Féminisme et christianisme à partir du contexte africain
Entretien avec la pasteure béninoise Fifamè Fidèle Houssou Gandonou, auteure d’une thèse mettant en lumière les discriminations sexistes en Afrique subsaharienne d’un point de vue sociétal et plus spécifiquement religieux. Résolument féministe, la théologienne dépeint une enfance imprégnée par la pratique religieuse et une discipline de travail stricte, deux expériences profondément fondatrices. Face à la difficulté pour les femmes de s’imposer dans le milieu pastoral et plus généralement dans les secteurs professionnels traditionnellement réservés aux hommes, elle mène des actions visant à développer le leadership féminin et insiste sur l’importance des pionnières, qui ouvrent la voie aux nouvelles générations.
Un texte issu de la deuxième émission du podcast Protestantes ! créé par Jérémie Claeys, mise en ligne le 15 avril 2024.
Fifamè Fidèle Houssou Gandonou est pasteure de l’Église protestante méthodiste du Bénin et titulaire d’un doctorat en théologie option éthique féministe obtenu à l’Université protestante d’Afrique centrale à Yaoundé au Cameroun. C’est dans ce contexte qu’elle écrit sa thèse, Les Fondements éthiques du féminisme : réflexions à partir du contexte africain, un ouvrage conséquent de plus de 426 pages. Elle y démontre que les injustices faites aux femmes sont universelles, situées au même niveau que les autres injustices légitimement dénoncées, se retrouvent dans toutes les classes sociales et toutes les sociétés, et que la religion fait partie du problème. Un constat évident et pas toujours simple, et pour Fifamè Fidèle il existe des solutions parmi lesquelles le féminisme. Pour elle, le féminisme bien compris offre des clés de compréhension et des solutions. Il s’agit d’un combat éthique que l’on peut considérer comme pratique et théorique et dont les fondements puisent également leurs racines dans le christianisme. Cette thèse, essentiellement concentrée sur l’Afrique subsaharienne et en particulier le Bénin, Fifamè Fidèle l’a écrite pour encourager les Béninois et les Africains en général à voir le féminisme sous un nouvel angle. Selon elle, le féminisme pourrait en effet donner une nouvelle dynamique à l’Église, invoquant par exemple le Christ comme l’exemple féministe par excellence. Aujourd’hui, à côté de son travail en tant que pasteure, Fifamè Fidèle est professeure en éthique à l’Université protestante d’Afrique de l’Ouest de Porto-Novo. Elle est également directrice de l’Alliance biblique du Bénin, sans oublier son rôle de présidente de l’ONG Déborah qu’elle a fondée en 2017, une association qui lutte contre la violence au Bénin, notamment auprès des jeunes, afin de travailler à susciter des femmes leaders susceptibles d’œuvrer valablement aux côtés des hommes pour le changement et l’épanouissement de tous, sans distinction de sexe.
Bonjour Fifamè, je suis très heureux de discuter avec toi aujourd’hui, merci de me consacrer un peu de temps. Pour commencer, j’aimerais te demander comment tu aimes te présenter habituellement et à quel moment la foi chrétienne et spécifiquement le protestantisme ont fait irruption dans ta vie?
