Citoyenneté et appartenances culturelles
Compromis instable et toujours difficile entre la liberté individuelle du citoyen et le besoin de protection collective assurée par l’État, la citoyenneté républicaine est aujourd’hui plus que jamais en débat car «à l’optimisme fédérateur» qui semblait l’avoir portée jusqu’aux Trente glorieuses se sont substituées «progressivement de nouvelles peurs» devant les changements en cours. Plutôt que se raidir face à l’autre, peut-être est-ce le moment de « faire le deuil de ce monde uniformisé, mondialisé, prédateur et suicidaire» et de «croire à la fraternité, ce parent pauvre de notre devise que nous avons souvent occulté au profit d’une égalité incantatoire et formelle» et «d’une liberté égoïste et sans vertu».
Conférence donnée dans le cadre du Festival Les chemins de la tolérance à Valleraugue en juillet 2017 et alors publiée sur le site du Christianisme social (1).
Les 2 socles de la citoyenneté républicaine: l’individu et l’État
La citoyenneté républicaine, c’est à dire cette appartenance à une nation, dotée d’institutions partagées et reconnues sur un territoire délimité par des frontières, me paraît avoir, sans remonter à la pensée dite médiévale, deux socles:
Tout d’abord, le cogito cartésien, le Je doute, donc je pense, donc je suis.
Tout simplement, c’est avec le cogito qu’apparaît clairement dans notre histoire cette identité individuelle qui, mettant en doute tous les héritages, reconstruit un monde où la responsabilité personnelle entre en jeu avec force. C’est cet individu qui dans sa solitude initiale est appelé à partager un monde commun, débarrassé, si l’on peut dire, de toutes les doctrines, erreurs, et normes imposées que les traditions lui ont inculqué.
Le cogito, s’il est quête de la vérité, est peut-être avant tout un chemin de désobéissance en route vers la liberté.
Le deuxième socle se trouve à mon avis dans la pensée de Hobbes, ce presque contemporain de Descartes, un des fondateurs de la pensée politique moderne, pour qui cette liberté, et il le constate avec regret, est source de violence entre les hommes puisqu’elle conduit à la guerre de tous contre tous, illustrée par cette formule célèbre: «L’homme est un loup pour l’homme». Et qu’il faudra donc, pour vivre ensemble hors de cet état de guerre permanente, abandonner sa liberté ou du moins une part au Léviathan, ce monstre biblique qui désigne l’État, l’État répressif qui, en rognant les ailes de la liberté, assure à chacun un minimum de sécurité et peut-être une égalité moins fragile face aux forces inhérentes à une nature humaine dépourvue de normes.
Les Lumières, pour leur part (et là je vais très vite), prenant acte de ces réalités dans un optimisme progressiste certain, ont estimé, espéré que ces violentes libertés pouvaient être corrigées, que l’homme était en progrès, que sa nature libérée des contraintes héritées du passé pouvait être perfectible par l’éducation en premier lieu. Et ici, c’est à Condorcet que l’on pense particulièrement: l’émancipation était de toute évidence un bienfait et à terme l’harmonie attendue verrait le jour dans un État raisonnable, juste et pacifique: «Il arrivera, donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus, sur la terre, que des hommes libres, et ne reconnaissant d’autre maître que leur raison» (2).
Le philosophe Hegel, au siècle suivant, verra dans cette harmonie que l’État procure l’incarnation de la présence discrète mais ferme de la Raison, qui pour lui anime toute l’Histoire, de l’origine à la fin. On connaît sa ferveur pour Napoléon en qui il a vu passer «l’âme du monde» (3).
Un déploiement difficile sous l’égide de la raison
Le déploiement de ces idées, qui débouchent sur la conception qui sous-tend notre idéal républicain et son optimisme, ne s’est pas fait sans lutte. En premier lieu, et je m’en tiens à la France, l’Église catholique a manifesté de fortes résistances. Mais progressivement, les confrontations se sont apaisées et la République conquérante a géré les appartenances culturelles (y compris religieuses) avec un certain doigté que son optimisme et sa solidité grandissante lui permettaient.
