Boualem Sansal: se battre «au pays» - Forum protestant

Boualem Sansal: se battre «au pays»

L’arrestation de Boualem Sansal à son arrivée en Algérie le 16 novembre tout comme les polémiques ayant entouré le prix Goncourt décerné à Kamel Daoud font ici réagir Jean-Paul Sanfourche, qui s’inquiète sur la condition de l’écrivain et les conditions du débat dans nos sociétés actuelles: «Quelles causes est-il, à l’heure actuelle, permis de défendre sincèrement, avec nuance, sans renoncer à la pensée complexe, sans avoir peur de s’exposer aux pires représailles, dans ce manichéisme d’atmosphère ?».

 

«L’incarnation de la liberté» (1)

«Dans cette nuit du destin a commencé un mystérieux compte à rebours» (Boualem Sansal, Vivre. Le compte à rebours. 2024).

«Je n’ai jamais ressenti un besoin suffisamment fort pour me dire je fais mes valises, je m’en vais. J’ai toujours eu la possibilité de voyager. Je peux émigrer à n’importe quel moment.»

C’est ce que déclarait l’auteur de 2084: la fin du monde le 19 août 2015 à Amer Ouali, journaliste à l’AFP, après la publication de sa dystopie inspirée d’Orwell et comme en écho au roman de Houellebecq, Soumission. Courage ou excès de confiance imprudente ? Hardiesse inconsciente ou mépris du danger ? L’homme qui dénonçait l’aveuglement et une certaine forme d’autocensure devant la montée de l’islamisme, comparait alors le débat indispensable à une plante: «Si on ne l’arrose pas par la contradiction, il disparaît». Parole de vie contre slogans de mort. Liberté de conscience et du jugement exercé contre totalitarisme religieux. Exigence de vérité contre dogmatismes et idéologies convenues. Sagesse contre la folie des doctrines.

 


«Je suis sur toutes les listes noires»

Presque dix ans plus tard, le 16 novembre 2024, quelques jours après le prix Goncourt de Kamel Daoud, cette voix calme, réfléchie et non dépourvue de sérénité, voire d’espérance, fut condamnée au silence par un régime ne supportant pas le débat, préférant aux paroles vives l’épais silence des prisons. L’arrestation de Boualem Sansal ne fut connue que quelques jours plus tard, le 21 novembre 2024. En apprenant la nouvelle, sidérante, je ne sais pourquoi, j’ai immédiatement pensé à Rue Darwin (2), roman où l’auteur alors enfant réfugié dans le quartier Belcourt à Alger, se liait d’amitié avec un rabbin lui transmettant, sans la moindre intention prosélyte, la sagesse et l’imposant savoir judaïques (3). Petit «grouillot de synagogue» désertée, on lui accola le surnom infamant de «Rabbinet», surnom, raconte-t-il, qu’on prononçait «en se pinçant le nez». Sa proximité avec Israël, où il se rend en 2014 pour y recevoir un prix littéraire, ne fait que renforcer à son égard la méfiance hostile de ceux qui font profession d’antisémitisme. «De Juif puant, je suis passé à ennemi d’Allah et de la nation arabe. En France, j’en ai pris aussi plein la figure, je suis sur toutes les listes noires», écrivait-il le 22 octobre 2023 (4). Il y a presqu’un an ! Donc il avait parfaitement conscience des dangers qui le menaçaient, des risques très lourds qu’il encourait et c’est en toute conscience qu’il s’exprimait, refusant cette autocensure qu’il dénonçait et à laquelle se livrent aujourd’hui nombre d’intellectuels ou de médias en France. De peur d’être voué aux gémonies par une gauche qui ne sait plus très bien où elle habite et défendant des causes contraires à ses valeurs fondatrices qui fragilisent sciemment la laïcité et la démocratie. De peur d’être le pantin utile de la droite, voire de l’extrême droite. De peur d’être traité d’islamophobe (5), infame stigmatisation dont apparemment on ne se relève pas aujourd’hui dans notre république laïque. Mais quelles causes est-il, à l’heure actuelle, permis de défendre sincèrement, avec nuance, sans renoncer à la pensée complexe, sans avoir peur de s’exposer aux pires représailles, dans ce manichéisme d’atmosphère qui englue tous les jours un peu plus notre société ? Puisse ce climat insupportable ne pas engendrer l’avenir !

 

Courage ou inconscience ?

