Réflexions sur la technique à partir d'une lecture personnelle de Jacques Ellul - Forum protestant

Réflexions sur la technique à partir d’une lecture personnelle de Jacques Ellul

Cet article propose une actualisation et une lecture critique de la pensée de Jacques Ellul, pour essayer d’arriver à une position par rapport à la question de la Technique dépassant le simple rejet ou la fascination naïve. La réflexion met au centre tant l’importance de prendre en compte des données anthropologiques dans notre rapport à la technique que celle de se réapproprier la décision politique par rapport au progrès technologique.

Article paru dans le cahier biblique Humanités numériques du numéro de Foi&Vie 2020/5.

 

 

Dans ce cahier biblique concernant les humanités numériques, il semblait nécessaire de penser la question technique de manière critique, en évitant deux écueils: le rejet et la fascination. Je vais donc m’essayer à une actualisation et à une lecture critique de la pensée de Jacques Ellul (1912-1994) au sujet de la Technique, en abordant la manière dont nous pouvons prendre du recul devant le phénomène technicien. Ellul développe une réflexion sur la Technique, notion que je vais expliquer plus bas. L’auteur a observé les mutations du paysage ainsi que le passage d’une société encore manuelle à une société de machines. Il a souvent été qualifié de technophobe, et en effet, beaucoup de ses propos concernant la Technique (mais vous serez nombreux·ses à préférer le terme technologie) peuvent apparaître comme réactionnaires et grincheux. Il reste qu’il y a d’autres manières de s’approprier ses réflexions. J’espère fournir un outil de réflexion politique et citoyenne, permettant à chacun·e de penser de manière moins idéologique et moins émotionnelle la question difficile de l’aliénation de l’être humain au cœur de la société technicienne.

Les transformations sociales sont considérables depuis les débuts de l’ère industrielle. Ayant observé les effets de la machine sur l’ensemble des comportements humains, Jacques Ellul décrit le phénomène technique jusqu’à sa mort, en 1994 (le penseur n’a donc pas connu internet), comme un système qui cherche à se perfectionner sans cesse. La division du travail et la standardisation des produits et des modes de vie sont à ses yeux les fruits de la société technicienne. Ellul envisage la Technique non pas sous l’angle d’une technique (ou technologie) particulière, mais bien comme «un ensemble de mécanismes qui répondent à la recherche de l’efficacité en toutes choses, entraînant une suprématie des moyens sur les fins» (1), modifiant et façonnant jusqu’à notre manière d’envisager et de penser le monde. Une technique prise isolément pourrait ne pas être efficace, mais elle vient paradoxalement renforcer l’efficacité globale du système technicien, qui est

«un ensemble d’éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l’un provoque l’évolution de l’ensemble et que toute modification de l’ensemble se répercute sur chaque élément» (2).

 

Une Technique autonome dans tous les domaines

Ellul défend la thèse de l’autonomie de la Technique: elle progresse sans intervention humaine; en devenant autonome, la Technique retire sa liberté à l’être humain, ce qui se traduit principalement par l’indépendance de la Technique face aux exigences démocratiques: «Le pouvoir des experts, des techniciens est plus fort que celui des citoyens qui sont en permanence renvoyés à leur ignorance» (3). Alors que l’être humain croit avoir des outils à maîtriser, ce sont ces mêmes outils qui l’aliènent. Ici, l’auteur ignore (volontairement ?) qu’une entité humaine (individu ou groupe) est toujours à l’origine d’une décision, et part du principe que cette décision serait forcément sous l’emprise de la fascination pour la Technique, fascination qui vient altérer le jugement de l’être humain. Dans notre société, l’innovation technique doit primer, il y va de la compétitivité de notre économie, avec comme corollaire notre obsession pour la nouveauté.

