Foyer de Grenelle, c’est une des fraternités de la Mission populaire, c’est une association 1901 autonome qui appartient à la Mission populaire et qui a énormément d’activités. Elle a un statut de centre social, ce qui mobilise beaucoup de gens, elle accueille des plus démunis dans des repas solidaires, dans une activité de domiciliation postale. Elle propose également à des personnes récemment arrivées en France des cours de français et, donc, cette activité d’accompagnement à la recherche d’emploi.

Quand j’ai commencé ma carrière de retraité – je souris parce que je pense à ce qui vient d’être dit (2) – j’ai souhaité développer une activité que j’avais vraiment envie de faire, qui avait maturé, si je puis dire, au cours de ma carrière: une activité d’accompagnement à la recherche d’emploi. Je m’étais un peu formé au coaching avant cela et donc j’ai trouvé le Foyer de Grenelle qui est une des associations du monde protestant qui développe ce type d’activité à Paris.

Accompagner les chercheurs d’emploi, ça veut dire quoi? Ça veut dire ne pas faire à leur place, ça veut dire essayer de les mettre en capacité de faire eux-mêmes, d’assumer leur autonomie dans ce type de démarche. Je crois que c’est un des fondamentaux de la Mission populaire (Stéphane ne dira pas le contraire) et nous essayons de le décliner sur le plan personnel avec des personnes soit en recherche d’emploi, soit en réinsertion; toutes les situations sont possibles. Alors, qu’est-ce que ça veut dire? Ça veut dire qu’il faut qu’on accompagne ces personnes dans une réflexion sur elles-mêmes, dans une réflexion sur leurs acquis, sur leur passé professionnel, sur leurs goûts, sur leurs envies, de manière à les amener à formuler ce à quoi elles tiennent, ce dans quoi elles excellent. De ce point de vue-là j’insiste sur le fait que l’écoute, le questionnement, la reformulation sont extrêmement importants pour permettre aux personnes que nous avons en face de nous de s’exprimer et de dire ce qui leur tient vraiment à cœur.

«Je crois qu’aujourd’hui, peut-être beaucoup plus qu’il y a 30 ou 40 ans quand je suis moi-même rentré dans le monde professionnel, le sens de ce que l’on fait est important et les chercheurs d’emploi cherchent à le formuler.»

Le processus qui est enclenché par la suite consiste à les accompagner dans la formulation de leur projet, dans l’identification de ce qu’ils ont vraiment envie de faire, de ce dans quoi ils veulent s’épanouir, et ensuite on travaille sur l’élaboration des outils de recherche, curriculum vitæ, lettre de motivation, profil LinkedIn, etc. On travaille à la stratégie de recherche parce qu’entre répondre à des offres d’emploi, sonner à des portes ou solliciter des relations, il y a différentes manières de chercher un emploi. Et puis il y a la préparation des entretiens, le debriefing des entretiens et souvent ça ne s’arrête pas là parce qu’on accompagne les gens aussi dans leur prise de fonction et il arrive même qu’on continue d’échanger avec eux après. Pour ma part, j’ai régulièrement des échanges avec un garçon que j’ai accompagné il y a 5, 6 ans, qui est en poste aujourd’hui et qui de temps en temps me sollicite pour un avis sur un sujet ou un autre.

Ce sur quoi je souhaiterais peut-être insister, c’est que cet accompagnement porte sur différentes composantes d’un métier, d’une activité pour la personne, avec le sens au premier rang. Je crois qu’aujourd’hui, peut-être beaucoup plus qu’il y a 30 ou 40 ans quand je suis moi-même rentré dans le monde professionnel, le sens de ce que l’on fait est important et les chercheurs d’emploi cherchent à le formuler. Et c’est une partie importante, je crois, de ce travail que d’échanger avec des personnes pour arriver à identifier le sens de ce qu’ils veulent faire. C’est une dimension essentielle, me semble-t-il, aujourd’hui. Évidemment, il n’y a pas que le sens: il y a le fait d’avoir les compétences, le fait de savoir où on veut travailler, les aspirations, la manière d’être… Tout à l’heure, dans plusieurs interventions, on a parlé des relations interpersonnelles, des relations avec la hiérarchie… Tous ces aspects-là sont fonction de mon profil à moi et de la manière dont je perçois le profil des autres, il y a donc aussi ces dimensions à travailler. Voilà (peut-être rapidement décrit) ce que l’on peut faire au Foyer de Grenelle.