«Les parents nous impliquaient dans toutes les activités autour du culte»
Merci beaucoup Jérémie de cette opportunité de parler de moi et de ma mission. Généralement, pour me présenter je commence par mes deux prénoms: Fifamè Fidèle. Fifamè veut dire en langue Goun (1) dans la paix, dans la tranquillité, dans la douceur et Fidèle est l’attribut de Dieu. J’ajoute à ces deux prénoms le nom de mon père, Houssou, et enfin le nom que j’ai acquis par mariage, Gandonou. On m’appelle donc Fifamè Fidèle Houssou Gandonou. Et par rapport à la foi chrétienne, je ne peux pas dire exactement quand elle a fait irruption dans ma vie puisque je fréquente l’Église depuis mon enfance. J’ai reçu le baptême étant enfant et la confirmation en classe de 4e, ma foi chrétienne a donc été vécue très tôt. Je ne peux pas dire exactement ce que cela signifiait pour moi à ce moment-là car ça a été mon éducation: aller à l’Église tous les dimanches matin à 10h, à la classe méthodiste à 7h. Ma mère nous envoyait à l’Église pour nettoyer le temple, les parents nous impliquaient dans toutes les activités autour du culte. Nous vivions donc la foi chrétienne depuis notre enfance mais c’est en grandissant, après avoir quitté nos parents géniteurs, que nous avons commencé à comprendre ce que c’est que la foi, la foi chrétienne, la vie en Jésus qui lui-même est vie, chemin et vérité.
Pourrais-tu me parler de ton arrière-plan personnel et familial, justement ?
Parler d’arrière-plan personnel, familial et spirituel n’est pas chose aisée car cela me ramène à des connexions et des souvenirs heureux comme malheureux. Mais tout est grâce et, puisque tout est grâce, je vais essayer d’en dire un peu plus. Je suis béninoise, née d’un père, Benoît Houssou, qui était chef-magasinier, et d’une mère, Julie Dossou, revendeuse-entrepreneuse. J’ai seulement passé 10 ans de ma vie avec mes parents géniteurs; j’ai pour eux une pensée forte car les deux sont déjà dans la félicité céleste. Je suis le deuxième enfant d’une fratrie de 10 du côté de mon père et de 5 du côté de ma mère. Je suis née d’une famille polygamique, mon père avait trois femmes. Il est décédé à 39 ans en laissant derrière lui 11 enfants (actuellement nous sommes 10). Personnellement je suis une femme très grande, une géante, et j’essaie d’entretenir au mieux le physique que Dieu m’a donné mais je me suis retrouvée entre deux frères, un grand-frère et un petit-frère. Après la mort de mon père en 1984, nous sommes tous les trois allés vivre chez mon oncle Isaïe, le petit-frère de mon père. C’est avec lui que j’ai suivi tout mon cursus scolaire, du CM2 jusqu’à la terminale. J’ai quitté mon oncle pour entrer à l’école de théologie en 1994.
À 12 ans tu voulais déjà devenir pasteure. Comment s’est fait le déclic ?
Comme je le disais, j’ai quitté mes parents à 10 ans et l’éducation maison-école-Église a continué également chez mon oncle. On allait à l’étude biblique, aux activités de la jeunesse, aux activités de l’école du dimanche, à la chorale, etc. Je ne sais d’où est sorti exactement ce déclic mais je me rappelle qu’à 12 ans, je suis allée voir le pasteur de la paroisse pour lui dire que je voulais devenir pasteure. Il a semblé se moquer de moi car il m’a dit: «Qui t’a dit qu’on devient pasteure à 12 ans? Va étudier!». Ça a sonné fort dans ma tête et je me suis dit qu’il fallait que je me mette à étudier véritablement. Et puis, quand les professeurs venaient en classe et nous demandaient de prendre une feuille et d’y écrire la carrière envisagée, j’écrivais: «pasteure». Dans les discussions avec mes frères à la maison, chacun racontait ce qu’il voulait devenir. Je disais «pasteure» et mes frères se moquaient de moi. Tout le monde se moquait de moi et me disait: «As-tu déjà vu une femme pasteure?». Je n’en avais jamais vue, ni à la télé ni physiquement. Je ne sais pas si c’est à cause de l’éducation chrétienne reçue tôt, des paroles que j’ai entendues ou si ce sont les pasteurs hommes chargés des paroisses que j’ai fréquentées qui m’ont motivée. Seul Dieu le sait. Ce que je sais c’est que je répondais toujours que je voulais être parmi les responsables de notre Église, à enseigner et accompagner la communauté dans la foi. C’est comme ça que c’est venu et je rends grâce à Dieu de m’être finalement retrouvée dans le ministère que j’ai envisagé, embrassé.