Pourtant, certaines personnes ont une conscience suffisamment éclairée pour ne pas se laisser subjuguer par le progrès. De plus, nous redécouvrons collectivement la valeur de ce qui est ancien et qui perdure dans le temps. Nous aspirons à nous évader – au moins pour quelques heures ou quelques jours – de cet univers technique, cherchant à respirer. Ce qui signifie d’une part que la Technique a pris tellement de place qu’elle en devient étouffante (et pourtant nous en réclamons toujours plus), et d’autre part que nous cherchons des moyens de nous en libérer (mais pas totalement toutefois). Transcendance (4) est une fiction qui montre comment l’autonomie de la Technique mène à la mise en place de l’intelligence artificielle. Celle-ci, dès qu’elle est opérationnelle, s’auto-perfectionne au point de se passer du consentement humain. L’être humain est soumis à une décision logique qui le transcende et il n’a plus aucun moyen d’exercer sa liberté. La peur de l’autonomie de la Technique est palpable dans le film. Mais en même temps, le réalisateur – fasciné lui-même par la Technique ? – nous questionne sur cette peur et nous suggère que la Technique peut être bienveillante, malgré les apparences, en proposant des solutions aux problèmes écologiques que nos sociétés n’ont pas su résoudre, parce qu’elles étaient incapables de prendre les décisions politiques adéquates. La machine est ici présentée comme sauveur de l’humanité. Mais pour Ellul, l’intelligence artificielle relève de la science-fiction, car il estime qu’une machine ne pourra jamais dépasser l’intelligence de la personne qui l’a conçue. Ellul d’ailleurs n’apprécie guère la science-fiction: pour lui, cette dernière n’est que la continuité d’une propagande qui nous acclimate au monde technicien. La science-fiction, lorsqu’elle nous décrit des catastrophes dues à l’absurde de la Technique, semble nous mettre en garde, mais pour le penseur le sentiment de lucidité et de vigilance qu’elle voudrait produire est une illusion. Ellul considère que ce sentiment reste enfermé dans notre imaginaire et n’a aucune prise sur le réel, puisque ces fictions nous font intégrer l’idée que les dérives techniciennes sont inéluctables et qu’il n’y a rien que nous puissions faire pour y échapper. En outre, accorder à la machine de la bienveillance ou de la malveillance lui paraît n’avoir aucun sens, puisque ce sont des qualités humaines.

La Technique serait autonome dans tous les domaines: elle n’a aucun autre but que le développement de ses moyens. Son objectif, c’est la croissance, sans recherche de sens. Elle désacralise le monde et se place elle-même sur le trône du sacré, dans un seul et même mouvement : l’être humain reporte sur la Technique son sens du sacré et s’en fait une idole. Elle le fascine. La Technique, qui était auparavant un intermédiaire entre l’être humain et son environnement, est devenue le nouveau milieu de l’être humain. Cependant, «ce n’est pas la Technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la Technique» (5). Si Ellul parle ici du sacré comme étant l’élément qui pose problème, c’est qu’on estime généralement que «tout ce qui peut être fait doit être fait». La force d’attraction du progrès technique, de tout ce qui est nouveau, et notre incapacité à évaluer de manière critique l’impact global d’une innovation avant de la mettre à disposition du public, viennent renforcer cette idée d’autonomie de la Technique. C’est pour en marquer la puissance, l’autonomie et le caractère sacré que Jacques Ellul a personnifié la Technique en lui attribuant une majuscule. L’affirmation On n’arrête pas le progrès serait plus la marque d’un impératif que d’un constat d’impuissance. Toute critique de la Technique donne systématiquement lieu à l’accusation de technophobie, comme si nous étions condamnés à accepter jusqu’aux plus déshumanisantes des inventions.

 

Nous interroger sur la manière dont nous envisageons de défendre notre liberté

L’un des fers de lance du mouvement transhumaniste (6) concerne l’homme augmenté, à savoir un dépassement des limites humaines par la machine: il s’agit d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Ce qui est une avancée majeure pour les personnes porteuses de handicap (on peut aujourd’hui faire entendre des personnes atteintes de surdité, redonner un membre à des personnes mutilées, etc.) peut cependant devenir problématique lorsqu’il s’agit de donner aux êtres humains des capacités qu’ils n’ont pas de manière naturelle. De plus, ces capacités sont développées prioritairement pour un usage militaire (force décuplée, vision nocturne…), ce qui est déjà problématique, mais lorsque ces innovations s’introduiront dans la vie civile, toute personne qui refusera de s’adapter aux innovations techniques sera disqualifiée socialement. On peut ainsi imaginer que dans le monde du travail, une personne augmentée aura toutes les chances de garder son emploi face à une personne ayant seulement ses capacités d’origine. C’est alors le cyborg qui deviendrait d’abord la visée, puis la norme pour l’humanité. On peut à juste titre se dire que ce qui sera réellement augmenté, c’est la misère des personnes qui ne pourront ou ne voudront pas accepter cette transformation sociale.

