Libre, enfin libre ! - Forum protestant

L’historienne et auteure Valentine Zuber a fait des questions de liberté, de tolérance et de laïcité l’axe majeur de ses travaux de recherche. Au cours de cet entretien avec Jean-Luc Gadreau sur Solaé, elle apporte un éclairage sur ces principes fondateurs, les appréhendant autant dans leur dimension sociétale que dans leur aspect religieux, en lien avec les valeurs chrétiennes et en particulier protestantes.

Écouter l’émission Solaé Le rendez-vous protestant (18 juin 2023, présentée par Jean-Luc Gadreau et réalisée par François Caunac).

 

Jean-Luc Gadreau: Mon invitée du jour est Valentine Zuber, professeure d’université, directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études, titulaire de la chaire de Religion et relations internationales, membre statutaire du laboratoire de recherche Histara et membre associée du groupe Sociétés religions laïcités (GSRL). Nous parlerons évidemment de liberté, de tolérance, de laïcité.

La liberté: un simple mot et pourtant doté de tant de résonnances, si important pour l’existence humaine, pour le vivre ensemble, mais également dans la foi chrétienne, protestante notamment. Ce thème de la liberté, Valentine Zuber, vous en avez fait le fil rouge de vos recherches?

 

Valentine Zuber: Ce thème a été le fil rouge puisque je l’ai étudié à travers l’histoire: l’histoire terrible de la conflagration religieuse et guerrière du siècle des Réformes d’abord, puis dans les siècles suivants où apparaît petit à petit cette réflexion sur la tolérance nécessaire, à la fois civile et religieuse, et enfin à travers l’irruption de la liberté au moment de la Révolution française, avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

 

Jean-Luc Gadreau: Les Droits de l’homme marquent une étape importante dans l’histoire humaine?

 

Valentine Zuber: Oui, je pense que c’est fondamental: un énorme tournant dans l’histoire de l’humanité et qui est apparu à peu près au même moment dans deux espaces très différents, l’Amérique et la France, avant d’envahir le reste du monde.

 

«Cette laïcité est synonyme de liberté»

Jean-Luc Gadreau: En France, il y a aussi évidemment ce mot laïcité, qui fait partie de vos recherches, et qui revient très souvent dans le discours, dans le dialogue – parfois même un peu comme un couperet, d’ailleurs – et qu’on utilise à toutes les sauces, avec souvent une mauvaise utilisation du terme (me semble-t-il). Pour vous, que représente-t-il? Comment faut-il l’entendre? Comment, peut-être, faut-il le vivre?

 

Valentine Zuber: Avant toute chose: je suis plutôt historienne de formation. J’ai donc tracé, retracé et réétudié toute la progression de cette laïcité, d’abord en France et puis dans d’autres pays comme les États-Unis par exemple, où on trouve une laïcité très ancienne et remarquable à certains égards. Mais cette laïcité, pour moi, est synonyme de liberté. C’est un principe. Un principe politique qui s’incarne dans une législation, mais un principe qui permet la liberté: la liberté individuelle à travers la liberté de conscience, et la liberté collective pour toutes les confessions ou convictions (que ce soit donc dans l’espace privé ou dans l’espace public).

 

Jean-Luc Gadreau: Et c’est aussi là que le religieux intervient. Mais pas que…

 

Valentine Zuber: Oui, bien sûr. La laïcité est née d’un besoin de gestion d’un pluralisme, et ce pluralisme a finalement été reconnu dans la société française (parfois de manière inégalitaire entre les différentes convictions). Le principe de laïcité, à travers la loi de séparation des Églises et de l’État, acte une chose très importante: l’État est incompétent en matière philosophique, théologique, et les religions doivent s’abstenir d’empiéter sur le domaine de l’État. C’est pour cette raison que la loi est dite «de séparation». Cela garantit la liberté des uns et des autres dans l’espace public: celle de l’État, de la chose publique, et celle des différentes religions.

 

Jean-Luc Gadreau: Vous êtes d’accord avec moi quand je dis que le mot laïcité est souvent utilisé comme un couperet?

 

Valentine Zuber: Malheureusement oui, on en fait trop souvent un règlement, une sorte de règlement intérieur de ce que doivent ou peuvent faire les religions dans l’espace public. Or ce n’est pas l’esprit de la laïcité qui est d’apaiser les situations éventuellement conflictuelles dans la société par une neutralité et une impartialité garanties de l’État, mais également par le fait que l’État se fait aussi le protecteur des différentes conceptions de pensée présentes dans la société, sans en privilégier aucune.

 

Des rapports «étroits et un peu conflictuels» avec le christianisme

Jean-Luc Gadreau: Les protestants ont été impliqués historiquement dans la mise en place de ce principe…

 

Valentine Zuber: Oui, les protestants ont été largement impliqués dès le début, dès la Révolution française. On se souvient du discours du pasteur Rabaut Saint-Etienne à l’Assemblée nationale qui disait: «Ce n’est pas la tolérance que je vous réclame, c’est la liberté». À la fin du 19e siècle, sous la IIIe République, beaucoup de collaborateurs protestants dans les ministères républicains ont pesé sur cette compréhension d’une société pluraliste. Évidemment, la société française était alors factuellement à 80% catholique mais ces minorités importantes, qu’elles aient été protestantes ou juives (et maintenant musulmanes), ont fait que la France n’est plus monocolore confessionnellement et qu’il faut donc, par la valeur d’égalité qui est dans notre devise, prendre en compte les différentes convictions qui s’expriment.