«J’ai commencé à m’imposer par le travail bien fait»
Tu suis tes études et puis, à l’âge de 24 ans, tu débutes ton ministère pastoral au temple d’Adja-Ouèrè. Qu’est-ce que t’évoque cette période de ta vie où tu deviens soudain pasteure alors que tu n’avais jamais vu de femme pasteure auparavant?
Oui, à 24 ans, en 1998, j’étais déjà pasteure. Précisons qu’à cette époque, l’Église méthodiste avait déjà des femmes pasteures, je n’étais pas la première. En revanche, j’ai vraiment été la première femme pasteure de la paroisse d’Adja-Ouèrè. Étant la première, c’était considéré par la communauté comme ridicule. J’étais non seulement jeune, célibataire mais en plus, la langue Nagô (2) qu’on parle dans ce milieu m’était étrangère. En dépit de ces barrières de genre, d’âge, linguistique, j’ai commencé à m’imposer par le travail bien fait, en apprenant la langue et en me socialisant avec la communauté, c’est-à-dire en organisant des activités et des visites à domicile pour les amener à m’accepter.
Et ils t’ont acceptée.
Ils m’ont acceptée. Au moment de les quitter, trois ans après, ils m’ont dit que si ce n’était pour continuer mes études, ils ne m’auraient pas laissée partir ! Et j’ai ouvert la porte pour les pasteures femmes dans ce temple; après moi il y a eu d’autres pasteures femmes envoyées à Adja-Ouèrè. Cela fait 26 ans aujourd’hui et c’est toujours un bon souvenir. Ce n’était pas facile, mais c’est par le travail bien fait que je m’en suis sortie.
Ça te semble très important, le travail bien fait. Qu’est-ce que ça vient réveiller chez toi?
Oui, le travail et le travail bien fait. C’est une des règles de l’éducation que j’ai reçue; ma mère et l’oncle qui m’a gardée nous ont inculqué le goût du travail et du travail bien fait. C’est une valeur que doit cultiver quiconque veut se faire respecter et quand je me suis retrouvée dans ces conditions de rejet, d’obstacle, j’ai vite compris que mes parents m’avaient fait du bien en refusant de me laisser aller à la paresse. En tant que femmes et surtout en tant que jeune fille et pasteure femme, nous ne pouvons pas nous permettre la paresse dans les conditions qui sont les nôtres. Je donne un exemple en parlant de mon oncle, enseignant d’histoire-géographie: il ne nous donnait jamais de temps-libre, pas même pour l’amusement. Chaque fois qu’il nous surprenait en train de nous amuser, c’était des coups de bâtons, il nous disait de ne pas revenir à la maison avec des mauvaises notes… C’était une rigueur extrême. Je ne connais donc que le travail et c’est grâce à cela que j’ai pu m’en sortir. Sans ça je ne pourrais pas être là où je suis.
«La pression n’était pas la mienne seule; elle appartenait à un système qui pesait sur la femme»
En tout cas, cet amour du travail bien fait se sent dans tout le reste de ton parcours. J’ai eu l’occasion de me plonger dans ce que tu as écrit, dans tes travaux, et la quantité de thèses, recherches, écrits que tu as produits est impressionnante. En parallèle de ton amour pour la théologie, pour Dieu, le ministère pastoral, tu t’intéresses aussi très tôt aux questions d’inégalité de genre et, en 2003, tu publies un mémoire intitulé De la théologie de la soumission à la théologie de l’amour. Qu’est-ce qui a suscité cet intérêt grandissant?