Ceci dit, il faut néanmoins noter quelques outrages de la République à l’égard des différences qui en son sein ou dans son Empire se manifestaient: peut être vous souvenez vous de ce petit pamphlet que Morvan Lebesque , célèbre chroniqueur du Canard Enchaîné a commis en 1970: Comment peut-on être breton?. Il y détaille les mesures discriminatoires, les pressions et la répression qu’a exercé la République envers des enfants, en particulier ceux qui à l’école s’exprimaient en breton. On sait aussi à quel point les cultures des peuples que nous avons colonisé aux 19e et 20e siècles ont été malmenées, voire éradiquées au nom d’une alliance douteuse entre un christianisme arrogant et une République sûre de ses valeurs universelles et de la suprématie de sa culture.
Mais globalement, on pouvait avoir la croyance ferme que le progrès corrigerait ces excès. C’est donc dans un relatif apaisement que nous nous sommes installés tant bien que mal: la République et les cultures ont fait sinon bon ménage, du moins un mariage de raison. Il est vrai que l’optimisme était de rigueur: la raison triomphante, tant sur le plan de la science positiviste que de la performance économique et de l’aboutissement d’institutions politiques républicaines et démocratiques, autorisait la générosité et les audaces. La République pouvait accueillir sur son territoire des cultures et des religions différentes sans qu’elle se sente menacée. Les tensions sociales inhérentes à toute vie collective étaient elles-même encadrées par des forces politiques qui, tout en canalisant les mécontentements par l’éducation populaire et la représentation démocratique, rassemblaient, dans un même conformisme de la croyance au progrès des immigrations, européennes, extrême-orientales, maghrébines ou subsahariennes et des classes sociales défavorisées qui, tout compte fait, se satisfaisaient de la croyance au ruissellement de l’enrichissement de certains au profit de l’amélioration du niveau de vie de tous.
Pour l’anecdote, originaire d’une ville méditerranéenne où stationnaient à l’époque de nombreuses troupes coloniales, j’ai pu côtoyer dans mon enfance de nombreuses familles de vétérans qui, sédentarisées à leur retraite dans cette contrée, avaient bénéficié de la part des pouvoirs publics de l’édification pour les uns d’un temple bouddhiste, pour les autres d’une mosquée, toutes choses qui à l’époque (dans les années 1950) n’avait soulevé aucun remous dans une population déjà largement habituée au métissage et au brassage ethnico-culturel. Le communautarisme était étrangement absent de ce regard que nous portions les uns et les autres sur ce monde multiculturel. Il faut noter cependant que certains dénonçaient ce qu’ils appelaient une «folklorisation des cultures» désormais observées comme des pièces de musée, pointant le risque de leur disparition prochaine. Cela était dénoncé à propos des Bretons mais aussi des Provençaux et accompagnait par ailleurs l’hypersensibilité de nos concitoyens originaires d’Outre-mer, sourcilleux sur le respect de leurs origines. Mais c’était l’époque 1945/1975 où les Trente glorieuses masquaient les tensions souterraines qui commençaient à gronder. Car la crise était proche, ou plutôt les crises s’approchaient.
L’ère des raidissements
À l’optimisme fédérateur se substituèrent progressivement de nouvelles peurs. La raison qui semblait mener l’histoire, celle d’une science salvatrice, celle d’une économie conquérante, celle de systèmes politiques fiables et justes, semblait battue en brèche. Le carnage industriel de la guerre de 14-18 avait déjà semé le doute. L’alliance entre la science et la technique qui avait débouché sur Hiroshima avait bien plus jeté l’effroi. La montée des régimes fascistes et nazis avait aussi bien-sûr montré comment la rationalité pouvait déboucher sur le déraisonnable, sans parler de l’échec du communisme stalinien qui, sous des dehors de démocratie populaire réfléchie, avait jeté des peuples dans la tyrannie et le chaos. Quant à l’absurdité de la mondialisation ultra-libérale, provoquant un individualisme forcené et un présentisme déraciné, elle mit un terme à cet optimisme qui depuis trois ou quatre siècles présidait à nos destinées.
Alors notre République, fragilisée comme d’autres pays européens, s’est raidie. De la séparation heureuse des Églises et de l’État en 1905, elle s’est engagée dans une idéologie laïciste qui a cru trouver et donner de la cohésion en prônant le nécessaire repli sur l’intime et le privé de toutes les différences culturelles ou religieuses qui faisaient sa richesse.
