Technique, liberté, morale - Forum protestant

«Parce que c’est difficile, cela vaut la peine d’en parler.» Dans cette tribune publiée en 1988, André Dumas tente d’expliquer pourquoi «le protestantisme a pris des positions très différentes de celles du catholicisme sur toute une série de questions touchant à la sexualité». Des positions qui «ne sont nullement un laisser-aller au laxisme morne, mais un appel à la responsabilité», aux «égards envers l’autre, au cœur de l’amour». Car «des techniques, en elles-mêmes, on ne peut pas attendre une morale».

Texte publié dans le numéro 2015/2 de Foi&Vie (André Dumas, une éthique pour aujourd’hui).

 

Ce texte de 1988 est la dernière tribune qu’André Dumas fait paraître dans ‘Le Monde’. Si on a pu insister à juste titre sur son engagement œcuménique, ce texte montre que cela ne l’empêche pas d’être critique sur les positions de l’institution romaine. Lui qui a commencé cet échange dans le souffle de Vatican II, il est très critique sur les positions de Jean-Paul II et cela dès 1981. On peut même faire l’hypothèse que cette démarcation du point de vue catholique, l’énonciation d’une voix propre au protestantisme – couplée à une vraie compétence sociologique et humaine sur les sujets – est ce qui lui donne une audience. Dans ce texte, il s’inquiète «que le catholicisme de la fin du vingtième siècle ne s’enferme dans un nouveau syllabus contre les techniques modernes touchant à la sexualité et que ses interdits ne convainquent pas, même chez les catholiques, par erreur de prohiber des techniques au lieu d’insister sur l’amour humain, à l’image de Dieu, qui nous a fait libres, pour que nous ayons des égards d’amour les uns envers les autres». Le discours de Jean-Paul II à Kampala où il propose aux jeunes africains la chasteté et la fidélité face au sida lui donnera malheureusement raison. Dans ce texte, André Dumas montre une fois de plus sa démarche originale. Contre une insistance sur le moralisme, il prend les réalités dans leur complexité et propose de joindre la responsabilité immédiate – le préservatif qui protège l’autre – avec des vertus plus générales puisées dans sa lecture de la Bible. Il cite ainsi les «trois fées qui veillent sur l’amour: le désir, la tendresse et la constance». Les deux mots qui rythment le texte sont la responsabilité et l’amour: comment mieux dire l’éthique d’André Dumas entre poétique et sagesse pratique? (Stéphane Lavignotte)

 

Le protestantisme a pris ces dernières années des positions très différentes de celles du catholicisme sur toute une série de questions touchant à la sexualité. Il a soutenu la contraception, pour que les enfants soient désirés et non pas, dans certains cas, seulement subis. Il a soutenu la loi sur l’interruption volontaire de grossesse pour mettre fin au fléau social de l’avortement clandestin, quand la détresse l’emporte sur l’espoir. Et je suis convaincu qu’il soutient aujourd’hui la campagne publique en faveur des préservatifs masculins, quand il s’agit de lutter contre l’extension du Sida, cette maladie qui réactive les peurs anciennes, dont notre société médicalisée se croyait, bien à tort, délivrée.

Une clarification est nécessaire pour deux raisons: d’abord expliquer pourquoi les options protestantes ne sont nullement un laisser-aller au laxisme morne, mais un appel à la responsabilité, à ce que j’appellerais volontiers les égards envers l’autre, au cœur de l’amour. Ensuite, espérer que les médias et les journaux cessent de parler massivement de l’Église, quand il s’agit seulement du catholicisme romain. Les pays latins se sont ici habitués à un monopole linguistique, qui n’a pas cours ailleurs et qui est faux.

Les techniques luttent contre les menaces de la nature. Par exemple, elles luttent contre l’excès de la fécondité naturelle. Quand celle-ci menace la santé ou le bonheur d’un couple, la démographie et l’économie d’un peuple. Mais elles luttent aussi contre la stérilité, quand celle-ci pourrait être vaincue par un détour technique, nouvellement découvert. Aujourd’hui, il s’agit de lutter contre l’extension d’un virus, qui détruit les défenses immunitaires de l’homme et qui est, dans l’état actuel des recherches, inguérissable. Des techniques, on peut donc attendre des secours et des recours même limités.

Mais des techniques, en elles-mêmes, on ne peut pas attendre une morale, ce qui n’est en rien un reproche, mais un honnête constat. Soyons simples: le permis de conduire n’est pas une autorisation, encore moins une incitation à écraser son prochain. La contraception n’est en rien une invitation au vagabondage sexuel sans lendemain. L’insémination artificielle n’est pas désormais la possibilité d’avoir des enfants sans deux parents. Et la campagne publique pour lutter contre l’extension du Sida est encore moins une sollicitation à la débauche.

La morale dépend de l’usage que la liberté de l’homme en fait et, comme il s’agit de sexualité, il n’y a qu’un mot à dire: l’amour, l’amour de l’autre, le lien entre la sexualité et l’amour, et non pas le lien, lien formel d’ailleurs, lien trop biologique pour être moral, que l’on a voulu établir, et maintenir, contre vent et marée, entre la sexualité et la procréation. La crainte d’avoir des enfants n’est pas le gendarme chargé de surveiller la moralité humaine, car les enfants ne sont pas une obligation, ni une excuse à la sexualité, mais la grâce et la couronne données à l’amour. Il y a trois fées qui veillent sur l’amour: le désir, la tendresse et la constance. Il n’est pas sûr qu’elles soient toujours présentes et toujours éveillées. Mais là, et là seulement, est la morale, non pas dans l’interdiction des techniques, ni dans la suspicion portée à l’avance sur leurs éventuelles conséquences.