Merci beaucoup pour cette question. Je suis en train de travailler ce mémoire pour le publier parce qu’à l’époque où je l’ai rédigé c’était un texte manuscrit. On écrivait sans ordinateur, il faut donc tout reprendre ! Si on suit bien mon CV, on voit qu’il y a un virement dans les thèmes abordés car mon premier mémoire, en 1994, était un mémoire sur la communication de l’Évangile. Au moment où j’écrivais, j’étais célibataire, théologienne. J’ai fait mes premiers pas à l’école de théologie après avoir quitté l’enseignement général donc je balbutiais encore dans ce domaine. J’avais l’amour de la communication de l’Évangile, la Parole m’envahissait et j’étais portée par cet élan de la communication ainsi que par les professeurs qui nous enseignaient, j’ai donc commencé mes premières recherches théologiques dans ce sens. Ensuite, je suis allée sur le terrain et j’ai vu le choc qu’a constitué mon accueil en tant que jeune pasteure. En 1994, les paroissiens d’Adja-Ouèrè disaient: «Nous voulons un pasteur et on nous envoie un pasteur qui est femme et qui, de surcroît, est jeune fille ! Qu’est-ce qu’elle peut faire pour nous?». Et je suis restée dans le milieu, j’ai vu comment les choses se passaient: dans le Conseil d’Église, la seule femme du groupe était la trésorière et elle ne parlait pratiquement pas, dans les assemblées. Il n’y avait chaque fois que quelques femmes parmi les hommes. Tout le temps, dans ma vie, à la maison, je me ressentais comme la seule femme au milieu des hommes et ce n’était pas facile.
En observant, je notais la pression reposant sur les filles et les femmes. Avant, je pensais que cette pression était seulement liée à la famille à laquelle j’appartenais mais quand je suis sortie un peu, j’ai constaté que la pression n’était pas la mienne seule mais qu’elle appartenait à un système qui pesait sur la femme. Je nourrissais l’espérance qu’en grandissant, ce principe, ce système allait changer et en entrant à l’école de théologie, dans l’Église, j’ai constaté que c’était le même système qui continuait: le système auquel on a donné le nom de patriarcat. Et le mot qui affermit le poids de ce système sur la femme, sur la petite fille, c’est la soumission. Dans toutes les cérémonies de mariage célébrées à l’Église, le texte utilisé est celui de l’épître aux Éphésiens: «Femmes, soumettez-vous à vos maris» (Éphésiens 5,22). Mais on oublie l’autre part qui dit: «maris, aimez vos femmes» (Éphésiens 5,33) ! C’est ce qui a suscité en moi De la théologie de la soumission à la théologie de l’amour, une réflexion toujours d’actualité car pour aller à l’école de la soumission et de l’amour, il faut aller à l’école de Jésus qui seul a fait cette expérience de la soumission plénière et de l’amour plénier.
On pourrait dire que c’est à ce moment-là que ton féminisme naît? Avec cette prise de conscience, tu te dis que tu vas prendre le sujet à bras-le-corps, tu développes tes convictions, tu as de nouvelles prises de conscience…
En étudiant, en s’éduquant, en lisant, en ayant des questionnements sur son vécu et sur le vécu des autres autour de soi, on cherche des réponses. Ma motivation et mon engagement pour la lutte féministe ont trouvé leur source dans les diverses questions que je me posais depuis l’enfance sur le statut qui est donné à la femme, à la petite fille, et qui diffère de celui de l’homme dans la société. Cette motivation pour la lutte féministe a été renforcée par l’éducation théologique et la formation pastorale que j’ai reçue, en particulier par mes expériences avec les réseaux des femmes théologiennes africaines et à travers le monde. Pour moi, le féminisme, c’est une vie, ça part du vécu au-delà de tout ce que nous disons. Comme théorie, le féminisme est du vécu et a sa raison d’être dans la recherche de la justice et de la paix pour tous. C’est dans cette dynamique que j’ai continué à réfléchir jusqu’à la thèse que j’ai publiée chez Globethics sous le titre Les Fondements éthiques du féminisme: réflexions à partir du contexte africain.