Cette critique assume le refus de voir notre société s’organiser toujours plus vers un certain idéal de la performance. Par exemple, aujourd’hui, nous avons beaucoup de mal à comprendre que des personnes sourdes refusent l’implant qui leur permettrait de recouvrer l’ouïe (7). Au fond, Ellul cherche surtout à nous interroger sur la manière dont nous envisageons de défendre notre liberté. Ses mises en garde expriment la peur de voir disparaître l’être humain à cause de la machine. Mais cette critique réveille surtout la peur de voir la machine dépasser l’être humain, alors habité par un sentiment d’infériorité. Il nous est insupportable de voir des machines, créées pour nous servir, devenir nos maîtres, comme cela est illustré dans Matrix (8). Nous avons aussi peur de ne plus reconnaître la frontière entre l’être humain et la machine. La série suédoise Real Humans: 100 % humains (9) exprime cette angoisse, tout comme Blade Runner (10) ou 2001, l’odyssée de l’espace (11). Ce sentiment est encore plus fort quand la machine menace de tromper l’humain pour se débarrasser de lui. C’est là que se tapit la peur de la machine, qui fait certainement appel aux recoins les plus sombres de notre inconscient. Et pourtant, si ces peurs semblent relever de la paranoïa, il n’en reste pas moins que la machinisation de notre société accentuera les difficultés sociales que nous connaissons déjà : les populations les plus pauvres seront comme toujours celles qui risqueront d’en souffrir.

On dit souvent que la Technique est neutre, et que tout dépend de l’usage qu’on en fait. À titre d’exemple, on dit que la voiture ne pose aucun problème si le conducteur respecte le code de la route. Or, ce n’est pas seulement la fabrication des voitures qui participe à l’épuisement des ressources naturelles, mais il faut ajouter les difficultés liées à l’énergie et aux infrastructures permettant aux véhicules de fonctionner (réseaux routiers, stations de ravitaillement d’énergie, aires de stationnement, etc.), qui augmentent considérablement les effets néfastes sur l’environnement. Avec la voiture électrique, souvent appelée voiture verte par souci de propagande (dirait Jacques Ellul), on augmente l’impact environnemental à la fois en utilisant des ressources rares, et en rendant obsolètes les anciens véhicules, bien qu’on réduise la pollution directe de l’air que l’on respire.

 

La Technique produit plus de problèmes qu’elle n’en résoudra jamais

À lui seul, cet exemple démontre que le problème n’est pas en soi dû à la seule mauvaise utilisation de l’outil technique. Aujourd’hui, toutes nos activités, même les plus intimes, sont soumises à la Technique. Cette omniprésence n’est pas apparue du jour au lendemain. Elle est le fruit d’une propagande qui diffuse l’idée reçue selon laquelle la Technique serait neutre. Cette idée agace Ellul, qui démontre comment la Technique produit plus de problèmes qu’elle n’en résoudra jamais (12). Pour lui, la Technique n’est pas neutre, mais ambivalente: elle porte en elle-même de l’amélioration et de la détérioration. Son utilisation est délicate lorsqu’elle n’est pas pensée et réfléchie de manière consciente et éthique. Aujourd’hui, l’omniprésence des objets techniques connectés entre eux sature l’espace public, de plus en plus équipé de systèmes de surveillance et de contrôle des populations… Un tel contrôle avait été imaginé par George Orwell, dans 1984 (13). Mon téléphone, ma voiture, mon ordinateur, mon robot ménager ne sont que des éléments d’un système plus vaste au sein duquel tous ces objets sont rendus capables de communiquer entre eux. Des tonnes de données concernant mon mode de vie, mon identité, mes préférences, données qui échappent à mon contrôle, sont stockées sur des serveurs auxquels je n’ai pas accès. On peut imaginer comment une dictature pourrait utiliser ces outils.