Les conseils amicaux de prudence de la part de son entourage, dont la presse s’est parfois fait l’écho et que certains ont exploités pour établir la responsabilité partielle qu’aurait l’auteur dans le sort qui lui est réservé, seraient restés lettre morte. La prudence est l’autre face de la lâcheté. 0n ne peut toutefois pas s’empêcher de penser à Navalny et à cette question (évidemment de bon sens) qui fut souvent posée, même par certains de ses geôliers: mais pourquoi s’est-il remis dans la gueule du loup ?

«Je ne veux pas abandonner mon pays ni le trahir. Si vos convictions ont un sens, vous devez être prêt à les défendre et à faire des sacrifices si nécessaire»,

répond-il à titre posthume dans Patriote. Citant le héros de Léon Tolstoï (Résurrection), il affirme: «Oui, la seule place convenable pour un honnête homme en Russie à l’heure actuelle est la prison». En serait-il de même dans l’Algérie contemporaine ? Il y a des courages que nos médiocres faiblesses ne peuvent pas concevoir, des protestations que nos entendements limités s’obstinent à ne pas entendre, des révoltes que nos esprits malléables et parfois soumis à leur corps défendant ont insidieusement appris à mettre en doute puis à dénigrer. Il y a des causes incarnées que l’on ne veut pas reconnaître et pour lesquelles on ne veut pas souffrir, aussi peu soit-il. 
Donc à ces questions, Boualem Sansal apporte les mêmes réponses que l’opposant russe. Alors qu’il écrit dans une lettre «de colère et d’espoir» à son éditeur Gallimard en 2006:

«Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu, par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un bateau en détresse» (6).

Sansal refuse cette fuite et dit: «C’est à eux (les membres du régime en place) de partir, pas moi !». Et: «C’est ici, au pays, qu’il faut se battre. Partir, c’est abandonner son pays aux bandits qui nous l’ont volé». Et: «On garde dans son cœur le pays qu’on a aimé, le pays de son enfance et de sa jeunesse». Tout le contraire de la trahison dont on l’accuse.

 

«Un grave dérapage ?»

«Je plaisante, je plaisante, mais la situation est affreusement désespérée» (Le Train d’Erlingen ou La Métamorphose de Dieu).

Mais qu’est-il reproché à Boualem Sansal ?

«Boualem Sansal a commis récemment un grave dérapage, en affirmant dans un entretien au média d’extrême droite Frontières (7) dont il fait partie du comité stratégique, qu’une partie de l’Algérie était rattachée au Maroc avant l’indépendance, reprenant à son compte les thèses marocaines expansionnistes du parti Al Istiqlal» (8).

Algérie Presse Service le présente comme «le pantin du révisionnisme anti-algérien» et précise sur un ton qui nous rappelle d’autres régimes de triste réputation: «La France prend la défense d’un négationniste, qui remet en cause l’existence, l’indépendance, l’Histoire, la souveraineté et les frontières de l’Algérie». Ce que Le Monde évoque comme une «provocation conforme à ce qui est devenu chez l’écrivain une ligne de conduite» (9), tout en dénonçant évidemment l’arrestation arbitraire. Mais qu’a dit exactement Boualem Sansal à ce journal, à l’occasion de la parution de son livre Le français, parlons-en (Éditions du Cerf) ?

«Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc: Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara. Toute cette région faisait partie du royaume.»

Quand

«la France colonise l’Algérie, elle s’installe comme protectorat au Maroc et décide comme ça, arbitrairement, de rattacher tout l’Est du Maroc à l’Algérie, en traçant une frontière».

L’aide du Maroc aux activistes algériens aurait eu une contrepartie: la restitution des territoires amputés lorsque l’Algérie aura recouvré son indépendance. On sait comment et pourquoi cet engagement ne fut pas tenu, le Maroc s’étant rallié (1962) aux États-Unis et à la France, devenant de facto un pays ennemi aux yeux du régime communiste. Tout cela est historiquement exact et parfaitement vérifiable (10) même si Boualem Sansal – coupable de reprendre ici le discours marocain – semble avoir oublié le rôle de l’armée des frontières de Boumediene qui a pris l’initiative d’attaquer un contingent des FAR (Forces armées du Maroc) pour obliger les factions armées du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) à faire front commun contre un ennemi étranger, particulièrement en Kabylie (11). À notre connaissance, seul Franz-Olivier Giesbert ose rappeler que les propos de Boualem Sansal font simplement écho aux déclarations du général de Gaulle (12) ! Ce qui est reproché à Sansal ? D’avoir «blessé le sentiment national algérien», selon Benjamin Stora, c’est-à-dire de ne pas avoir cautionné le révisionnisme historique algérien et d’avoir ainsi froissé les sensibilités d’un gouvernement militaro-islamiste. Bref, d’avoir suscité un débat de fond, en disant une vérité historique que d’aucuns ne veulent pas entendre, étant évidemment sans arguments – sinon ceux d’autorité – pour la démentir.