L’écriture de cette thèse a dû être une sacrée aventure !
Oui, l’écriture de cette thèse est partie du refus (c’est-à-dire de la méconnaissance également) du féminisme dans la société et dans le corps théologique auquel j’appartiens. Il n’est pas rare d’entendre: «Ton féminisme, on n’en veut pas ici», «Une femme ne parle pas comme cela», «Non, tu n’as pas besoin d’étudier»… Il y a ces barrières qui affaiblissent au jour le jour ma dynamique de lutte féministe. Le mot est vu de façon négative et c’est ce qui m’a amenée à effectuer des recherches dont la conclusion a été que le féminisme, dans son authenticité ou dans sa doctrine et dans sa méthode, est une réponse au mal-être du vécu féminin. C’est une dynamique qui est orientée vers les valeurs que sont l’égalité, la liberté, la dignité, la responsabilité. Ces valeurs sont des valeurs éthiques que l’Évangile même prône. Mais généralement, on ne voit que le discours, on ne voit que ce qui est fait de manière revendicative et on oublie l’essentiel du discours féministe. Or l’essentiel du discours féministe est de traiter les femmes au même titre qu’on traite les hommes, que la femme soit vue comme un sujet à part entière depuis la famille jusque dans la société, en passant par l’Église. Le mal-être est tellement criant que la théologienne camerounaise Hélène Yinda a dit: «Notre problème, c’est d’abord d’être femme et de vivre dans un monde dirigé par les hommes». Personne ne choisit – même si aujourd’hui on peut changer de sexe – de naître avec un sexe ou l’autre et ce n’est pas parce qu’on est née femme qu’on doit subir ce choix qui ne dépend pas de nous. Le féminisme veut donc que ce système qui aliène la femme, qui fait travailler la femme pour le bien-être des hommes, soit corrigé.
Pourrais-tu développer le sujet des problèmes liés à la condition féminine dans le contexte africain? Tu viens de l’évoquer mais est-ce que tu aurais des exemples pour illustrer ce contre quoi, en tant que femme féministe chrétienne, tu dois lutter quotidiennement pour vivre ton féminisme et ta foi chrétienne?
En tant que femme féministe béninoise, la première lutte que nous devons mener est de comprendre que la fille ou la femme doit être éduquée au même titre que le garçon ou l’homme. C’est une réalité de notre société actuelle que de choisir d’envoyer le garçon à l’école et la fille au marché. L’investissement sur la fille n’est pas le même que sur le garçon, il y a un déséquilibre qui doit être corrigé.
Deuxièmement, il y a les pressions de la culture et celles de la tradition qui disent que la femme n’a pas droit à certaines choses. Il y a le fait que la femme n’est pas encouragée à une prise de parole ou une prise de décision quand l’occasion lui est donnée. Ce sont des choses qu’on doit corriger, on doit éduquer les filles à être leader. Le leadership féminin dans nos sociétés est à revisiter.
Le traitement des violences faites aux femmes, des viols, doit changer.
Comme je l’ai dit dans mon travail, les femmes, au lieu de s’en prendre au système où les hommes écrasent les femmes, s’en prennent aux femmes par le système de vidomègon (3) – ce que nous appelons enfants placés –: puisque la femme béninoise, africaine, est surchargée et submergée par les travaux de maison, les travaux de ménage, la vie de couple, elle préfère prendre d’autres femmes dans son foyer pour pouvoir l’aider dans sa tâche. Là n’est pas la solution. Les problèmes de vidomègon et autres doivent être réglés parce que les femmes, en recherchant la dignité ou bien en recherchant le confort pour elles-mêmes, ne doivent pas en exploiter d’autres.
Il y a aussi l’esclavage sexuel des femmes pour le bien-être des hommes. Le système doit être revu.
