Qu’est-ce qu’être français ? Un débat fondamental - Forum protestant

Qu’est-ce qu’être français ? Un débat fondamental

La question posée par François Bayrou «est au fond la seule qui devrait être posée en priorité avant tout débat à caractère législatif» sur les questions d’immigration et de nationalité. De Renan à Braudel, on peut d’abord y répondre en pensant une nation non ethnique, une histoire où nation et État «sont intimement liés, et s’articulent indissolublement». On peut ensuite, plutôt que «nous engager dans des impasses où la Nation perdrait momentanément son âme et sa dignité», choisir un principe d’intégration adapté aux nouvelles réalités et «fondé sur la tolérance», seul moyen de faire naître «petit à petit une identité nationale», de forger «une autre ‘citoyenneté française’».

 

 

«Nous doutons trop de ce que peuvent la réflexion, la combinaison savante» 
(Ernest Renan).

Compte tenu des évolutions récentes de l’historiographie, on s’étonnera peut-être de cette citation de Renan (1) en exergue de cette contribution, faisant ainsi référence à un siècle ayant foi en la science, et dont les certitudes n’étaient justifiées que par une confiance en l’avenir. Il faut cependant reconnaître que ce constat pourrait, à bien des égards, concerner notre époque. Tout problème ayant presque toujours une origine intellectuelle, il est parfois fructueux de relire, certes avec recul, ces historiens littéraires et philosophes (Renan, Michelet…). Pas uniquement pour le plaisir mais pour se pencher sur notre temps et l’examiner à défaut de le comprendre, selon un éclairage décalé. Il n’est pas si lointain le temps où nous apprenions: «Une nation est une âme, un principe spirituel» (2). C’est peut-être parce que nous avons encore en mémoire (dans notre mémoire collective) ces sentences qui nous ont inculqué une certaine idée de la nation que nous vivons difficilement notre époque troublée qui remet radicalement en question ces valeurs et ces principes dépassés, appartenant à un âge révolu. Mais au fond, le sont-ils vraiment ?

Songeons par contraste à ce qu’est devenue notre nation, ou aux essais de définitions que nous pourrions en donner, le lyrisme en moins ! Nous serions bien embarrassés ! C’est pourtant sur cet arrière-plan que l’on peut réfléchir à nouveau à la question posée par le premier ministre du moment devant l’Assemblée Nationale: «Qu’est-ce qu’être français ?». Cette question, interprétée comme une manœuvre dilatoire devant des interventions concernant l’éventuelle remise en question du droit du sol et les conditions d’accès à la nationalité française, est au fond la seule qui devrait être posée en priorité avant tout débat à caractère législatif. Car c’est de l’identité et de la conscience nationale françaises dont il s’agit. Cette plaidoirie pour «un débat plus large», nécessaire, était une manière de dire à ses interlocuteurs (les ministres Retailleau et Darmanin) qu’ils doutaient trop de ce que pourraient «la réflexion» et «la combinaison savante», c’est-à-dire la nuance, le «sens de la complexité» et la nécessité d’un vrai débat public (3). Si celui-ci est toutefois possible.

 