 

«On n’arrête pas Voltaire !»

Mais le vrai sujet est-il bien là ? Uniquement là, au creux stérile des idéologies nauséabondes ? Il est bien sûr essentiel de contextualiser géopolitiquement cet embastillement: la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental («solution politique juste et durable» écrit Emmanuel Macron au roi), la visite officielle du chef d’État au Maroc et son discours devant son parlement. Mais peut-on effacer de ce contexte le prix Goncourt très récemment décerné à Kamel Daoud pour son roman Houris ? Dans un premier article du 21 novembre, à la rubrique Afrique d’un journal dit de référence, on se montre très distant à l’égard du positionnement idéologique et politique de Boualem Sansal, son arrestation étant d’emblée réduite à la seule dimension politique de la tumultueuse relation diplomatique franco-algérienne, soulignant, certes à juste titre, que ce contexte ne pouvait en aucune manière justifier une prise d’otage:

«Les contentieux qui perdurent relèvent des États, de leurs intérêts, et d’eux seuls. Aucun individu ne saurait en devenir l’otage».

Dans un éditorial du même journal en date du 23 novembre, modifié le 26 novembre en fonction de nouvelles informations et au gré des diverses réactions et positionnements de la sphère médiatique, nous lisons:

«Que les détestations de cet écrivain méconnu dans son pays, où ses livres ne sont d’ailleurs pas édités, lui valent le soutien de personnalités françaises qui règlent ainsi par procuration de vieilles querelles comme de plus récentes avec l’Algérie ou l’islamisme, et que ces personnalités se retrouvent de plus en plus souvent à la droite de la droite, n’est pas non plus le sujet» (13).

Il ne faut pas être un exégète averti pour savoir ici lire entre les lignes ! De quoi s’agit-il enfin ? D’un auteur très confidentiel, (mais d’une réputation internationale) ni édité (et pour cause ! On appréciera l’emploi de la locution adverbiale, ayant le sens d’un négligent qui plus est), ni connu dans son pays (ce qui n’est pas vrai, même s’il est lu, comme Kamel Daoud, sous le manteau), laissant libre cours à ses ressentiments (ses «détestations»: celles de la servitude ?) et à ses haines personnelles et que des «personnalités françaises» (vous les reconnaîtrez) évidemment de droite, (forcément mal pensantes), ce qui est infamant, ou pire, instrumentalisent pour régler par procuration leurs comptes politiques et assouvir leurs rancœurs.

Serait-ce l’expression d’une époque, celle de la pensée bienséante aujourd’hui largement partagée ? Effet ravageur de la prétérition déguisée («Nous ne parlerons pas de cet écrivain… car ce n’est pas le sujet»). Figure de style si précieuse pour faire semblant de ne pas dire ce que l’on pense tout en le disant. Analyse évidemment partagée par d’autres quotidiens sur la même longueur d’onde. Il ne s’agit pas dans ces lignes d’un grand écrivain français respecté et reconnu, dont nous pourrions être fiers, nous les héritiers des Lumières. Il ne s’agit pas d’un intellectuel, quelles que soient ses opinions, tenu au secret pour être réduit au silence. Il ne s’agit pas non plus d’inscrire Boualem Sansal dans la cohorte des intellectuels victimes des régimes totalitaires contre lesquels, esprits libres, ils s’élevaient et s’élèvent encore. Bref une sorte de Oui, mais… que Kamel Daoud dénonce (14) et dont certaines émissions politiques télévisées font l’exécrable et odieuse mise en scène. Il écrit: «Ce « oui mais » est une honte. C’est le plus vieux synonyme de « Je suis lâche, mais savant »».  L’émission C Politique du 24 novembre 2024 est, de ce point de vue, un véritable cas d’école, anticipant sans vergogne l’éventuel procès à venir (15).