Les institutions n’ont voulu avoir comme seuls interlocuteurs que des citoyens producteurs, consommateurs, soumis aux impératifs d’un divin marché dominé par un signe unique, l’argent, d’autant plus virtuel qu’en 1971, le dollar, monnaie de référence mondiale, cessa d’être convertible en or, ce qui entraîna l’explosion d’une masse monétaire sans lien avec les économies réelles. C’est un autre sujet, mais cela signale l’absurdité et la déraison du monde dans lequel nous vivons; car si tout se monnaye aujourd’hui, c’est bien-sûr le signe qu’il n’y a plus de place (ou en tout cas de moins en moins de place) pour des valeurs qui fondent des liens sociaux, des groupes d’appartenance porteurs d’héritages communs, d’identités vivantes en dialogue les unes avec les autres.
Devant l’implacable rouleau compresseur de la finance n’ont plus droit de cité que les performances, les innovations incessantes, l’accélération des processus d’échanges et le culte de la réussite (chacun devant devenir l’entrepreneur performant de son petit capital personnel ), qui accable des peuples, fragilise les plus vulnérables et suscite une classe sociale hors-sol, sans lien avec le réel, dont l’objectif inavoué est de dissoudre le peuple, comme le prédisait Bertolt Brecht dans la parodie du nazisme incarnée par le personnage d’Arturo Ui (4). Si aujourd’hui le peuple est dissous, si les particularités sont bannies au profit d’un individualisme sans limite, si elles sont reçues avec une inquiétude grandissante, il est à craindre qu’elles ne ressurgissent, et c’est ce qui nous arrive avec le terrorisme, comme des monstres sanguinaires engendrés par des identités malheureuses.
Et si les changements allaient dans le bon sens?
Oui, de grands dangers nous menacent aujourd’hui et le raidissement qui soupçonne, derrière toute appartenance communautaire, un communautarisme sournois, n’est pas de bon augure. La République, nos États démocratiques, ne survivront que si, dans un sursaut salutaire, loin de refouler dans le privé les appartenances et les héritages, ils redonnent une place dans l’espace public à ces groupes qui, s’ils manifestent une identité particulière, ne souhaitent pas s’enfermer dans une singularité exclusive mais bien s’inscrire dans un dialogue où les différences se fécondent bien plus qu’elles ne s’opposent.
La neutralité des institutions est une bonne chose, mais la neutralisation de l’espace public, de ce qui fait alliance entre les différences, est un leurre lourd de danger auquel il nous faut remédier au plus vite et ceci d’autant plus que nous ne faisons que connaître le début de ces mouvements des peuples. L’immigration, loin d’être de nos jours une invasion, ne va que croître et ce ne sont pas nos frontières, nos murs, nos grillages qui vont la juguler. Il nous faut nous préparer de manière positive et non apeurée à ces rencontres qui peut-être d’ailleurs, par leur regard autre sur le monde qui est le notre, nous délivreront de cette angoisse apocalyptique qui nous fait croire que la fin d’un monde est la fin du monde, que le pessimisme est de rigueur après l’optimisme des Lumières et de leurs héritiers, le déclin une catastrophe.
Souvenons nous de saint Augustin qui, face à l’effroi de ses concitoyens lors de la chute de Rome devant les Barbares, leur rappelait déjà que si un monde meurt, un autre naît. Les civilisations sont mortelles, les cités sont périssables mais souvent, c’est l’autre, l’inconnu, l’étranger, le différent, qui permet le sursaut vivifiant et non pas l’enfermement sur soi-même qui tue.
Ce qui est vrai pour l’immigration est vrai pour toutes les appartenances qui apportent de l’inattendu, de l’inimaginable. Peut-être nous faut-il faire le deuil de ce monde uniformisé, mondialisé, prédateur et suicidaire. Les grandes institutions internationales n’ont pas réussi à juguler les tensions, les ardeurs belliqueuses et réguler les inégalités. Peut-être faut-il nous rappeler que l’État n’est qu’une forme de vie commune datée et que d’autres modes sont pour les uns à préserver, pour les autres à redéployer de telle sorte que le vivre ensemble, ne soit plus le plus petit dénominateur commun entre des différences insurmontables mais le lieu d’une symphonie où chacun, chaque groupe, joue sa propre partition, l’inscrit dans une harmonie qui est plus que la somme des différences.