Le livre de Marie-Élise Gbèdo (4), une icône féministe béninoise, montre bel et bien que nous devons changer la perception que nous avons de la femme. Les Béninois préfèrent une femme vendeuse de abobo (5), qu’une femme ayant été instruite et pouvant partager les réflexions sur le développement de la société. Nous devons briser cette barrière qui refuse l’intégration participative de la femme dans la vie sociale, nous devons briser cette conception étriquée de la femme qui la perçoit comme le sexe faible, un être de second rang. Ce sont quelques barrières que je peux citer pêle-mêle, mais comment faire pour les briser et amener au changement ? La véritable question est comment quitter l’étape de réflexion pour passer à l’étape d’action puisque l’éthique sur laquelle ma réflexion se fonde est une éthique de méthode en trois étapes: voir, juger, agir. Il faut donc des actions. Il n’est pas question seulement d’observer que la femme est aliénée et de mener des réflexions pour justifier que le féminisme a sa raison d’être mais il faut aussi accompagner cela par des actions dans le quotidien et dans la société.
«Le féminisme n’est pas contre les hommes»
Qu’est-ce que tu suggères, toi, comme actions? Comment voudrais-tu que les choses évoluent?
C’est difficile de pouvoir avancer dans un système déjà établi et bien coincé comme le système patriarcal. C’est le système qui tue la femme et non les hommes et je précise bien que le féminisme n’est pas contre les hommes mais pour la vie et des hommes et des femmes. Ma proposition, mon action, est donc de commencer à la base, avec mes petits moyens. En 2017, j’ai fondé avec quelques frères et sœurs l’ONG Deborah, une association qui lutte pour le leadership féminin et pour un monde sans viols ni violences où la femme est prête à se mettre aux côtés de l’homme pour le développement de la société et de l’Église. Cette ONG n’est pas une grande entreprise mais nous travaillons avec des élèves dans les écoles privées qui nous ouvrent leurs portes, dans les orphelinats et aussi dans les Églises pour sensibiliser sur la question des violences faites aux filles et aux femmes, sur l’éducation sociale et financière (car quand nous parlons de l’épanouissement de la fille et de la femme, il est également question de l’autonomisation financière). Nous abordons également des sujets liés à l’entrepreneuriat et au leadership, nous utilisons donc des espaces, des journées internationales mondiales liées aux thématiques que je viens d’évoquer pour faire des formations, de la sensibilisation et de la mobilisation. Et dans l’Église, nous travaillons comme nous le pouvons par les formations, les mentorats. Nous essayons de coacher certaines comme nous le pouvons pour les amener à comprendre et à rejoindre un peu ce dynamisme que nous avons entrepris.
Comment ces réflexions et ces actions, liées à l’Église et au féminisme, se développent-elles? Et comment cela se vit-il dans les Églises d’Afrique de l’Ouest ou dans ton Église tout simplement?
Dans mon Église, il faut dire que féminisme n’est pas un mot que l’on accepte. Le féminisme dans les Églises d’Afrique est à mon humble avis le fruit de cette décennie mais aussi d’un cercle de femmes théologiennes africaines engagées. Le mot en lui-même n’est pas utilisé: ce sont des actions visibles, liées à la formation, l’éducation, la mise en association pour les femmes, et même des actions qui sous-tendent la réflexion féministe. Mais les femmes qui les mettent en œuvre ne se réclament pas du féminisme. Il y en a même qui sont venues me dire: «Si tu cesses de parler du féminisme, tu auras les gens avec toi ! Il vaut mieux parler de genre». Je leur dis que ce n’est pas la même chose. Nous avons donc dans l’Église des associations féminines qui travaillent dans la dynamique de l’épanouissement et de la promotion du développement de la femme, de l’amélioration des conditions de vie de la femme en général. Mais ce sont des associations qui ne s’affichent pas féministes parce que le féminisme est vu comme une entreprise importée par les femmes intellectuelles ayant été en contact avec l’Europe et les États-Unis.