Une volonté de synthèse

En dépit de la globalisation, mais peut-être à cause de celle-ci, on assiste depuis plusieurs décennies à la résurgence de la question inquiète de l’identité nationale. On peut craindre que les tensions permanentes entre reconnaissance des différences, intégration républicaine et héritage culturel ne soient pas subsumées (pensées dans un ensemble) au profit de calculs politiques à court terme. C’est un long travail que la France devrait faire sur elle-même. Pour y voir clair. Voir clair en nous-même, d’abord, et voir clair collectivement. Car nous sommes tous concernés. C’est cette conscience que la France doit prendre d’elle-même qui fera l’avenir de son Histoire. Faudrait-il à nouveau emprunter le chemin parcouru par Michelet, contre la fatalité de l’Histoire, contre celle de ces diversités d’origine qui aujourd’hui menaceraient notre cohésion sociale ? Car l’hétérogénéité accrue de notre société (sachant qu’elle n’a jamais été homogène) fait indubitablement problème. Comment «fabriquer de l’homogène», selon l’expression de Roland Barthes (4) ? Comment fabriquer de l’unité sociale à partir de la nouvelle diversité ethnique de la France, des multiples revendications identitaires, et préserver «une âme nationale» ? Malgré des volontés évidentes qu’il faut affronter lucidement, dont le projet est d’altérer la conscience de l’identité nationale, l’islamisme n’étant pas le moindre de ces obstacles. Il faudrait retisser un tissu social dont la trame, à l’évidence, se relâche. Il faudrait redonner un rythme à une société qui a perdu la cadence et ne sait désormais plus sur quel pied danser. Ou plutôt en trouver un nouveau compte tenu de contextes sociaux, économiques, géopolitiques, etc. qui nous y contraignent. Il est à craindre que ni le philosophisme, ni l’accumulation des lois, n’empêcheront un instinct populaire d’emprunter des voies extrêmes, procédant par simplification. C’est-à-dire par exclusion et non par inclusion. Or la démocratie ne peut procéder par exclusion-dissociation. C’est une volonté de synthèse qui devrait prévaloir et favoriser l’inclusion associative et le compromis. Ce travail du compromis qui exige le sens de la complexité, et la mobilisation des «ressources de l’intelligence épuisantes» (Olivier Abel).

 

La conscience partagée d’une identité nationale

La question posée par le Premier ministre est d’autant plus difficile que la conscience partagée d’une identité nationale ne relève pas uniquement d’une décision politique. Elle ne peut se construire que dans un temps long, exigeant le consentement collectif. Tensions extrêmes dans lesquelles s’inscrit toute action politique. «Qu’est-ce qu’être français ?» ne pose nullement la question «Qu’est-ce qu’être un bon ou un mauvais français ?» (5) que certains ont voulu y entendre, prisonniers de leurs idéologies radicales, mais: «Quelle est aujourd’hui notre identité nationale ?». Question complexe et forcément sujette à polémiques (par exemple la volonté d’opposer une nation civique à une nation ethnique comme le fait l’extrême droite) si elle n’est pas entendue dans sa vraie portée. Car elle s’inscrit dans l’histoire de la nation française (dont les origines sont principalement dans la Révolution française) et dans la perspective d’une synthèse nationale aujourd’hui si difficile à concevoir. Le sera-t-elle jamais ? 
S’agit-il que le peuple français «obtienne son unité complète, apparaisse comme une personne, une âme, consacrée devant Dieu» selon la vision idéale d’un Michelet (1798-1874) (6) ? Soyons de notre temps ! L’histoire s’écrit au présent, disait Marc Bloch. La nation française ne se pense plus idéalement comme une personne, mais ne parvient pas concrètement à se concevoir comme une multiplicité insaisissable. Elle est immatérielle, comme toute nation, alors qu’on la voudrait aussi circonscrite, aussi délimitée que l’est un État. Mais poser cette question de l’être français signifie aussi que cette nation, dont nous aurions eu auparavant une plus nette conscience, n’aurait plus cette identité forte qu’on lui reconnaissait, même inconsciemment, jusqu’alors. Si être français relève d’un vague sentiment d’appartenance à un tout, à un espace, à une culture, à une langue, à une histoire commune, à des récits (fictions narratives) nationaux, à des valeurs, à des habitudes de civilités, à la Déclaration des droits de l’homme, etc. alors on fait le constat quotidien que certains, autochtones comme allochtones, ne semblent pas ou plus l’être. Certains ont choisi d’habiter la France sans pouvoir ou vouloir accepter ce qui fait ce que nous appelons notre identité française (7). Pour d’autres, la France est un pays où l’on veut vivre, mais que l’on voudrait aussi punir. Un pays qu’ils souhaitent et refusent en même temps ! Or la nation française, qu’on l’accepte ou non, et malgré ces paradoxes quasi insolubles, c’est incontestablement l’ensemble de ceux qui la composent, «l’ensemble des présents, y compris des immigrés».

 

Greffer la diversité à notre histoire nationale ?