La fraternité comme nouveau socle
J’ai évoqué précédemment Hobbes et son pessimisme radical sur la nature humaine, les Lumières et leur optimisme quant à la perfectibilité ininterrompue (de leur point de vue) de cette même nature. Toutes choses qui ont conduit à cette situation que nous connaissons aujourd’hui et que, dans le désarroi qui nous habite, nous avons appelé les chemins vers la tolérance. Tolérance, parce que, devant les violences que suscitent les différences, il existe (c’est un espoir), des chemins qui nous rendent supportables les uns aux autres.
J’ai pourtant envie d’aller plus loin et voudrais, pour ce faire, remettre en cause une croyance théologique qui, même si elle est partagée par les incroyants, même si elle n’est pas totalement fausse, devrait être rééquilibrée. Au fond, ce qui est commun à Hobbes, aux Lumières (excepté Jean-Jacques Rousseau), à Hegel et à tous les adeptes d’une Histoire qui sans cesse s’acheminerait nécessairement vers un avenir meilleur, c’est que pour eux dès l’origine, la nature humaine est viciée (pour ne pas dire vicieuse), en tous cas qu’elle est brisée dans sa vertu . Je vois là comme l’écho sournois et non dit de ce lieu commun de toutes nos civilisations occidentales, hérité de saint Augustin: cette notion, ce dogme du péché originel. Un dogme finalement communément admis qui emporte avec lui toutes les philosophies de l’émancipation, du progrès, de la perfectibilité, qui en fait ne sont qu’une manière élégante de contrôler, de juguler, un donné primitif à savoir: la violence originelle qui nous domine. J’ai envie de bousculer ce dogme, cette loi admise par tous. Vous me rétorquerez bien-sûr qu’il y a là un fait patent, que la violence entre les hommes, les peuples, les cultures, les religions est une constante anthropologique irréfutable et que le rêve de l’humanité d’installer un peu de tolérance au cœur même de cette violence, de ce péché originel est le chemin de dépassement envisageable de cette violence.
Si je m’autorise à remettre en cause ce dogme, hérité d’ailleurs de la tradition chrétienne et plus particulièrement protestante dans laquelle je m’inscris, c’est parce qu’il fait, à mon avis, la part trop belle à une partie du texte biblique sur lequel il se fonde. Tout le monde connaît probablement le récit de la chute, mais se souvient-on avec autant de ferveur de celui qui le précède, dans lequel il est affirmé que la Création est une bonne chose, une aventure heureuse, et que même l’apparition de l’Homme en son sein y est qualifiée de «très bonne chose»? Alors il y a les mots et les faits bien-sûr, et les faits sont effectivement violents, troublants et inquiétants. Mais les mots ont du poids: de même qu’il y a des faits mortifères comme des faits heureux, il y a des mots qui tuent et des mots qui font vivre.
Je ne vous apprendrai pas ici que, comme le disent les linguistes, le langage et la parole sont performatifs, c’est à dire que souvent ils créent ce qu’ils énoncent, ils donnent vie à ce qu’ils désignent. Au nom de ce péché originel, dire que la nature humaine est mauvaise et que seuls de longs apprentissages permettront une vie commune tolérable est une chose. Dire que la nature humaine est bonne et que l’Histoire est une résistance à ce qui viendrait l’abimer en est une autre. Il me semble que notre regard doit totalement changer de direction, se convertir si nous voulons vivre ensemble généreusement nos différences. Il nous faut bousculer nos imaginaires hantés par cette vérité tronquée, erronée : l’autre n’est pas ce concurrent, cet ennemi potentiel dont je dois me méfier, me garder par la force et la loi, mais plutôt ce compagnon de route dont je peux prendre soin, pour qui je peux avoir de la compassion, dont je sais qu’il prendra soin de moi le moment venu et que le croisement de nos chemins sera bienheureux.
Il nous faut passer des chemins de tolérance aux sentiers de la résistance. Bien plus, la rencontre avec l’autre, les autres cultures, les autres religions, les autres convictions, n’est pas une lutte pour la domination (et ici il me plait de revenir à l’image musicale) mais un duo, un trio, peut être un quatuor et bientôt un orchestre de chambre, puis un orchestre symphonique qui nous porte ensemble. Ce chemin de résistance à ce qui voudrait nous séparer, nous diviser, peut devenir (excusez mon vocabulaire un peu connoté) un pèlerinage de la confiance, de la confiance fraternelle.
