Dieu, le monde et la théologie (1): « Les sciences humaines fatiguent »
«La vérité ne s’impose plus», écrivait Derrida qui théorisa la révolution à l’œuvre dans les sciences humaines entre les années 1950 et 1980. Une révolution dont les effets se font toujours sentir et ici analysée par un témoin aux premières loges, le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel, premier à intervenir lors de la soirée publique des Rendez-vous de la pensée protestante à Montpellier le 9 mars.
Visionner la soirée publique du 9 mars 2024 sur la chaîne YouTube des Rendez-vous de la pensée protestante.
Madeleine Wieger: Bienvenue dans cette soirée publique qui va clore notre longue journée de travail et est l’occasion pour nous à la fois de prolonger la réflexion sur le thème qui nous a occupé et d’adopter un regard un peu décalé. Le thème de nos débats est Dieu, le monde et la théologie. Nous nous sommes interrogés toute la journée sur la manière dont, en tant que théologiens, nous lisons le monde et nous lisons Dieu. Et surtout sur la manière dont nous les mettons en rapport. Ce soir, nous allons demander à nos deux experts de porter leur regard quelque peu extérieur sur la manière dont fonctionne le geste que le théologien pose face au monde.
Je suis heureuse d’accueillir Jean-Louis Schlegel et Dominique Collin. Chacun va présenter sa propre perspective avant d’entrer en discussion. Jean-Louis Schlegel prendra la parole en premier et va nous apporter son regard de philosophe et surtout de sociologue des religions pas peu familier de la théologie par ailleurs puisqu’il nous vient du catholicisme, ce qui est une deuxième manière de décaler le regard par rapport à nos débats. Il a été le directeur de la rédaction de la revue Esprit et travaille sur la jonction entre sciences humaines et religion.
Jean-Louis Schlegel: Si je ne suis pas théologien, j’ai effectivement dans ma vie quelque peu pratiqué la théologie. Je suis sociologue des religions et je pratique donc aussi une science humaine et sociale, c’est-à-dire que je lis le monde et dans le monde aussi les croyances de ce monde. C’est une pratique au sein d’une discipline propre avec toute la filière des savoirs, recherches et enseignements universitaires que cela implique.
Un tournant capital en ce qui concerne les méthodes et les postures intellectuelles s’est produit en France pendant les années 1950 et 1960 avec l’entrée en scène du structuralisme. Que ce soit en ethnologie, psychanalyse, sociologie … tout le monde s’est mis à faire du structuralisme mais surtout en linguistique qui a été un moment donné la science reine et où ces nouvelles méthodes abordaient autrement les objets humains, qu’ils soient individuels, sociaux ou sociétaux. Ce tournant sera théorisé dans les années 1980 par Jacques Derrida, qui avait été marqué par Heidegger et Nietzsche.
Qu’est-ce qu’il y avait avant ?
Qu’est-ce qui a précédé ce tournant méthodologique du structuralisme ? Comment vivait et réagissait le monde intellectuel dans l’entre-deux-guerres et dans l’immédiat après guerre ? Les chercheurs et les spécialistes même les moins religieux, les plus sécularisés ou athées restaient foncièrement dans une perspective humaniste. Puisqu’on s’intéressait à l’être humain, on était humaniste et ouvert en ce sens à la discussion avec les mondes des valeurs et du sens, y-compris du sens religieux: catholique, protestant, juif… Réciproquement, le monde religieux (les Églises chrétiennes et le judaïsme) n’était pas absent non plus des sciences humaines. On le voit déjà par exemple avant la Grande Guerre pour la première sociologie des religions avec Durkheim. Également ensuite avec Gabriel Le Bras, fondateur de cette discipline en France et qui s’est beaucoup intéressé à la sociologie des pratiques religieuses. Dans sa tête (même s’il paraît qu’il était plutôt agnostique), il venait au secours de l’action pastorale de l’Église catholique. Il y avait l’idée que la sociologie pouvait apporter des éléments intéressants aux pasteurs, aux catéchètes, qu’il y avait donc une coopération possible.