Les répercussions environnementales de la machinisation du monde sont considérables, et il y a fort à parier que l’apparition du Covid-19 soit liée à la destruction des habitats naturels, notamment en raison de l’accroissement de nos besoins industriels (14). Dans le même temps, on cherche des solutions techniques dont la visée est de réduire les méfaits des pollutions. Il faudrait réfléchir à ces questions de manière globale, afin de développer des innovations qui soient les moins nuisibles possibles. Pour ce faire, il faut sortir de la pure logique économique et mettre l’être humain (15) au centre de la réflexion. De plus, il est nécessaire de comparer des nuisances sans lien les unes avec les autres (quel rapport entre l’augmentation du CO2 et les déchets nucléaires, dont l’impact s’évalue sur des milliers d’années ?), sans quoi nous risquons de développer des nuisances encore plus nocives. Ceci étant, des solutions existent déjà (voir ce que l’on nomme le low-tech (16)), qui pourraient offrir de nouvelles perspectives intéressantes sur le long terme. Néanmoins il semble difficile d’envisager de réelles améliorations si une diminution de nos activités n’est pas mise en œuvre. Croire que la solution à nos problèmes est technique serait une grossière erreur : la réponse est nécessairement de nature politique (17).

Pour Ellul, donc, la Technique provoque la fascination. Cependant, des développements techniques apportent de nettes améliorations au cœur même de nos vies, et il convient de ne pas l’ignorer. Si le penseur critique la recherche toujours croissante du confort (qui mène systématiquement au conformisme en nous divertissant au lieu de nous aider à assumer une vie libre), et remarque que plus le progrès technique augmente, moins les qualités humaines se développent, il faut aussi convenir que de vraies avancées ont été réalisées, notamment en termes d’amélioration globale de la qualité de vie. Cependant le prix à payer pour cette amélioration est trop peu souvent pris en compte. On craint de voir les machines détériorer les relations humaines, notamment par le renforcement de l’individualisme et la fascination illusoire de pouvoir parler au monde entier de chez soi. Il ne faudrait cependant pas oublier d’une part que les réseaux sociaux débouchent bien plus souvent qu’on ne le dit sur des relations IRL (18), et d’autre part que parfois, la Technique est le seul moyen de rester accroché au désir de rester en vie. Le film Her (19) illustre la manière dont la machine peut répondre aux besoins profonds d’un individu lorsque les humains ne le peuvent pas, en offrant la possibilité d’éprouver des sentiments et des émotions devenus inaccessibles en raison de difficultés relationnelles fortes.

Pendant la crise sanitaire que nous traversons, nous avons découvert combien les outils de vidéoconférence ont été indispensables pour maintenir un minimum d’activités et d’interactions sociales. De telles solutions permettent une diminution considérable des pollutions générées par nos déplacements et nous donnent un sentiment de gain de temps non négligeable. Cependant, il nous faut considérer trois aspects qui me semblent essentiels à penser, à partir de la critique ellulienne : premièrement, ces outils modifient ce que sont les relations (qui impliquent au moins l’un des cinq sens en prise directe) en les transformant en connexions (c’est à dire qu’elles nécessitent un média technique, qui ôte le caractère sensible de nos interactions). Deuxièmement, les pollutions générées par le matériel nécessaire à de telles connexions (ordinateurs personnels, serveurs, énergie, processus de fabrication et de recyclage…) sont conséquentes et nous manquons de moyens permettant d’affirmer que la pollution est globalement réduite lorsque nous privilégions ces outils par rapport aux déplacements physiques, la comparaison des effets étant actuellement impossible. Enfin, le sentiment du temps gagné me semble contestable : d’une part, le fait d’être chez soi donne une raison de faire durer les réunions plus longtemps, et d’autre part nous ne comptons pas le temps passé à installer les logiciels nécessaires ainsi que le temps passé à essayer de résoudre les problèmes techniques que nous rencontrons lorsque la machine ne fonctionne pas comme nous le souhaiterions. Une des inégalités auxquelles j’ai été confronté pendant ce temps de confinement est la grande disparité des accès au réseau : certaines personnes étaient privées de connexions de qualité suffisante – et le sentiment de solitude en était accru.