 

Jean-Luc Gadreau: Le pasteur Martin Luther King avait prononcé ces mots «Libre, enfin libre» en clôture de son fameux discours du 28 août 1963 à Washington (celui du «I have a dream»). Quels sont les rapports historiques entretenus entre le christianisme et les droits de l’homme?

 

Valentine Zuber: Ils sont à la fois étroits et un peu conflictuels, parfois. Disons que la philosophie des droits de l’homme s’est historiquement développée à partir d’une certaine éthique chrétienne, avant de s’en détacher. Les religions ont parfois rechigné à admettre la variété des différents droits humains qui ont été garantis par la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948, par exemple. Les Églises ont ainsi dû se positionner face à ce système international qui, sous l’impulsion américaine (et des vainqueurs en général), s’est développé assez rapidement après la Seconde Guerre mondiale. Des religions ont eu du mal à s’adapter à certains domaines et à accepter toutes les implications liées. Je pense en particulier à tout ce qui concerne les problèmes de morale sexuelle, de conjugalité, de contraception voire d’avortement et puis, plus récemment, les mariages de même sexe.

 

Jean-Luc Gadreau: La question religieuse apparaît souvent lorsqu’on aborde ce type de questionnement.

 

Valentine Zuber: Cela ne signifie pas pour autant que les religions ne sont pas, elles aussi, porteuses de ces droits de l’homme. Les Églises, les convictions, sont en grande partie en adéquation avec les droits de l’homme même si, c’est vrai, elles sont plus timorées sur certains sujets et peuvent véhiculer des traditions moins libérales. Mais un dialogue s’instaure puisqu’à notre époque, de toute façon, la loi civile s’impose à tous. Les lois religieuses sont obligées de s’adapter ou en tout cas d’accepter le fait que, dans la société, c’est la loi civile qui prédomine.

 

Jean-Luc Gadreau: Dans l’Histoire, l’Église n’a pas toujours été le bon exemple sur ces questions de liberté, de droit humain. Je repense par exemple (puisque nous venons de parler de Martin Luther King) à la question raciale ou à l’esclavagisme.

 

Valentine Zuber: Concernant les protestants, on garde aussi en mémoire des procès qui ont été connus par l’intermédiaire de Voltaire – un philosophe qui n’était d’ailleurs pas particulièrement protestant. L’affaire Calas, l’affaire Sirven, l’affaire du chevalier de La Barre sont évidemment des négations de la liberté individuelle, portées par une Église institutionnalisée entretenant des liens beaucoup trop forts avec le gouvernement civil.

 

Jean-Luc Gadreau: D’ailleurs, est-ce que ça n’est pas souvent le souci quand les liens sont trop forts?

 

Valentine Zuber: Tout à fait. C’est pour cela que la laïcité et la séparation entre ce qui relève du temporel et ce qui relève du spirituel sont particulièrement précieuses pour la conservation de la liberté. C’est qu’il ne peut plus y avoir – du moins, on l’espère – de collusion théologico-politique entre un État et une religion particulière qui le justifierait, ou, entre une religion dominante et les forces de l’État qui l’appuieraient.

 

«Je suis très allergique aux règlements»

Jean-Luc Gadreau: Dans Solaé, nous avons toujours rendez-vous avec la Parole et nous nous intéresserons cette fois-ci aux propos de l’apôtre Paul aux Galates (Galates 5, 1-6).

 

1C’est pour la liberté que Christ nous a affranchis. Demeurez donc fermes, et ne vous laissez pas mettre de nouveau sous le joug de la servitude.

2Voici, moi Paul, je vous dis que, si vous vous faites circoncire, Christ ne vous servira à rien.

3Et j’affirme encore une fois à tout homme qui se fait circoncire, qu’il est tenu de pratiquer la loi tout entière.

4Vous êtes séparés de Christ, vous tous qui cherchez la justification dans la loi; vous êtes déchus de la grâce.

5Pour nous, c’est de la foi que nous attendons, par l’Esprit, l’espérance de la justice.

6Car, en Jésus Christ, ni la circoncision ni l’incirconcision n’a de valeur, mais c’est seulement la foi qui est agissante par l’amour.

 

Avec ce texte, on pourrait parler d’une sorte d’hymne à la liberté qui y associe avec insistance une dimension de foi, un rapport à la loi qui est aussi contesté. Dans un contexte bien entendu particulier, comment comprenez-vous ces versets, ce texte, ces mots de l’apôtre Paul?