En 1946, il y a eu à Paris un célèbre débat sur le péché qui réunissait du côté agnostique ou athée des gens comme Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Merleau-Ponty ou Jean Paulhan, du côté croyant surtout des catholiques comme Gabriel Marcel, Louis Massignon, Jean Daniélou (qui sera plus tard cardinal) ou Maurice de Gandillac. Ce qui veut dire qu’en 1946, de grands intellectuels croyants et incroyants français pouvaient encore se parler à propos du péché et du mal, qu’ils partageaient des valeurs ou des convictions humanistes sur la liberté humaine. Parce qu’ils croyaient encore à la liberté, et même à la liberté absolue si vous prenez le cas de Sartre. À cette époque-là, le marxisme lui-même (philosophie dominante de l’Université et des milieux intellectuels) ne faisait pas exception et se prétendait un humanisme comme l’existentialisme et le christianisme. Ces humanismes s’opposaient mais tout le monde était humaniste et le revendiquait: pour Henri Lefebvre, le marxisme était un humanisme; il y avait L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre et côté catholique, c’était le christianisme qui était Humanisme intégral pour Jacques Maritain.
Vers les années 1960, une nouvelle donne des sciences humaines
Tout cela va changer dans les années 1960. Devenues structuralistes, les sciences humaines et sociales vont perturber ce schéma et bouleverser le paysage intellectuel. Jusqu’en 1968, je faisais du latin et du grec et puis on m’a dit que faire de la linguistique structurale était si important ou intéressant que je suis passé des lettres classiques à une maîtrise de linguistique structurale en 1969. Pour le structuralisme, le monde humain et symbolique tout entier est structuré comme un langage d’après des codes inconscients qui échappent au sujet humain. Tout notre langage est structuré de façon inconsciente et ce sont les oppositions pertinentes dans la structure qui le constituent. Pour reprendre les expressions de l’époque, nous sommes parlés et on voit les rapprochements possibles avec la psychanalyse. La conséquence est surtout qu’il n’y a plus lieu de s’occuper d’un sujet psychique, social, ou religieux. Les intentions ou les convictions du sujet, le religieux et même la littérature n’ont pas beaucoup d’importance pour expliquer les choses.
En 1966, Michel Foucault parle dans Les mots et les choses de la «mort du sujet», une expression qui fera date et florès. Il veut surtout dire que le sujet conscient, libre, n’est au fond pas grand-chose. Beaucoup nous échappe alors que nous croyons être maîtres du jeu. La pensée structurale s’applique partout: en psychanalyse où l’inconscient est structuré comme un langage, en ethnologie avec les Structures de la parenté de Claude Lévi-Strauss, et dans toutes sortes d’autres domaines. La signification sort des structures et ce sont elles qu’il faut mettre au jour pour connaître les fonctionnements humains de toutes sortes: structures linguistique, psychologique, sociale, historique, anthropologique, littéraire… Étudier la naissance d’un texte à l’époque, c’était encore étudier le moment où il avait été composé, l’intention de l’auteur… Cela était utile, mieux valait le savoir mais cela devenait secondaire par rapport à la mise au jour de sa structure cachée, de ce qui faisait sa permanence structurelle et finalement ce qui faisait l’œuvre elle-même. Selon la discipline, les problèmes n’étaient pas les mêmes mais toutes ont amorcé des tournants. On parle ainsi de tournant linguistique de la philosophie par exemple. Entre parenthèses, quand j’ai fait de la linguistique structurale, Ricœur (qui a fait de la résistance par rapport à cela) et aussi Michel de Certeau m’ont sauvé parce qu’ils introduisaient une dimension totalement absente de mes études universitaires.
Autre exemple avec l’histoire. Jusque dans les années 1960, la chronologie était essentielle. L’histoire du passé était l’histoire des événements dans leur succession chronologique. À partir de ce qu’on a appelé la nouvelle histoire, ce qui devient au contraire essentiel est d’étudier l’histoire comme un moment ou de manière transversale, synchronique. Les événements deviennent alors secondaires: il faut bien sûr les connaître et c’est même important mais le but de la discipline historique est de reconstituer des structures économiques et sociales, une culture dans ses multiples strates, l’histoire des mentalités, c’est-à-dire un état d’esprit collectif à un moment donné, ce qui faisait à un moment donné une structure consistante complexe d’une époque. Cette histoire paraît plus explicative, plus riche que la simple chronologie qui donne implicitement aux événements historiques le rôle le plus important. La structure s’oppose aux événements et on parle désormais de synchronie, mot qui a fait florès: l’état d’un système structuré à un moment du temps. À l’opposé, il y a la diachronie: passage d’un état du système à l’autre. Ces deux mots sont devenus les mots importants de la méthode. Le remplacement d’un système global, autrement dit le changement des codes qui structurent les savoirs et les mentalités est beaucoup plus intéressant que la succession des événements. On pourra dire aujourd’hui par exemple qu’il y a eu un gros changement à la fin des années 1960, lorsque l’on a quitté une société encore très normative au profit de la nouvelle société individualiste, consumériste dans laquelle nous sommes toujours aujourd’hui.