 

Nicolas Cochand: Merci pour cette entrée en matière sur l’accompagnement que vous mettez en œuvre au Foyer de Grenelle. Claude Horviller, vous êtes dans une part exploratoire (si j’ai bien compris) de votre activité: vous lancez un projet sur une volonté ou un souhait de la direction de l’Église de développer ce champ-là dans l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine. Même s’il y a une vieille histoire de présence dans le monde du travail, on peut donc dire qu’il y a un nouveau projet qui se met en place?

 

Claude Horviller: Entre les notes que j’ai prises avec tout ce que je viens d’entendre et ce dont j’ai envie de témoigner, je dirais que j’ai peut-être la position la moins confortable puisqu’en tant que pasteur complètement dans l’Église, je vais devoir essayer – non pas justifier, mais essayer – de présenter cette présence pastorale ou cette présence ecclésiale dans le monde de l’entreprise. Ce n’est pas une petite affaire et ce n’est pas forcément quelque chose de facile!

Depuis maintenant plus de 3 ou 4 ans, en tous les cas depuis qu’Alain Spielewoy, le DRH de l’UEPAL, m’a proposé ce poste, j’avoue que je me demande toujours et encore ce que je peux y faire et ce que je fais là! C’est aussi une réponse par rapport à la remarque d’un ami qui me disait: «Dans le monde du travail, on attend beaucoup de personnes mais sûrement pas un pasteur et encore moins la structure qu’est l’Église». C’est vrai, comme disait Gérard Lacour, qu’il y a une histoire ancienne en Alsace-Moselle puisqu’il y a eu un ministère spécialisé, un ministère pastoral dans l’industrie, en lien avec la Société évangélique-Mission intérieure de Strasbourg (3) et les équipes ouvrières protestantes. Mais ça fait maintenant 6 ou 7 ans que ce poste n’existe plus. Suite à la déclaration de vacance, il n’y a pas eu de candidat et je crois que c’est intéressant aussi de se poser la question de pourquoi il n’y a pas eu de candidat et de quoi est-ce que c’est symptomatique.

Et puis il y a eu ce fameux forum en février 2018 à Lyon sur la question du travail (4) où l’idée et la stratégie qui sont apparues étaient celles non plus d’avoir un ministère spécialisé en Église mais peut-être d’avoir des pasteurs qui portent tout particulièrement ce souci de la vie professionnelle, qui ont envie de la penser et qui ont envie aussi de se former à ces réalités-là. D’où la mise en place (en tous les cas avant que ce soit un réseau complètement constitué) d’un pasteur qui a envie de s’en charger et qui a particulièrement à cœur de porter cela. C’est pour ça que je suis là et c’est le projet qui a été mis en route avec Alain Spielewoy. Un projet qui doit aboutir à une journée de formation. Elle aurait déjà dû avoir lieu mais malheureusement, la pandémie de Covid nous a empêché de le faire en présentiel et ce sera en janvier à Strasbourg, avec notamment Catherine Mieg, et ce sera sur la question de la souffrance au travail.

Voilà donc où on en est. C’est quelque chose de tout neuf, de tout récent en tous les cas, et c’est quelque chose que nous ne cessons de penser. Stéphane Lavignotte me demandait quelle était la spécificité de cette tâche: l’article qui m’avait été demandé pour Réforme (5) est extrêmement vague, le spectre est très large parce que moi-même, j’avance en tâtonnant et je crois que ce qui sera possible ne sera que le résultat – le mot a beaucoup été utilisé – d’un travail collectif et d’une coopération. Ce n’est pas une personne seule qui peut penser tout ça. Pas toute seule.

«Après, on ne va peut-être pas être du jour au lendemain aumônier dans le monde du travail comme on est aumônier dans une maison de santé ou dans une prison, mais au moins être présent lorsque les gens nous en parlent et pouvoir être attentif à ce que les gens ont à dire.»