C’est un avis que tu ne partages pas et il me semble que je t’ai entendu dire dans une interview que le féminisme africain était déjà là depuis longtemps, que ce n’est pas une importation des Blancs.
Oui. Si le mot n’existe pas dans le contexte africain, les faits sont là. Il y a des femmes leaders dans la tradition africaine qui ont refusé de porter le nom de leur mari après leur mariage, il y a des femmes qu’on a envoyées se marier contre leur volonté et qui ont fui. Les actions de responsabilité, de dignité, de liberté, d’autonomisation et je vais dire d’égalité sont là, vécues, avant même que l’on parle du féminisme, c’est pour cela que nous disons que le féminisme est déjà dans le vécu de la femme africaine. D’ailleurs, on peut faire référence aux femmes amazones du Dahomey, aux femmes de la révolution au Bénin et encore aujourd’hui, des femmes continuent de porter la valeur humaine en disant le je, en refusant d’être des personnes de second rang. Ça, ce n’est pas l’Europe ou les États-Unis qui sont venus nous l’apprendre, c’est quelque chose qui existe déjà dans la tradition et la société africaine.
«Jésus a été le premier féministe»
Je sais que tu aimes aussi parler de Jésus comme du modèle féministe par excellence. Est-ce que tu pourrais développer cette idée?
Quand nous parlons de la soumission et de l’amour et si nous voulons vraiment faire nôtres ces mots, nous devons aller à l’école de Jésus. Jésus a été le premier féministe: aller à l’école de Jésus, c’est accepter de devenir féministe. C’est à une femme que Jésus a choisi d’être annoncé avant sa conception et c’est aux femmes que l’annonce de la résurrection a été faite. Du début jusqu’à la fin, Jésus a donc mis la femme au centre de son message. Je laisse tout ce qui a été fait avec les femmes durant son ministère, les femmes qui ont été guéries, les femmes qui l’ont accompagné, les femmes disciples…
Pour comprendre le féminisme, il faut aller à l’école de Jésus. Je le dis parce que le discours féministe se comprend comme un appel au respect de l’homme et de la femme comme étant images de Dieu. Ce respect n’est pas l’apanage que la société donne aux femmes mais Jésus, étant dans une société patriarcale, a amené à ce respect de la femme en travaillant à ce que les femmes soient incluses dans son ministère du début jusqu’à la fin. Généralement, les thèses de la Création sont utilisées pour aliéner la femme mais si nous nous référons à Jésus nous pouvons dire qu’il est celui qui a corrigé ces thèses que nous utilisons. C’est pour cela que nous devons aller à l’école de Jésus qui est l’ami des femmes comme il est aussi celui des hommes. Dans l’évangile de Luc, les disciples disent sur le chemin d’Emmaüs: «Les femmes qui étaient des nôtres nous ont étonnés» (Luc 24,22). C’est la preuve que Jésus n’a pas parlé aux femmes au détriment des hommes, ni aux hommes au détriment des femmes. Il a composé avec les deux.
Je sais que tu insistes aussi sur une nécessité d’être réconciliés. Peux-tu nous en dire plus?
Oui. Si le féminisme existe c’est parce qu’il n’y a pas de solidarité entre les femmes, ni entre les hommes et les femmes. C’est parce qu’il n’y a pas réconciliation et en premier lieu réconciliation avec la femme elle-même, puisque de tous temps la femme a été éduquée dans un système qui lui refuse le droit de dire le je. La femme doit se réconcilier avec elle-même parce qu’on a passé tout le temps à lui dire que les femmes sont contre les femmes. Et ces dernières n’ont souvent pas l’habitude d’avoir des femmes comme leader, c’est pour cela que les femmes doivent d’abord se réconcilier avec elles-mêmes et se réconcilier avec leurs sœurs.