 

La Vérité et les «chemins aberrants»

«Comment trouverions-nous la vérité sur ces chemins aberrants ?» (Boualem Sansal, Vivre)

Aux yeux de ceux qui se sont prudemment et honteusement tus à l’annonce de ce tragique et scandaleux événement, serait-il indécent de combattre la dictature et les dangers de l’islamisme (16) ? Serait-il indécent de dénoncer et combattre l’obscurantisme ? Libre à eux (17) de se mettre à genoux devant les dictatures. Mais qu’ils ne cherchent pas à nous y contraindre ! Boualem Sansal n’est pas de leur race. Non, surtout pas, ce n’est pas le sujet. Alors quel est-il, outre l’histoire d’un pion déplacé sur l’échiquier politique de la discorde ? Entre autres il y a la langue, «notre langue» – nous sommes sensibles à ce possessif pluriel presqu’affectif – dit-il lors de son interview donné à Repères, qui portait aussi et surtout, comme nous l’avons déjà précisé, sur la présentation de son livre Le français, parlons-en. L’éloge de la langue française serait-il aussi au nombre des dérives extrême-droitières ? Mais peut-on enfin tenter de penser hors les murailles des citadelles idéologiques ? Peut-on encore faire l’éloge de la pensée libre ? Dans le concert des protestations qui n’oblitéraient pas, elles, la dimension intellectuelle, spirituelle (même si Boualem Sansal se revendique athée militant) et culturelle de l’engagement d’un écrivain mondialement connu, certains médias sauvent l’honneur en restant fidèles à la culture française issue du dix-huitième siècle.

«Il s’agit, pour les despotes et les fanatiques du monde arabo-musulman, de faire taire toute expression critique qui en est issue…» (18),

écrit courageusement Ferghane Azihari, de culture musulmane. Et l’appel vibrant de Kamel Daoud à «la solidarité internationale», que nous avons tous lu, cerne bien le vrai, l’unique sujet, celui de la défense de la liberté de pensée et d’expression des voix critiques. C’est un combat universel et cela nous concerne tous !

«Sansal, écrit Kamel Daoud, ressemble à un vieux prophète biblique, souriant. Il provoque les passions et les amitiés autant que la détestation des soumis et des jaloux. Il est libre et amusé par la vie. Il écrit des livres sur les orages et les lumières abstraites de notre époque, et il s’amuse de la haine des autres.» (19)

Exiger la libération de Boualem Sansal, c’est aussi inscrire son nom dans cette longue lignée d’écrivains privés de liberté pour leurs idées. Les noms des innombrables signataires ne sont pas ceux d’hommes ou de femmes militants politiques appartenant à d’obscures chapelles de tel ou tel bord, à la recherche d’improbables électorats. Ce sont des intellectuels de tous horizons profondément unis dans la défense de la liberté de penser sans encourir de représailles. Prix Nobel, philosophes, écrivains, journalistes… qui dénoncent «les dictateurs [qui] ont la haine de l’intelligence» (20). On ne peut rester indifférent à cet appel de tous ceux par qui nos pensées restent libres et vivantes.

Comme on ne peut ignorer l’autre facette d’une même persécution : l’infâme procès fait à Kamel Daoud, premier écrivain algérien lauréat du prix Goncourt (21). Déjà cible d’une fatwa en Algérie, il est accusé de viol de secret médical pour avoir, sous les traits de la fiction romanesque, dévoilé l’intimité d’une victime de la guerre civile algérienne. Saâda Arbane, la plaignante, soignée par l’épouse de l’auteur, se serait reconnue sous les traits d’Aube, le personnage central du roman. À la pseudo-violation du secret médical s’ajoute une deuxième plainte visant également Kamel Daoud et son épouse pour violation de la loi sur la réconciliation nationale. Une charte interdit l’évocation, quelle que soit sa forme, des «blessures de la tragédie nationale», la décennie noire, guerre civile (1992-2002) que l’Algérie veut effacer des mémoires et de son histoire. Son éditeur, Antoine Gallimard, interdit au récent salon du livre d’Alger, dénonce «de violentes campagnes diffamatoires orchestrées par certains médias proches d’un régime, dont nul n’ignore la nature». Adam Arroudj, correspondant du Figaro (22) à Alger, ne se fait guère d’illusion. Je le cite: «…La justice algérienne va finir par le condamner. Puisqu’il est à l’étranger, Alger va émettre un mandat d’arrêt international, assure une proche du dossier». Paris refusera assurément de le livrer, mais on entend déjà à nouveau le silence assourdissant de ceux-là même qui désormais choisissent d’être à genoux, voulant priver les esprits libres de jouir de lendemains paisibles.