Mais la fraternité ne se décrète pas, elle ne peut pas être une institution, une nouvelle administration d’État
Au «Je pense donc je suis» un peu dubitatif , inquiet et solitaire de Descartes, peut répondre l’appel du visage de l’autre qui me fait vivre et exister, dans une ferveur qui fait de nous des co-créateurs fraternels d’un avenir heureux dans un monde commun et partagé comme Emmanuel Lévinas l’a si bien montré. Car bien-sûr, si nous ne croyons plus en un Dieu tout puissant, transcendant, qui rassemble dans un paradis ultime toutes nos histoires malheureuses, nous pouvons encore croire à la fraternité, ce parent pauvre de notre devise que nous avons souvent occulté au profit d’une égalité incantatoire et formelle, d’une liberté égoïste et sans vertu.
La fraternité est le véritable socle sur lequel nous pouvons rebâtir des communautés de vie où chacun, chaque groupe, chaque peuple, toutes les cultures se vivent comme les membres d’un corps unique qui souffre, se réjouit, s’épanouit et se construit avec chacune et chacun. Mais la fraternité ne se décrète pas, elle ne peut pas être une institution, une nouvelle administration d’État comme le propose le philosophe de culture musulmane, Abdennour Bidar; elle est un combat, mais un combat qui se sait par avance victorieux parce que conforme à la bonté originelle (certes parfois abimée) qui se tient au plus profond de nous.
Pour en revenir aux Lumières, je dirais avec Voltaire qu’il nous faut être tolérants certes, mais avec Rousseau j’espérerais en la promesse d’une vie fraternelle qui seule permettra aux cultures non pas tellement de se supporter, mais de se recevoir les unes les autres avec reconnaissance pour un dialogue fécond et créateur.
Un dernier mot: la commune plutôt que l’État?
Nous avons réfléchi à ce parcours de la reconnaissance avec comme non dit, comme imaginaire caché, l’État. L’État républicain, comme lieu de la vie commune avec ses institutions, ses grandeurs, ses incivilités. L’État d’ailleurs vécu de plus en plus comme la partie d’un tout, dont on peut douter (l’actualité le démontre) de la capacité à remettre debout notre monde vacillant.
Je pense que l’État n’est pas de taille en tous les sens du terme à promouvoir ce nouvel imaginaire d’une vie commune, conviviale, fraternelle, accueillante, symphonique. L’État est le résultat d’un long processus de domination, d’une domination qui aujourd’hui se caractérise par l’urgence, la sécurité, la surveillance, qui étouffe la fraternité en la perdant dans une administration rigide, sclérosée, statufiée.
Pour être très concret, je dirais que la France a une chance: ce sont ses 36000 communes qui, comme l’indique le mot commune, sont les lieux dynamiques et créateurs d’un vivre ensemble à taille humaine, mais aussi de taille à affronter les défis qui se présentent à nous. Loin des écrans, des guichets, des plateformes d’appel, loin des technologies numériques, la commune est ce lieu où l’autre est encore un visage, un visage qui m’interpelle, qui m’appelle et que je peux appeler.
Demain, si les dangers qui nous menacent se précisent, souvenons nous que les communes, héritières de ces paroisses (étymologiquement, ces maisons de vie commune), seront très certainement ces lieux où la vie perdure, résiste et permet un avenir heureux à toutes les cultures, toutes les différences qui depuis des millénaires se sont croisées et se croiseront pour que l’humanité fonde et vive sans cesse un avenir de fraternité.
Illustration : Détail de La République (peinture de Daumier, 1848, Musée d’Orsay).
(1) En introduction à son intervention, Jean-Pierre Rive précise : «Par appartenances culturelles, on peut entendre toutes les appartenances qu’elles soient familiales, religieuses, ethniques, idéologiques et sociales; c’est donc à un regard croisé sur ce qui fait le lien social, le déforme, le détruit ou au contraire le conforte, que je vous invite maintenant. Sachant que je ne suis pas un spécialiste, un expert de cette problématique, mais je dirais un honnête homme qui par des lectures et son expérience, pense avoir à dire quelque chose sur le sujet. Pour prendre encore une précaution, je dirais que mes références sont peut être parfois hâtives, mais l’objectif premier de ce moment étant d’ouvrir une discussion, j’assume mes imprécisions et mes raccourcis.»
(2) Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain (Dixième époque, Des progrès futurs de l’Esprit humain), 1795 (posthume).
(3) Dans une lettre à son ami Niethammer après avoir vu passer l’empereur à Iéna le 13 octobre 1806: «J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine».
(4) Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui, 1941.