En outre, cette question «Qu’est-ce qu’être français ?» semble impliquer deux autres questions. Celle que François Bayrou a également posée, qui ne fut guère entendue: «À quoi croit-on quand on est français ?» (8). Autrement dit, quels sont nos principes directeurs ? Quelles sont les valeurs que nous reconnaissons, auxquelles nous consentons, que nous portons collectivement et selon lesquelles nous envisageons l’avenir de notre communauté nationale ? L’autre question implicite mais permanente qui se pose en arrière-plan est: «Qu’est-ce que la France» aujourd’hui ? C’est la question de la citoyenneté française.

Nous n’avons ni la prétention ni l’ambition d’apporter ici des réponses à ces questions. Nous voudrions juste signaler qu’il est urgent d’avoir conscience qu’elles se posent et s’imposent aujourd’hui de manière impérative et qu’il faut y trouver réponse. Non seulement dans notre pays mais au-delà de nos frontières. L’immigration, inévitable et nécessaire, dans une France incertaine d’elle-même, peut provoquer des chocs de cultures (y compris de cultures religieuses) dont on pressent les effets destructeurs.

Les questions du Premier ministre ne sont pas dérobade. Il faut un certain courage, au milieu du brouhaha (9) d’une Assemblée souvent porteuse d’idées préconçues, de réorienter calmement la réflexion sur l’identité nationale. Car la France semble réticente à s’interroger sur son identité réelle, actuelle. Comme si elle hésitait à intégrer à sa longue histoire, ou plus exactement en prolongement à son héritage culturel, philosophique, une diversité de plus en plus marquée, pour affronter les défis contemporains. Bien sûr, on est à même de le comprendre. Une sorte de nostalgie (nostos: revenir chez soi. Souvenons-nous de la déception d’Ulysse à son retour à Ithaque, selon Jankélévitch !) de ce que fut la France (ou croyons qu’elle fut) nous incline à dénaturer sinon à différer un débat crucial. Jankélévitch nous a aussi appris que la nostalgie relevait de l’irréversible. Mais c’est peut-être au nom de cette Histoire, en raison de cette culture et de ces valeurs universelles que nous voudrions partagées que nous saurons reconnaître avec équité et intégrer cette diversité constitutive – qu’on le veuille ou non – de notre histoire nationale contemporaine. Sans renoncer au «désir clairement exprimé de vivre ensemble» tout en ayant «la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis» (10).

 

L’héritage qu’on a reçu indivis

Cet héritage, nous le partageons sans parfois bien le connaître. Notre vision du monde (et de nous-mêmes) s’est façonnée autour de plusieurs sources. En tout premier lieu les Lumières et la philosophie des droits de l’homme. Les penseurs du 18e siècle ont posé les bases de notre réflexion sur la liberté, l’égalité et la fraternité. Elles demeurent les valeurs fondamentales de notre identité nationale. La Révolution de 1789 a instauré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, racines toujours vivaces de notre république. La laïcité (séparation de l’Église et de l’État) est aussi un principe central, singulier, intangible de notre identité française. L’égalité s’inscrit dans le principe républicain Liberté, Égalité, Fraternité. La France s’est toujours présentée comme un modèle d’égalité sociale, où les droits et devoirs de chaque citoyen sont égaux, quelle que soit leur origine, quel que soit leur statut. L’État joue toujours un rôle actif dans la régulation de la société et dans la mise en place de politiques publiques visant à réduire les inégalités. Une nation est «une grande solidarité», selon Renan.

Dans cet héritage, la culture occupe aussi une place importante. Ne sommes-nous pas fiers que la France demeure un foyer de créativité intellectuelle et artistique, et que notre modèle culturel soit toujours reconnu ? Il valorise la réflexion, la critique, la rigueur. Enfin, on ne peut oublier que l’identité française s’est également construite sur l’idée d’universalité ayant à nos yeux une validité transhistorique (11). L’universel prime sur le particulier. Ainsi nos identités se sont-elles construites et s’identifient-elles à un modèle culturel et philosophique où se mêlent un héritage historique, une rationalité philosophique et des engagements politiques, dans une quête de liberté, de justice et d’égalité. Ce sont ces valeurs qui structurent nos institutions.