 

«Certaines nuits naissent dans la faille du jour…»

…écrit Kamel Daoud. Il faut absolument lire et relire l’article poignant que l’auteur de Houris signe dans Le Point du 28 novembre. «La lecture, si elle s’accompagne d’une véritable méditation, est un acte initiatique», écrit Boualem Sansal dans Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu. Tous les textes ne s’y prêtent pas, évidemment, mais c’est ainsi que ce texte peut être lu. Il est pure littérature. Il dit «ce qu’il en coûte d’écrire». Texte sans haine, sans colère, sans désespoir, sans épanchements ni faux lyrisme mais d’une rare beauté, d’une sombre poésie nimbée de puissance contenue, d’une tragique lucidité. Digne. Il faut lire absolument ce texte. Ponctué par un «J’écris», leitmotiv lancinant et douloureux qui traverse comme une basse continue des lignes aux accents testamentaires. Un texte irrigué par la peur et la tentation du renoncement. La peur tenaillante qui ronge intérieurement celui qui ose écrire. Car la «prudence» n’est jamais une «vertu» pour celui qui se livre, corps et âme, à ce dangereux exercice. La peur qu’il éprouve pour son épouse, sa famille et ses proches. Celle d’un homme traqué mais qui reste fidèle à sa conviction, à ses valeurs, à sa vérité.

«J’écris. Cela me coûte cher, je ne me sens plus capable de payer la facture. Cette fois ‘écrire’ coûte à l’amour de ma vie, ma femme. (…) La peur et le découragement font sentir leur poids.»

Il parle aussi de «la blessure infligée» par les trahisons. Il interroge: «Qu’est-ce que j’ai fait à la dictature pour qu’elle m’en veuille autant, moi le scribouillard indocile ?». Il connaît la réponse: «J’écris au temps présent et je ne mythifie pas le passé. Ce fut mon erreur». Étrange confession en trompe l’œil.

«Certaines nuits naissent dans la faille du jour et les délateurs s’y retrouvent. Sincèrement, je ne sais plus aujourd’hui si je suis capable de payer le prix de mon prochain livre.»

Et cette phrase terrible, que nous ne voudrions pas conclusive: «En vérité, j’ai peur de ne plus y croire».

Cela ne sonne pourtant pas comme une défaite. Il faut absolument lire ce texte !

 

D’une prison l’autre

Au festival du premier roman, à Chambéry, en 2019, Boualem Sansal se confie:

«Vous savez, j’ai tout de même le regret de cette écriture qui m’échappe: je ne peux plus me soustraire à Boualem Sansal, son style, ses engagements. Non que je sois malheureux, mais si je venais à présenter un livre — admettons que je cède aux sirènes d’une autre maison d’édition — on exigerait que je soumette un texte de Boualem Sansal. C’est une forme de prison». 


Référence à l’éthos antique… Et question éminemment littéraire. Captif de l’image que tout auteur donne de lui-même à travers son œuvre, que Boualem Sansal incarne librement sur la scène littéraire et politique. À cette prison métaphorique, une autre prison lui est aujourd’hui imposée, bien réelle. Où il aura l’audacieux courage de rester fidèle à lui-même et au pays qu’il aime. Peut-être au prix de sa vie.
 «Dans cette nuit du destin a commencé un mystérieux compte à rebours.»

 

Illustration: Boualem Sansal à Berlin en 2016 (photo Christoph Rieger, CC BY-SA 4.0).

(1) Arrestation de Boualem Sansal en Algérie: « Il est l’incarnation de la liberté », pour son avocat François Zimeray, BFM TV, 25 novembre 2024.

(2) Roman pour lequel Boualem Sansal devait recevoir le prix du Roman arabe. Dont il fut privé, s’étant rendu quelques semaines auparavant au Festival international des écrivains de Jérusalem. Voir Clément Solym, Appel de Strasbourg : des écrivains engagés pour la paix, ActuaLitté, 8 octobre 2012.

(3) Dimanche 24 novembre 2024, sur la chaîne de télévision privée Echorouk TV, un ancien ministre, cadre du parti islamiste MSP, décrit Boualem Sansal comme un écrivain «accueilli en France comme un héros après ses missions d’espionnage», qui «aime le Maroc car il est resté marocain» et dont «les liens avec la France et Israël viennent de son éducation par un rabbin à Alger». C’est cet homme, Hachemi Djaoub qui avait limogé Sansal de son poste de haut fonctionnaire. Voir Adlène Meddi, L’affaire Boualem Sansal au cœur des tensions Alger-Rabat-Paris, Le Point, 26 novembre 2024.