Les conséquences pour la question religieuse
Qu’est-ce que cela a eu comme effet sur la question religieuse, sur la question de Dieu et du monde? Toutes ces sciences (linguistique, psychologie, psychanalyse, sociologie, ethnologie…) ont avant tout une fonction heuristique. Elles doivent comprendre des fonctionnements: groupes, institutions modernes ou traditionnelles, production sociale et symbolique des peuples, des individus, des communautés, des sociétés… Rien de plus: on décrit des fonctionnements et il n’y a pas de sens à en déduire. D’une certaine manière, il n’y a pas de philosophie ni de sens de l’histoire. On n’étudie pas le sens des religions mais leur fonctionnement. On va dire par exemple que le catholicisme est une religion très fortement structurée autour de la figure du prêtre, qu’il s’agit foncièrement d’une religion sacerdotale mais aussi sacramentelle puisque le prêtre est l’homme des sacrements. C’est ce qui intéresse éventuellement le sociologue des religions s’il fait une comparaison entre catholicisme et protestantisme en tant que systèmes. Nous sommes encore tout à fait là dedans aujourd’hui pour toutes sortes de raisons dont le rapport de la CIASE en 2021 sur les abus sexuels dans l’Église catholique.
Ce qui est encore plus important est qu’à partir des années 1960, on ne discute plus comme en 1946 avec les producteurs de sens que sont les religions et leurs intellectuels. Un bon analyste de cette époque a écrit que «la posture scientifique adoptée par les nouvelles sciences de l’homme ne considère pas la religion comme un possible interlocuteur mais seulement comme un objet d’étude parmi d’autres». On peut certes encore faire un débat entre religieux et scientifiques car il y a des scientifiques qui restent religieux et croyants, des religieux qui sont scientifiques. Mais ce sont des options personnelles: si ce débat a lieu, il sera entre scientifiques, ou entre religieux, entre théologiens… et le sens ultime que chacun donne à sa vie devient l’énoncé de convictions individuelles, lesquelles sont avant tout un faire, un comportement. La question est celle de l’écart entre un dire et un faire, de l’écart signifiant par rapport aux lois trop connues et trop prévisibles de l’institution.
Mais démonter des comportements, des fonctionnements sociaux, des structures psychologiques, des systèmes symboliques n’est évidemment pas neutre. On n’est pas dans la «neutralité axiologique» ou la neutralité des valeurs dont parlait Max Weber: les sciences humaines et sociales sont toujours une critique au moins implicite et parfois extrêmement explicite. Je l’ai ressenti tout de suite (et je n’étais pas le seul) en faisant de la linguistique en 1969: il s’agit toujours d’une critique des illusions individuelles et sociales, des apparences pour ainsi dire, un travail de vérité ou de vérification qui débusque les faux-semblants du discours et de l’action. C’est en ce sens-là une déconstruction du sens qui s’oppose presque littéralement et de face à toute approche herméneutique.
Quiconque pratique l’herméneutique aborde son sujet de recherche avec une certaine empathie: il s’agit de le comprendre dans ses multiples dimensions et de se l’approprier pour éventuellement le retraduire, particulièrement pour les textes anciens et modernes, et notamment la Bible. On s’installe dans une forme de proximité pour décrypter le sens et le prolonger dans un nouvel univers de sens. Jacques Derrida écrivait lui à l’époque: «La déconstruction est une pensée de la différance» (1), donc un principe de différenciation qui «se passe de la vérité comme de l’illusion. Elle nous installe dans l’allusion sans fond et sans fin. Bien entendu, Il faut encore la vérité, mais la vérité ne s’impose plus. Autrement dit, elle devient indécidable». C’est une position brutalement agnostique par rapport à tout sens possible et imaginable. Jean Greisch, professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris, a écrit à propos de Derrida que la déconstruction impliquait une lecture «malveillante», soupçonneuse de la réalité et d’abord des textes. Ce qui est un réflexe assez inverse de celui qui serait souvent le nôtre aujourd’hui. Mais je ne suis pas sûr que le structuralisme ait jamais vaincu l’envie de lire un texte avec empathie, avec bonheur… Pour Greisch, ce qui est en cause est rien moins qu’une opération portant sur «la structure ou l’architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l’ontologie ou de la métaphysique occidentales». C’est à partir de là qu’on a commencé à parler de temps post-métaphysique. L’idée qui dominait était: vous pouvez vous livrer à la métaphysique tant que vous voulez… mais ce n’est plus de notre temps. Ricœur (encore lui) aura une expression célèbre pour le dire: il va parler des philosophies du soupçon. Le soupçon, c’est-à-dire que tous les discours religieux sur Dieu, sur le monde et sur l’homme cachent autre chose derrière ce qu’ils disent. Ils cachent par exemple le fait qu’il y a toujours des questions de pouvoir, de désir, de maîtrise. Voilà le soupçon.