La nation est un héritage historique et un projet politique. Alors, poser la question «Qu’est-ce qu’être français ?», c’est exhorter une société à faire, dans cette mémoire, un véritable travail sur elle-même, hors de toute préoccupation partisane, sans oublier que la France est «divisible»… mais non encore divisée.

 

Il n’y a donc pas d’identité française pensable sans nation

Nous voilà proches de ce que dit Ernest Lavisse (1842-1922) pour qui la nation est une construction historique et institutionnelle. Charles Seignobos (1854-1942), proche de Lavisse et historien protestant, positiviste, le rejoint, malgré une approche plus scientifique (articulation de l’histoire à la sociologie) tout en considérant la nation fondée sur un État et une administration forte (12). Cela s’explique bien sûr par les contextes politiques, sociaux et intellectuels de leur époque. Mais force est de reconnaître que les propositions récentes, concernant entre autres le droit du sol, risquent de s’enfermer dans ce cadre figé donnant à la nation «une valeur absolue».

Depuis le «contre-récit… entraînant» et militant de l’Histoire mondiale de Patrick Boucheron (né en 1965) (13), le concept de nation semble réexaminé, pour ne pas dire mis à mal (14). Mis à mal également par les nationalistes-souverainistes cultivant ce que Nietzsche appelle «un nationalisme artificiel» dans Humain trop humain. Ce nationalisme-là nous inquiète, s’appuyant sur l’ethnos grec, liant la nation à la race (15). Ceci précisé, il est vrai que la nation est «une couture de récits». Mais elle ne peut être systématiquement réduite pour autant à une «pure création littéraire», née dans des «ateliers d’imagination», ou à «une invention mise en récit», dont les artisans seraient Renan, Michelet, Lavisse… selon Patrick Cabanel (16). Nous savons bien que le récit national n’a pas d’existence singulière. C’est un palimpseste qui se tient sans cesse au bord de l’histoire, mais qui fait l’Histoire. L’historiographie contemporaine critique, peut être sous la pression d’une époque, d’une orientation épistémologique, et d’un rapport de l’historien au présent, remet en question les récits traditionnels de la nation et de l’identité de la France. Au lieu d’en faire «l’archéologie», au sens de Michel Foucault, en les considérant comme des énoncés «qui relèvent d’un même système de formation» selon les contextes en perpétuelle transformation. Rappelons ce que dit Fernand Braudel: «Tout le passé pèse sur le présent». Certes, la nation est un concept alors que l’État est une réalité, mais les deux sont intimement liés, et s’articulent indissolublement. Faudrait-il «éliminer le national d’un politique que l’on juge encore trop marqué par lui ?», interroge Bernard Bourgeois (17). Il en montre sa «nécessité essentielle en laquelle les hommes s’accordent comme en la condition efficiente leur permettant seule d’accomplir leur destination humaine totale librement entendue». Comme en complément à Fernand Braudel (18) auquel nous nous rallions lorsqu’il déclare: «Je crois que le thème de l’identité française s’impose à tout le monde, qu’on soit de gauche, de droite ou du centre, de l’extrême gauche ou de l’extrême droite». Il ajoute: «Il n’y a pas de civilisation française sans l’accession des étrangers; c’est comme ça» (19). Affirmation d’apparence péremptoire, mais vision d’une identité française réaliste, surtout lorsqu’il précise: «C’est justement cet accord du temps présent avec le temps passé qui représenterait pour moi l’identité parfaite, laquelle n’existe pas». Mais vers laquelle nous devrions tendre sans cesse, malgré les divisions qui nous menacent. «Définir le passé de la France, c’est situer les Français dans leur propre existence», dit encore Braudel. Et inscrire les Français dans la lente marche vers leur devenir, notre destin.

Ce à quoi nous invite la question «Qu’est-ce qu’être français ?».