 

Voulons-nous vraiment poser des limites à ces outils ?

Bien que très méfiant à l’égard des découvertes technologiques, Ellul était néanmoins capable de penser l’outil technique comme un simple outil. Et c’est bien de cela qu’il s’agit: en considérant la Technique comme plus qu’un outil, nous la sacralisons et notre aveuglement nous empêche de penser aux conséquences globales de son usage. De la même manière que l’on ne peut pas être contre le système solaire, on ne peut pas être contre la Technique : elle est le milieu qui nous a formé·e·s et dans lequel nous évoluons. En revanche, il est nécessaire d’être critique par rapport à ce milieu duquel nous ne pouvons pas nous extraire. Ellul ne dénoncerait donc pas la technique en soi, mais bien la manière dont nous la percevons, dont nous nous y soumettons: il s’agit d’un système auquel nous donnons un pouvoir totalitaire. L’auteur a un temps envisagé la venue de l’ordinateur individuel d’un œil plutôt favorable, car il lui semblait qu’il pouvait être un outil de prise de décision collective permettant une meilleure expression de la démocratie.

Malheureusement, la centralisation des échanges informatiques l’a convaincu que l’ordinateur ne pouvait pas être l’outil d’une révolution permettant la libération de l’être humain. Avec internet, nous avons pu constater un double mouvement: d’un côté, une centralisation plus grande, avec des contrôles renforcés (on voit bien les efforts qui ont été mis en œuvre, par exemple, avec la chasse au téléchargement illégal, ou aux fake news); d’un autre côté, le développement du libre, avec des logiciels (comme ceux développés par Framasoft (20)) ou des systèmes d’exploitation plus participatifs (comme Linux (21)), qui permet une meilleure réappropriation des outils: celles et ceux qui les utilisent sont en mesure d’adapter leur matériel à leurs besoins réels, et peuvent participer activement à de nouvelles formes de citoyenneté.

Ainsi, nous vivons dans le milieu technicien comme le poisson vit dans l’eau. Notre responsabilité est de construire un monde dans lequel ce n’est pas la Technique qui nous dicte nos espaces de libertés, mais où nous fixons des limites à l’emprise de ces outils sur nos vies. La réflexion d’Ellul est un appel à ce que nous reprenions notre vie (collective et individuelle) en main, de manière à nous libérer de ces esclavages quotidiens dont les conséquences pourraient bien mener à notre perte. Or, la question posée par notre auteur est: voulons-nous vraiment poser des limites à ces outils ? Voulons-nous vraiment entamer ces discussions et mettre en œuvre ce qui apparaît comme une démarche authentiquement politique, alors même que la société technicienne ne fait que ridiculiser le pouvoir démocratique au profit d’un progrès matériel croissant ? C’est le défi qu’Ellul lançait à son lectorat, et c’est aussi le défi que la situation sociétale que nous connaissons aujourd’hui nous lance. Nous sommes des êtres limités. C’est peut-être la raison pour laquelle la toute-puissance nous attire : nous rêvons de nous affranchir de tout ce qui nous limite.

Pour ma part, je prends la réflexion critique de Jacques Ellul comme un outil qui aide à penser notre attitude face à la Technique. Il faut convenir que nous ne pouvons pas prévoir les effets réels de nos techniques sur le monde : rien ne garantit que nos décisions aient un impact positif face aux problèmes que nous essayons de résoudre. Par conséquent, une telle réflexion nécessite de ne pas perdre de vue des données anthropologiques qui intègrent nos limites physiques et intellectuelles. Ellul remarquait que les comités d’éthique n’étaient constitués que pour donner bonne conscience aux décideurs, regrettant au passage que ces comités ne soient que consultatifs. Pour lui, cela signifiait qu’il ne s’agissait de rien d’autre qu’une caution morale pour un système qui a déjà décidé de mettre en œuvre ses projets techniques. Or, nous pouvons repenser la Technique sous l’angle de l’éthique et de la liberté, ainsi que sous l’angle de la réinsertion de la décision politique dans un système verrouillé par l’idéologie du progrès technologique. La situation écologique dans laquelle nous vivons aujourd’hui devrait nous permettre de remettre en question notre fonctionnement et de développer de nouvelles approches décisionnelles, en remettant l’être humain au cœur de toutes nos décisions et en redonnant à la technique sa place d’outil au service des progrès en humanité. Nous pouvons «remettre le génie dans sa bouteille» (22). Devant les défis qui nous attendent, qu’il s’agisse du domaine du médical, de l’informatique ou de l’intelligence artificielle, il nous faudra veiller à soumettre nos outils à un cadre qui ne permette pas à la Technique d’entraver ce qui fait de nous des êtres humains.