(4) Boualem Sansal: «Je suis sur toutes les listes noires», Le Point, 22 octobre 2023.

(5) Souvent accusé d’islamophobie, il s’en défend, en assumant son athéisme: «Je n’ai jamais dit quoi que ce soit contre l’islam qui justifierait cette accusation»; «Ce que je n’ai cessé de dénoncer c’est l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques et sociales», expliquait-il en 2017.

(6) «Au fond, jamais nous n’avons eu l’occasion de nous parler, je veux dire entre nous, les Algériens, librement, sérieusement, avec méthode, sans a priori, face à face, autour d’une table, d’un verre. Nous avions tant à nous dire, sur notre pays, son histoire falsifiée, son présent émietté, ravagé, ses lendemains hypothéqués, sur nous-mêmes, pris dans les filets de la dictature et du matraquage idéologique et religieux, désabusés jusqu’à l’écœurement, et sur nos enfants menacés en premier sous pareil régime. C’est bien triste. Et dommageable, le résultat est là.» Boualem Sansal: «Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu synonyme de terreur», Le Figaro, 21 novembre 2024.

(7) Boualem Sansal: « La mosquée est un lieu de gouvernement ! », Frontières, 2 octobre 2024.

(8) Rafik Tadjer, Kamel Daoud, Boualem Sansal, Israël-Maroc, CPI-Netanyahu, Air Algérie, dattes : 6 infos à retenir, TSA, 21 novembre 2024.

(9) Boualem Sansal: le silence injustifiable d’Alger, éditorial du Monde, 23 novembre 2024.

(10) Pour de plus amples informations, on pourra consulter les documents suivants: Zineb Ibnouzahir, Boualem Sansal: «Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc», Le 360, 6 octobre 2024; Bernard Lugan, Quand les archives françaises montrent que le «Sahara oriental» est historiquement marocain, Le 360, 7 mars 2023; Jillali El Adnani, Ce que disent les archives secrètes françaises sur la marocanité de Tindouf, Le 360, 29 septembre 2024.

(11) Crise de l’été 1962 (Wikipédia).

(12) Radio Classique (Esprits libres, 9:03 à 9:28).

(13) Boualem Sansal: le silence injustifiable d’Alger. Dans ce même éditorial, l’énergie créatrice de Boualem Sansal est réduite à un travail de simple «contestation»: «Cette provocation conforme à ce qui est devenu chez l’écrivain une ligne de conduite…».

(14) Pourquoi l’Algérie déteste tant ses écrivains, Le Point, 28 novembre 2024, pp.76-78.

(15) Lire le message indigné de l’imam Chalghoumi sur X. Voir aussi Rachel Binhas.

(16) Et non de l’islam, faut-il le répéter ?

(17) On serait coupable de ne pas s’étonner que ceux qui demandent l’abrogation de délit d’apologie du terrorisme ne s’offusquent de l’article 87 du Code pénal algérien dont répond l’écrivain pour «crime de terrorisme». Julien Dray ose voir dans leur silence «la preuve d’une réalité: l’islamo-gauchisme»: «Je n’aimais pas ce terme, par respect pour mes jeunes années de gauchiste, mais je suis bien obligé de constater que l’islamo-gauchisme est, aujourd’hui, une vérité» (La faillite d’une gauche, Le Point, 28 novembre 2024, p.86). Toutes proportions gardées, cela équivaudrait à «l’immunité juridique» que les islamistes algériens rêvent pour leurs imams.

(18) Ferghane Azihari, L’enlèvement de Boualem Sansal, une attaque contre la libre pensée dans le monde arabe, Le Point, 28 novembre 2024.

(19) Kamel Daoud, Des Prix Nobel de littérature se mobilisent pour Boualem Sansal, Le Point, 23 novembre 2024.

(20) Tahar Ben Jelloun: «Libérez Boualem Sansal», Le Point, 22 novembre 2024.

(21) Une pétition circule déjà sur internet appelant, au nom de l’éthique (sic) à «un boycott ferme et massif du livre Houris de Kamel Daoud, publié sous un faux prétexte littéraire, mais profondément ancré dans la malhonnêteté et la trahison».

(22) Le Figaro, 28 novembre 2024 (première édition).

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