 

Une vision projective de l’identité française

Ce n’est pas un débat étroit sur le droit du sol qui doit s’ouvrir, mais une réflexion de fond qui nous concerne et nous implique tous, loin de l’idée d’identité excluante. Il ne s’agit pas non plus de couper court à toute réflexion en rappelant la définition juridique, Code civil et Constitution de 1958 en mains. On peut douter tout de même que ce débat qui s’inscrit dans un temps long puisse se tenir… 
Comment préserver cette «volonté collective de vivre ensemble et de poursuivre un destin commun» ? C’est parce que nous nous posons la question de la continuité de notre histoire que nous nous interrogeons sur notre identité nationale et son devenir. La conception de Renan de la nation est, à notre avis, plus ouverte qu’on ne le pense. Parce qu’elle s’inscrit dans une vision démocratique et évolutive. Il est évident que son approche «homogène» de la nation (une langue, une culture, une histoire commune) est remise en perspective par ce qu’on pourrait appeler les dynamiques contemporaines (mondialisation, migrations…). Les flux migratoires ne sont pas nouveaux. Gérard Noiriel montre (20) comment la France s’est historiquement bâtie en intégrant diverses populations, ce qui remet en question le concept d’une nation intrinsèquement homogène. C’est dans ce contexte qu’il faudrait repenser l’identité française, dans cette perspective dynamique et évolutive selon les principes républicains, qui seuls garantissent une cohésion au-delà des origines. L’adhésion aux valeurs républicaines, dont la laïcité doit demeurer le socle intangible, transcendant les appartenances particulières. Pour Patrick Boucheron – que nous avons déjà mentionné – la nation doit se penser dans une perspective ouverte, prenant en compte les influences migratoires et la globalisation. Dans cette perspective, l’identité française peut se penser (21). Loin d’être une menace, la diversité – qu’il ne faut ni nier ni combattre – peut être considérée comme une opportunité. Dans Les identités meurtrières, Amin Maalouf (1998) avance la notion «d’identité plurielle», permettant d’envisager une identité française intégrant la diversité sans renier ses principes fondamentaux. Cette difficile conciliation de l’unité et de la pluralité ne peut se faire que dans une nation inclusive qui reconnaît ses héritages nouveaux et multiples tout en préservant des valeurs communes, en dépassant les tensions inhérentes à la question de l’intégration.

Hegel conçoit l’histoire comme un processus de dépassement des contradictions à travers sa dialectique. Thèse: une nation fondée sur une homogénéité culturelle et historique. Antithèse: l’afflux de diversité culturelle et migratoire remet en question cette homogénéité. Synthèse: une nouvelle conception de l’unité nationale, qui ne repose plus sur une intégration dynamique des différences dans un cadre commun, mais qui maintient des valeurs fondatrices intangibles. La dialectique hégélienne est toujours d’un bon secours…mais ne réduit pas la complexité !

Citons une nouvelle fois Fernand Braudel:

«Une nation ne peut ÊTRE qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s’opposer à autrui sans défaillance, de s’identifier au meilleur, à l’essentiel de soi…» 
 


 

L’Histoire, la volonté, le consentement

Nous parlons donc ici d’intégration, ou d’un principe d’intégration dans des relations réciproques (voire de cointégration, malgré la connotation économique du terme) faute de trouver un meilleur terme, impliquant compréhension et acceptation mutuelle, fondé sur la tolérance. Sans renoncement à ce que nous pourrions appeler les impératifs catégoriques qui sont les valeurs fondatrices de notre république. La tolérance est un principe de notre histoire. C’est ainsi que pourra se penser, se concevoir notre nation dans un temps à venir, c’est ainsi que naîtra (nation vient du verbe nascere, naître) petit à petit une identité nationale, que se forgera alors une autre citoyenneté française. Il faudra beaucoup de temps, quelques décennies peut-être, après que toutes les entreprises radicales ou idéologiques auront échouées, car elles seront certainement tentées par instinct populaire. Elles échoueront toutes, affaiblissant la France. Il est douloureux de penser que la patrie de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu, de Diderot, de Condorcet… suivra, tôt ou tard, les visées d’un nationalisme intempestif, ou se laissera séduire par un chaos politique prémédité, avant qu’une «partie éclairée» (Renan) de la Nation en péril ne dénonce enfin ces impostures politiques ou idéologiques en reposant, à nouveaux frais, la question oubliée qui n’aura pas reçu de réponse à temps: «Qu’est-ce qu’être français ?». Oh ! Si nous pouvions avoir la volonté lucide d’y répondre dès maintenant et de ne pas nous engager dans des impasses où la Nation perdrait momentanément son âme et sa dignité ! Si nous pouvions éviter ces parenthèses historiques redoutables, douloureuses, destructrices ! Mais si prévisibles !