Il n’est pas facile de trouver le ton juste pour parler de la sexualité, surtout à autrui et aux foules. Le ton technique est utile pour savoir de quoi on parle et ne pas se mettre à relier, par exemple, la prévention contre la diffusion du Sida et la contraception, comme si l’arrivée du Sida était une sorte de vengeance maléfique, à retardement, contre la liberté de la contraception. La première tâche de la foi chrétienne aujourd’hui est de ne pas céder un pouce de terrain à la résurgence de l’obscurantisme. Un mot que je préfère, dans mon exécration, à intégrisme, où me plaît la racine: intégrité.

 

La pratique des égards amoureux

Le ton sociologique est flou: comment circonscrire une population, dite à hauts risques, même si indéniablement il peut y avoir et il y a dans le Sida une sérieuse sonnette d’alarme contre toute sexualité impersonnelle et par là même déshumanisée?

Le ton moral enfin hésite souvent lamentablement entre les interdictions publiques et les indulgences privées, avec le vilain mot de casuistique.

Il me semble que mettre un préservatif, c’est pratiquer un égard envers la personne que l’on aime, ou même seulement que l’on fréquente, si la situation n’est pas sûre. Pendant longtemps, avec la pilule, ce furent les femmes seules qui eurent à pratiquer les précautions que j’ai appelées intentionnellement les égards. Maintenant, c’est au tour des hommes, sans que les dames s’esbaudissent, ni que les messieurs s’assombrissent, ridiculement.

Pour parler de la sexualité, il faut un ton clair et délicat, sinon, les jeunes, à juste titre, demeurent soit sceptiques, soit choqués. Est-ce impossible en France, où nous parlons tant de communication, sans savoir la pratiquer? Pourvu que l’accent soit mis sur les égards amoureux et non sur les techniques condamnées.

En fait, depuis la Réforme, le protestantisme et le catholicisme sont opposés sur plusieurs points, touchant à la fois à la sexualité et à l’Église: le mariage des pasteurs, la non-inclusion du mariage parmi les sacrements, effectués en mémoire et en présence de Jésus-Christ, du coup la possibilité d’une bénédiction de Dieu sur un second mariage, après l’échec, toujours douloureux, du premier. Tout cela est connu.

Mais maintenant, j’ai peur que le catholicisme de la fin du vingtième siècle ne s’enferme dans un nouveau syllabus contre les techniques modernes touchant à la sexualité et que ses interdits ne convainquent pas, même chez les catholiques, par erreur de prohiber des techniques au lieu d’insister sur l’amour humain, à l’image de Dieu, qui nous a fait libres, pour que nous ayons des égards d’amour les uns envers les autres.

Dès l’été 1986, le comité central du Conseil œcuménique des Églises a approuvé un long document à propos du Sida, intitulé L’Église, une communauté de guérison, insistant pastoralement sur deux points: le Sida n’est pas une punition de Dieu sur ceux qui en sont atteints, même s’il est un avertissement pour nous tous contre la dissociation entre la sexualité et l’amour personnel. Il n’y a pas à isoler les sidaïques dans des ghettos, comme on le faisait pour les lépreux au temps de Jésus.

Le 19 mars 1987, le conseil de la Fédération protestante de France a fait une déclaration sur Biologie et éthique, dont j’extrais quelques lignes, bien qu’il s’agisse en fait, de l’approbation de l’insémination artificielle et non pas du Sida:

«Les nouvelles techniques sont, comme toutes les entreprises humaines, sous le double signe de la tentation et de la promesse. La meilleure parabole en est celle d’une ‘croissance’ qui mêle le bon grain et l’ivraie… Nous sommes responsables: non pas égoïstement maîtres, mais responsables devant les autres, responsables devant l’enfant, responsables devant Dieu. Cette responsabilité traverse toute l’ambivalence de la situation humaine et aide à ne pas arracher le bon grain avec l’ivraie».

J’ai attendu pour terminer cet article de regarder la très bonne émission sur La sexualité des Français, vingt ans après mai 1968, passée sur Antenne 2 le lundi soir 21 novembre. C’est vrai qu’il est difficile de trouver les mots justes pour parler de la sexualité et aussi du Sida. Il faut être clair et donc se familiariser avec les termes scientifiques, mais aussi poétiques, c’est-à-dire évocateurs et pas seulement descriptifs. C’est vrai que les sondages trompent, car les questionnés mentent, pour exagérer leurs prouesses et masquer leurs échecs. C’est vrai qu’il y a, à tout âge, une soif de tendresse et une espérance de fidélité. C’est vrai qu’on tâtonne pour alerter, sans manipuler la peur, qui rend d’ailleurs incrédules, surtout les jeunes. C’est vrai que la spontanéité, qui est l’élan du cœur et du corps, a un certain mal à se marier avec des intrusions techniques. Parce que c’est difficile, cela vaut la peine d’en parler.

Il reste un dernier mot tabou: la morale, alors qu’en fait toute l’émission lui a été consacrée. Pourquoi? Sans doute parce qu’elle est devenue synonyme, dans l’opinion publique, d’oppression extérieure et de malheur intérieur. Nous sommes décidément des déracinés de la Bible, où l’observation libre des commandements de Dieu est le chemin du bonheur, avec le renouveau du pardon, qui enlève, efface, oublie les gâchis, que nous vivons tous aussi.

 

Illustration: le pape Jean Paul II lors de son voyage en Pologne de juin 1987.

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