La suite jusqu’à nos jours
Il faudrait évoquer maintenant la suite et les conséquences de cette acmé des sciences humaines dans les années 1960 qui a duré jusqu’aux années 1970, encore un peu dans les années 1980 et qui ensuite a beaucoup décliné pour toutes sortes de raisons dont un jargon souvent incompréhensible. Le résultat religieux de cette neutralité officielle, axiologique qui prétend ne décrire que des fonctionnements est que la position critique est implicitement toujours présente. Non pas nécessairement sous la forme de l’athéisme (militant ou non) mais sous la forme d’un relativisme religieux radical comme le prévoyait Max Weber: l’agnosticisme. Je me souviens de débats qu’on avait encore dans les années 1970-80 sur l’athéisme… Mais tout le monde se fiche de l’athéisme, aujourd’hui !… Alors que l’agnosticisme se porte très bien… C’est un relativisme extrêmement fort qui peut trouver très intéressant d’être religieux mais sans l’engagement de sens que cela signifie. On entre aussi dans le «polythéisme des valeurs» que Max Weber avait prophétisé. Vous entendez aujourd’hui beaucoup de discours sur les valeurs avec des gens qui aiment énormément les valeurs que l’on cherche comme si on pouvait les cueillir sur l’arbre…
Si j’allais jusqu’au bout, je devrais maintenant faire ma propre confession de foi ou expliquer ma propre option. C’est compliqué mais je dirais que ce qui est fondamental (je l’ai surtout appris avec Michel de Certeau) est que les mots dominants de la foi pour moi aujourd’hui sont ceux de la distance et du questionnement. Non pas de la présence mais du désir de la présence (c’est tout à fait différent). Si tant est que j’en ai encore une, je dirais volontiers que ma prière serait, si je m’adresse à Dieu ou au Christ: «Pas sans toi. Ne reste pas loin, que je ne sois pas séparé de toi». Voilà de façon négative mon rapport à la foi religieuse aujourd’hui. J’ai personnellement tendance comme sociologue des religions à interpréter les retours intransigeants du religieux au fondement sans modération ni médiation (et surtout pas celle des sciences humaines) comme l’envers de cette situation, c’est-à-dire une protestation contre le vide de sens notre société, le cynisme universel. Il faudrait analyser cela plus profondément pour ne pas rester dans l’accusation un peu gratuite, méchante ou dédaigneuse d’une société mauvaise… comme s’il y avait jamais eu une vraie bonne société où tout était servi comme on voulait. Mais l’affirmation sans médiation, l’attestation sans modération, la confession immédiate du sens viennent probablement comme une espèce de contrepied à l’absence ressentie de discours de sens, à ce qu’on a appelé d’ailleurs la société du vide.
Je ferais un constat en guise de conclusion: c’est qu’en préparant cette rencontre (mais ce n’est pas la première fois que j’ai ce sentiment), j’ai constaté que le christianisme ou la foi chrétienne est une religion très compliquée, éloignée de tout simplisme. C’est un éloge que je fais très volontiers. Elle est par voie de conséquence difficile à présenter, expliquer, annoncer… et même de plus en plus difficile à comprendre dans une société marquée (nous le savons tous) par l’inculture et la perte de mémoire historique. Le christianisme est d’autant plus compliqué que j’aurais volontiers ajouté le mot histoire au titre de notre rencontre. Il me semble que c’est la trilogie Dieu, le monde et l’histoire qui constitue à la fois la difficulté et l’intérêt propre du christianisme parmi les religions. C’est parce qu’il est intrinsèquement confronté au devenir historique par l’incarnation de Dieu que le christianisme comme religion doit constamment se redéfinir, se réinventer, se réformer dans le monde. Car chaque époque historique lit autrement le monde où Dieu est venu et comprend autrement le rapport de Dieu à ce monde.