Alors, à la question de la spécificité de cette présence, j’ai envie de répondre que c’est d’abord une façon d’être là, une façon d’être présent aux gens. Dans tout ce qui a été dit, on se rend compte que la vie professionnelle représente énormément dans la vie d’une personne. Je ne pense pas que l’Église puisse faire l’économie de ne pas être à l’écoute de ce monde et de ce que les gens vivent, d’où aussi un peu ce vocable d’écoute de la vie professionnelle. Ça ne touche pas, je pense, qu’un seul aspect du travail mais ça touche énormément d’aspects.

Ensuite, à force d’y réfléchir, je me rends compte que dans les rencontres qui ont été les miennes, des gens ont souvent évoqué leur vie professionnelle, ont sûrement témoigné de choses qui ont été vécues, de souffrances qui ont été les leurs. On n’a pas le droit non plus de passer à côté de ce que les gens vous disent, de cette nécessité d’être au moins informé, ou du moins un petit peu formé, pour pouvoir au moins l’entendre et être présent. Donc nous avons sollicité quelques collègues qui ont envie de s’y intéresser où qui montrent en tous les cas un intérêt pour la vie professionnelle et nous allons essayer de rentrer dans une démarche de formation, si c’est possible. Après, on ne va peut-être pas être du jour au lendemain aumônier dans le monde du travail comme on est aumônier dans une maison de santé ou dans une prison, mais au moins être présent lorsque les gens nous en parlent et pouvoir être attentif à ce que les gens ont à dire. Dans tout ce qui a été dit jusqu’à présent, on se retrouve quand même tous derrière une idée commune qui est celle de la bienveillance. Et la première des choses dans le ministère pastoral, c’est d’être bienveillant à l’égard des gens.

Ensuite, dans ce que j’ai entendu, la question du sens se pose aussi sans arrêt. Je crois que là, nous parlons du texte auquel nous nous référons, à savoir la parole biblique, une parole de sens et significative pour aujourd’hui. Ensuite, j’avais relevé cette parole de la personne à l’Action Catholique Ouvrière qui parlait d’une «Église audacieuse». Je suis en lien avec l’Action Catholique Ouvrière de la région Alsace et la responsable est déjà intervenue à plusieurs reprises dans des cultes pour montrer et témoigner de ce qu’elle faisait. Donc il est possible de s’y intéresser, il est possible en tant que communauté, en tant qu’Église, en tant que pasteur d’en témoigner.

 

(Lire la suite de la table ronde)

Nicolas Cochand est maître de conférences en théologie pratique à l’Institut protestant de théologie, Faculté de Paris. Il a également enseigné à Montpellier et à Neuchâtel, où il a soutenu sa thèse de doctorat. Il est pasteur de l’Église protestante unie de France et de l’Église réformée évangélique de Neuchâtel, dans lesquelles il a exercé plusieurs types de ministères.

Claude Horviller est pasteur de l’UEPAL et chargé de mission pour l’accompagnement pastoral de la vie professionnelle.

Françoise Mési est actuellement vétérinaire à la Direction départementale de la Protection des populations de l’Ain, après 35 ans d’expérience en entreprise et 6 ans de ministère en paroisse comme pasteure de l’ÉPUdF.

Michel Specht est président du Foyer de Grenelle de la Mission populaire évangélique.

 

(1) Le travail, entre contrainte économique et vocation, Foi&Vie 2021/1-2.

(2) Lire l’intervention de Raphaël Liogier, Passer de la paresse laborieuse à l’oisiveté oisive.

(3) SÉMIS, association religieuse et caritative de droit local fondée en 1834 à Strasbourg. Elle a développé une antenne à Bischwiller en 1987, la Mission dans l’Industrie d’Alsace du Nord (MIAN) et propose une aide aux travailleurs dans un contexte de crise économique. Épaulée par les paroisses d’Alsace du Nord, la MIAN est un lieu d’écoute, de parole et d’accompagnement. Elle organise également des débats et des visites d’entreprises.

(4) Le forum Mon travail et moi, organisé par la Communion protestante luthéro-réformée (CPLR), s’est déroulé à Lyon du 2 au 3 février 2018.

(5) Claude Horviller, Le travail, mutation et présence chrétienne (5/5) : le monde professionnel, nouveau défi des Églises (cinquième article de la série liée à notre convention sur le travail).

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