 

Valentine Zuber: Ils sont pour moi extrêmement libérateurs car, un peu trop souvent, les hommes et les femmes – et en particulier les croyants et les croyantes – pensent que pratiquer une religion c’est pratiquer une recette, avec des interdits, des recommandations, des gestes… Or pour moi, le règlement ne peut pas être premier et ce texte l’illustre magnifiquement. Je pense que c’est la conscience de l’homme qui doit prendre ses responsabilités. Dans l’espérance de la foi et de l’amour et dans la pratique de l’amour se trouve le chemin véritablement humain. Je suis très allergique aux règlements qui peuvent tout prévoir mais qui finalement dessèchent tout chemin de vie.

 

Jean-Luc Gadreau: C’est peut-être le sens profond de la grâce, finalement?

 

Valentine Zuber: Oui. Cette grâce à laquelle je crois profondément allège la vie – car cela ne nous exonère évidemment pas de faire de notre mieux, comme diraient les scouts! L’important est d’avoir une bonne vie et d’exercer ce qu’on doit faire et ce qu’on songe devoir faire jusqu’au bout, de la manière la plus honnête possible.

 

Jean-Luc Gadreau: Une question peut-être un peu plus intime: comment en vient-on à se passionner pour la liberté? Qu’est-ce qui peut être déclencheur du choix de cette voie de recherche dans la vie d’une femme comme vous?

 

Valentine Zuber: Vous avez raison, il y a toujours une cause personnelle à tout choix, et en particulier dans le choix professionnel. Le thème de la liberté, je ne l’ai évidemment pas tout à fait choisi par hasard. Je suis d’une génération qui a bénéficié des acquis du féminisme des années 1970, je n’ai pas eu à me battre pour cela. Mais c’est vrai que j’ai toujours voulu choisir ma vie et que je me suis quand même battue contre des moulins qui étaient encore efficaces à mon époque. Je suis très passionnée par cet élan de liberté actuel et ce renouveau du féminisme qui veut aller sur le chemin de la vraie liberté pour toutes les femmes et sur celui de l’égalité.

 

«Une emprise de l’État de plus en plus forte»

Jean-Luc Gadreau: Vous évoquez des choses positives. À l’inverse, avez-vous parfois le sentiment qu’actuellement la liberté est en danger?

 

Valentine Zuber: Oui. Je ne pense pas que ma liberté à moi soit concernée car, comme je vous le disais, j’ai atteint un certain âge, une maturité, et je suis très heureuse de ma situation personnelle. Mais on voit constamment des signes (et, sans parler des pays autoritaires, pas seulement dans ces démocraties dites libérales) d’une emprise de l’État de plus en plus forte, y compris dans le domaine privé. Cela peut avoir des bons aspects comme pendant la pandémie, avec la gestion du vaccin. Mais cela peut avoir aussi des aspects beaucoup plus sombres et je suis très inquiète des dérives policières par exemple, ainsi que de la manière dont on traite les migrants comme des sous-humains. On peut remarquer que la législation sur la sécurité est en inflation constante, et ce depuis trente ou quarante ans. On se fait moins confiance et donc la sécurité devient presque le souhait de tous. Moi, je choisis plutôt la liberté.

 

Jean-Luc Gadreau: Avez-vous actuellement des projets, des sujets que vous travaillez davantage?

 

Valentine Zuber: Je vais écrire un petit essai pour Labor et Fides qui devrait paraître l’année prochaine et qui s’intitulera Les Droits de l’homme: qu’est-ce que ça change? Ce sera beaucoup plus personnel, cela ressemblera moins à un essai historique; j’y éprouverai mes idées sur la liberté et les libertés individuelles.

 

Jean-Luc Gadreau: Pour revenir à ma précédente question, auriez-vous des recommandations pour faire en sorte que cette liberté soit moins en danger? Qu’est-ce qui vous semble important?

 

Valentine Zuber: Il me semble important que les gouvernants fassent confiance. Je pense que cela aiderait beaucoup à l’apaisement du climat actuel où les citoyens comme vous et moi font de moins en moins confiance aux politiques, mais où les politiques semblent aussi se jouer de nous. Pour une confiance renouvelée, cette liberté doit être garantie et surtout appliquée à toutes et à tous.

 

Jean-Luc Gadreau: J’aimerais ajouter, pour rebondir sur la question des migrants que vous évoquiez, qu’un très beau film a été primé par le Jury œcuménique au festival de Cannes, The Old Oak, de Ken Loach, qui raconte une magnifique histoire de migrants en Angleterre, où la force du collectif est déterminante. Il va sortir en septembre et je le recommande. J’aimerais aussi rappeler la possibilité d’aller plus loin dans votre travail par le biais des nombreux livres que vous avez écrits, soit seule, soit dans des collectifs. J’en citerai quelques-uns: L’Origine religieuse des droits de l’homme chez Labor & Fides, Femmes et religions en Méditerranée chez Hermann, Le Culte des droits de l’homme chez Gallimard et enfin la sortie toute prochaine, sous forme d’une réédition en poche, de La Laïcité en débat aux éditions Cavalier bleu.

Transcription réalisée par Pauline Dorémus.

Illustration : La Liberté guidant le peuple, 1830, Eugène Delacroix, Musée du Louvre (Source: Wikimedia Commons, domaine public).

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