Accueillir l’autre n’est ni nier sa culture, ni renier la nôtre. C’est admettre des manières de penser, de croire et d’agir différentes mais, en retour, exiger qu’elles soient respectueuses des nôtres. On se souvient du texte de Fustel de Coulanges, en réponse à l’historien Mommsen (27 octobre 1870) – et que les Européens devraient relire devant les prétentions impérialistes de la Russie – et que nous devrions aussi relire dans le cadre de notre réflexion:

«Notre principe à nous est qu’une population ne peut être gouvernée que par les institutions qu’elle accepte librement, et qu’elle ne doit aussi faire partie d’un État que par sa volonté et son consentement libre» (22). Il ajoute: «Ce n’est ni la race ni la langue qui fait la nationalité».

Contrairement aux théories du grand remplacement, que les extrêmes font désormais leurs (23), opposons, au regard de l’Histoire, une vision d’avenir, un engagement politique, un consentement libre et collectif. Sans ignorer toutefois, mais en essayant de le faire mentir, ce terrible pressentiment d’Habermas:

«Aujourd’hui, le retour à une identité qui se constitue à partir de l’histoire nationale est une démarche qui, du moins dans les sociétés occidentales, ne nous est plus permise» (24).

Mais ne doutons pas «de ce que peuvent la réflexion et les combinaisons savantes».

 

Illustration: 200 Questions d’entretien de naturalisation Française 2024 (France Préfectures, 23 mars 2024).

(1) La Réforme intellectuelle et morale, in Histoire et parole, Œuvres diverses, édition de Laudyce Rétat, Robert Laffont (Bouquins), 1984, p.629.

(2) Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.

(3) «Il faut un débat public approfondi et beaucoup plus large que cela» (François Bayrou, 7 février 2025).

(4) Roland Barthes, Michelet par lui-même, Seuil, 1954, p.29.

(5) Rien ne peut distinguer légalement les individus qui résident sur le territoire national.

(6) Jules Michelet, Histoire de la révolution française, tome premier, Chamerot, 1847.

(7) C’est dire si les conditions d’accueil de l’étranger et de ses enfants sont cruciales dans leur intégration, sinon leur assimilation (les articles 21 du code civil). De cet accueil dépend en partie son aptitude à devenir français. L’éducation est primordiale. C’est aussi cet aspect que François Bayrou suggère d’envisager. Et cela supposerait non une énième loi sur l’immigration – ce qui revient à légiférer en priorité sur l’exclusion – mais une véritable évolution du droit. Là encore, impossible d’envisager une telle évolution si l’on ne sait répondre d’abord à à la question: «Qu’est-ce qu’être français ?». Citons ici Patrick Cabanel:

«La nation française, c’est l’ensemble des présents, y compris les immigrés, puisque la France a longtemps donné, avec beaucoup de générosité, la ‘naturalisation’ aux étrangers. Ce mot est très mal choisi parce qu’être Français ce n’est pas une nature, c’est un contrat. On devrait dire qu’on nationalise les immigrés et non pas qu’on les naturalise. Il y a là un contre-sens, qui va à l’encontre d’une longue pratique dans l’octroi de la nationalité française, que l’on a donnée soit aux adultes qui ont fait une démarche volontaire, soit, par le droit du sol, aux enfants nés sur le territoire national, puisque l’idée française de nation est une idée fondée sur un contrat démocratique» (Comment se sont constituées l’identité et la conscience nationales ?,  1er octobre 2008, in GREP-MP, Qu’est-ce que l’identité nationale de la France ?, Cycles 2008-2009, pp.13-31).

(8) Récemment, sur RMC, il a posé d’autres questions:

«Qu’est-ce que ça donne comme droits ? Qu’est-ce que ça impose comme devoirs ? Qu’est-ce que ça procure comme avantages ? Et en quoi ça vous engage à être membre d’une communauté nationale ? À quoi croit-on quand on est français ?».