Madeleine Wieger: Merci beaucoup ! Ce qui me frappe en vous écoutant est que le mot théologie en tant que tel (comme science) est finalement très peu présent dans l’exposé que vous nous avez fait. Comme si c’était devenu un geste impossible dans ce que vous décrivez. Je me suis demandée après vous avoir lu et vous avoir écouté s’il ne fallait pas choisir finalement entre trois alternatives (vous me direz s’il y en a d’autres):
Soit la théologie se met du côté des sciences religieuses et assume une fonction descriptive du fonctionnement du christianisme ou d’autres religions (ou que sais-je ?);
Soit elle devient une science un peu ésotérique, l’équivalent sur le plan de la religion de ce que vous disiez de la lecture: on peut continuer à lire un livre parce que c’est agréable mais sans plus en attendre quoi que ce soit de plus profond, et on ferait finalement la même chose avec nos expériences religieuses;
Soit (parce que je crois le lire chez des théologiens comme Bonhoeffer) elle fonctionne elle aussi comme une critique du sens, de la tentation de vouloir toujours construire du sens… Puisque la difficulté serait selon vous que l’on demande à la théologie de construire du sens alors même que l’ensemble des sciences humaines nous disent que c’est là un effort perdu d’avance. On a justement chez certains théologiens aujourd’hui une pensée de l’absence et de la non-proximité de Dieu mais assumée théologiquement.
Est-ce qu’il faut aller par là ou est-ce qu’il faut aller encore ailleurs ? Quel serait le geste proprement théologique d’après vous ?
Jean-Louis Schlegel: Dans l’intelligentsia contemporaine et en particulier universitaire, j’ai l’impression que la théologie est appréciée quand elle peut entrer en dialogue sur des matières connexes comme l’histoire. On est sortis de ce côté-là d’une époque presque laïcarde du côté des chercheurs. Mais la théologie est devenue un monde extrêmement éloigné pour la plupart des universitaires qui sont eux dans un monde agnostique du point de vue de ses convictions propres. Il y a quelques facultés où il y a eu conflit entre la théologie au sens classique (réflexion sur Dieu, la foi, la vie et la pratique religieuse) et les tenants des sciences religieuses pour lesquels la théologie ne sert qu’au tout petit nombre de croyants qui restent et pour lesquels l’important est d’être une des sciences reconnues de l’Université.
À titre personnel, j’aime trop la théologie pour la voir disparaitre. Car il y a aussi une fatigue: les sciences humaines fatiguent parce qu’elles sont dans une perspective constamment critique, de reprise critique même quand ce n’est pas hostile. Les sciences religieuses peuvent vous nourrir intellectuellement. Mais elles ne peuvent pas vous nourrir autant que vous souhaiteriez pour toutes les questions existentielles que vous vous posez. C’est ce qui fait la différence: les sciences humaines peuvent toujours dire mille et une choses sur l’homme mais les hommes ont des questions importantes sur leur vie, sur leur mort, sur leurs amours… L’existentialisme de Monsieur Sartre est toujours là mais il n’a plus tellement le vent en poupe.
On a parlé du péché à plusieurs reprises pendant cette journée. Cela dépasse certes totalement les sciences universitaires mais j’ai l’impression que le sens du péché a pas mal reculé à partir des années 1960. On s’est alors mis à beaucoup parler des génocides, des meurtres de masse, des grands crimes de l’humanité entière. Les grands crimes n’ont pas d’une certaine manière d’auteur précis. Il y a Monsieur Hitler mais le grand nombre qui y a participé, on sait pas trop qui c’est. J’ai l’impression que le péché devient diffus à ce moment-là: son existence, ce qu’il signifie, ce qu’il est, ce qui le définit… Comme sociologue, je n’ai pas pu manquer de le souligner. Guillaume Cuchet est un historien qui se pose la question de savoir quand l’Église catholique a commencé sa descente vertigineuse. Il incrimine en particulier le fait que les catholiques ne vont plus se confesser. Il dit que même les curés ont perdu le sens de la confession et que le confessionnal est devenu quelque chose de dégoûtant… C’est vrai mais il y a une question peut-être plus forte encore: je crois moi que les catholiques ont été participants de cette mentalité qui ne voyait plus beaucoup de sens au péché. On ne va plus voir un confesseur, on va voir un psy. Il n’y a pas d’exception catholique de ce côté-là.
Madeleine Wieger: Merci !
Notes de retranscription relues par les intervenants.
(Suite de la soirée publique avec l’intervention de Domnique Collin et la discussion)
Illustration: Jean-Louis Schlegel, Madeleine Wieger et Dominique Collin lors de la soirée publique du 9 mars 2024.
(1) Selon Lucie Guillemette et Josiane Cossette, ce terme créé par Derrida en 1968 est une synthèse de sa «pensée sémiotique et philosophique» avec un «graphème a» qui indique par exemple que différer, «c’est ne pas être identique» et un écart «que l’on voit mais que l’on n’entend pas», qui fonctionne donc «comme un antidote contre l’idéalisme, la métaphysique, l’ontologie» (Déconstruction et différance, Signo).