 

Illustration: l’artiste (et défenseur des droits cyborg) Neil Harbisson avec son antenne implantée
dans le crâne lui permettant de mieux voir les couleurs (photo Dan Wilton, CC BY-SA 4.0 Deed).

(1) Stéphane Lavignotte, Jacques Ellul, l’espérance d’abord, Lyon, Olivétan, 2012, p.20.

(2) Jacques Ellul, Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977 (Paris, Cherche-midi, 2012), p.88.

(3) Stéphane Lavignotte, op. cit., p.21.

(4) Transcendance, film de Wally Pfister (États-Unis, Royaume-Uni, 2014).

(5) Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, 1973 (Mille et Une Nuits, 2003), p.259.

(6) Voir le site IATranshumanisme.com (consulté le 3 avril 2020) qui définit ainsi le transhumanisme : « mouvement radical qui favorise la transformation de la condition humaine. Le transhumanisme cherche à développer les possibilités techniques qui nous permettrons (sic) de surmonter nos limites biologiques par les progrès technologiques ».

(7) Voir le documentaire Ces sourds qui ne veulent pas entendre, disponible sur Sourds.net, (consulté le 3 avril 2020).

(8) Matrix, film de Lana et Lilly Wachowski (États-Unis, Australie, 1999).

(9) Real Humans: 100 % humains, série télévisée de Levan Akin et Harald Hamrell (Suède, 2012).

(10) Blade Runner, film de Ridley Scott (États-Unis, 1984).

(11) 2001, l’odyssée de l’espace, film de Stanley Kubrick (États-Unis, Royaume-Uni, 1968).

(12) Jacques Ellul, Le bluff technologique, Paris, Fayard, 2012 (1988). Cependant, ces exemples sont datés. Jean-Luc Porquet a écrit en 2003 Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu, réédité en 2012, réactualisant l’absurdité technicienne décrite par notre penseur.

(13) George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, 2018 (1949).

(14) Philippe Grandcolas et Jean-Lou Justine, ‘Covid-19 ou la pandémie d’une biodiversité maltraitée’, The Conversation, 25 mars 2020 (consulté le 3 avril 2020).

(15) Par humain, j’entends l’être humain au sein de ses interactions avec le monde sensible. Il ne s’agit pas d’un être humain en soi qui serait désolidarisé des autres formes de vie.

(16) Ou technologie douce. Des initiatives se développent, et il conviendrait de les étudier et, si elles sont vraiment intéressantes en termes d’économies d’énergie, de les mettre en application à grande échelle. Voir par exemple le Low-Tech Lab.

(17) Je renvoie ici aux réflexions de Patrick Chastenet dans ‘Confinement : “Nous sommes tous touchés mais pas de la même manière”’, Réforme, 27 mars 2020 (consulté le 3 avril 2020).

(18) IRL = In Real Life, dans la vie réelle, c’est à dire que ces contacts deviennent souvent l’occasion de rencontres en dehors du champ du virtuel. Ces réseaux deviennent alors de véritables moyens de socialisation.

(19) Her, film de Spike Jonze (États-Unis, 2013).

(20) Framasoft (consulté le 23 mai 2020).

(21) GNU (consulté le 23 mai 2020).

(22) Expression utilisée par Aaron Peskin, membre du conseil municipal de San Francisco, lorsque la décision a été prise d’interdire la vidéosurveillance à reconnaissance faciale sur l’ensemble de son territoire. Voir Tous surveillés, 7 milliards de suspects, film documentaire de Sylvain Louvet (France, 2019; consulté le 24 mai 2020).

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