(9) Brouhaha et invectives rageuses due à cette expression peut-être malheureuse mais bien modérée de «sentiment de submersion».

(10) Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? .Dans les combats de notre temps qu’il faudra savoir mener sans engagement partisan, gardons fidélité à ces grands textes classiques, qui furent lus autant par les républicains que les nationalistes de l’époque. Même si un abîme sépare Renan de l’idéal démocratique. (voir note 2):

«Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis».

(11) Le théologien et philosophe allemand Johann Gottfried von Herder (1744-1803), disciple de Kant, remet en question la philosophie de l’histoire de Voltaire, cette prétendue universalité ayant, à ses yeux, figure d’impérialisme. Au contraire de Fichte (1762-1814), admirateur des Lumières et de la Révolution française.

(12) Seignobos adopte une perspective influencée par Renan, notamment l’idée – importante dans le cadre de cette réflexion – que la nation repose sur une volonté collective en plus d’un héritage historique commun. Pour lui, la nation est fondée sur des valeurs partagées, une mémoire collective et une adhésion volontaire des citoyens.

(13) «Nous en avions assez de l’histoire « réactionnaire », qu’elle le soit directement, en célébrant l’identité nationale, ou indirectement, en s’épuisant à répondre en réaction au discours réactionnaire», explique-t-il (Sonya Faure, Cécile Daumas et Philippe Douroux, Une autre histoire de France est possible, Libération, 10 janvier 2017). Histoire mondiale de la France, Seuil, 2017.

(14) Les nouveaux programmes d’avril 2015 au cycle 4 de l’Éducation nationale (!) avaient soulevé de nombreuses protestations d’historiens (Pierre Nora, Jean-Pierre Azéma, Pascal Gueniffrey) ou de philosophes (Michel Onfray, Alain Finkielkraut…), lorsque le géographe Michel Lussault avait déclaré: «Faut-il enseigner une nation française mythique qui n’a jamais existé ?».

(15) «Le nationalisme consiste essentiellement à imposer, globalement à la société, une haute culture là où la population, dans sa majorité, voire sa totalité, vivait dans des cultures inférieures» (Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot, 1983. Cité dans la recension par Aziliz Le Corre, Les Philosophes).

(16) Comment se sont constituées l’identité et la conscience nationales ? Voir note 7.

(17) Bernard Bourgeois, Pour la nation, Revue de métaphysique et de morale 81 (2014).

(18) Fernand Braudel, L’identité de la France, Flammarion (Mille et une pages), 2011 (1986). Les quelques citations de Braudel de cette contribution sont tirées de cet ouvrage.

(19) L’identité française selon Fernand Braudel, Le Monde, 16 mars 2007 (24-25 mars 1985) https://www.lemonde.fr/societe/article/2007/03/16/l-identite-francaise-selon-fernand-braudel_883988_3224.html

(20) Gérard Noiriel (interrogé par Julie Carriat et Sandrine Cassini), «Dire que l’immigration est une chance pour la France n’est pas qu’un slogan de la « gauche morale » mais une réalité historique», Le Monde, 16 juin 2023.

(21) Voir la sociologue Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation. Gallimard (NRF Esais), 1994: «Quel avenir, en effet, pour une communauté de citoyens, quand les uns se réclament de leurs particularismes ethniques ou de leur identité religieuse, quand les autres confondent leurs devoirs de citoyens avec leurs droits de consommateurs ?» (quatrième de couverture).

(22) Numa Fustel de Coulanges, L’Alsace est-elle allemande ou française ? Réponse à Mommsen, Professeur à Berlin. La Revue des deux mondes, 1870 (reproduit sur la Digithèque MJP).

(23) Les extrêmes, puisque Jean-Luc Mélenchon vient de faire sienne cette théorie de Renaud Camus: «Oui, Monsieur Zemmour, il y a un grand remplacement. Nous sommes voués à être une nation créole, et tant mieux».

(24) Jürgen Habermas, Écrits politiques, Cuture, droit, histoire, traduction française de Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Cerf (Passsages), 1990; réédition en 2011 chez Flammarion (Champs essai), pp.293-317.

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