Mais cette réconciliation avec soi-même et avec sa sœur commence par la réconciliation avec Jésus. Qui suis-je pour Jésus? Est-ce que je suis pour Dieu une image de Dieu comme la Bible me présente où est-ce que je suis celle que le système patriarcal me présente? Nous devons sortir de la peinture, de l’image peinte par la société patriarcale pour pouvoir être celle que Dieu a créée à son image et à sa ressemblance. C’est ça, la première réconciliation dont je parle: nous devons nous réconcilier avec les hommes et les hommes doivent se réconcilier avec nous en allant dans la dynamique de Dieu où la femme est vue comme vis-à-vis de l’homme et non comme un objet dont on abuse, qu’on utilise et qu’on jette. C’est dans cette réconciliation que la phrase prononcée par Dieu à la fin de la Création («Et cela était très bon», Genèse 1,31) aura tout son sens, quand la femme et l’homme se verront comme des vis-à-vis pour accomplir la volonté de Dieu sur cette Terre et dans la société. Car alors ils se verront comme des collaborateurs-collaboratrices. C’est à ce moment-là que le monde s’épanouira.
Le féminisme est un rappel à cet ordre de la Création telle que rapportée par les Écritures. Cette réconciliation constitue une dénonciation de la prise de la femme comme objet mais une acceptation de sa considération comme un être humain image de Dieu. C’est cela que j’appelle réconciliation, mais ce travail se fera par la femme elle-même, personne d’autre ne le fera à notre place.
Qu’aimerais-tu dire aux femmes qui écouteront ton épisode?
Je voudrais juste rappeler aux femmes que nous sommes des êtres créés à l’image de Dieu et que Jésus-Christ nous a donné l’attitude qui consiste à ne pas nous enfermer mais à pouvoir nous lever, nous mettre à l’écoute de la Parole, nous mettre en mouvement, sortir de cette zone de confort dans laquelle on nous a toujours placées pour pouvoir agir pour notre bien-être et pour la gloire de Dieu. Et aux hommes, je dirais, en utilisant le thème du 8 mars 2024: investissez en faveur de la femme et accélérez le rythme pour que le monde soit un monde meilleur, «très bon», comme le disent les Écritures.
Qu’évoque pour toi le mot protestante ?
Le mot protestante est pour moi un mot plein de sens. C’est un mot historique qui rappelle toute la Réforme protestante mais qui nous accompagne dans notre quotidien. Quand on se présente comme protestante, on pense qu’on passe tout notre temps à protester et… oui, cela nous accompagne dans notre quotidien. Mais pour ma part, la protestation ou le protestantisme constituent un grand héritage sur la base de Soli deo Gloria: «à Dieu seul la gloire». Et par rapport à cela, tout ce que je fais, tout ce que je dis et tout ce que je pense doit aller dans le sens de rendre gloire à Dieu et de faire sa volonté. C’est ce que vaut pour moi le mot protestante et je suis fière d’être née dans une confession protestante (et j’ajouterais: méthodiste).
Pour aller plus loin : De la théologie du désencerclement, une lecture de Jean 8, 1-11, par Fifamè Fidèle Houssou Gandonou (Foi&Vie, décembre 2023).
Transcription: Pauline Dorémus
Illustration : illustration du podcast Protestantes! par Anna Wanda Gogusey et portrait de Fifamè Fidèle Houssou Gandonou.
(1) Une des langues du Bénin, proche du fon, appelée aussi Gun-gbe et parlée dans la région côtière de Porto Novo.
(2) Ethnie également appelée Nagot entre le Bénin et le Nigeria, dont la langue est apparentée au Yoruba.
(3) En fon, littéralement: les enfants placés auprès de quelqu’un. Au Bénin, ce terme était utilisé pour désigner des enfants de familles pauvres placés sous le tutorat de familles plus aisées moyennant service domestique; il désigne aujourd’hui des enfants de 5 à 15 ans loués ou achetés pour travailler.
(4) Le Destin du roseau, Ruisseaux d’Afrique (2005).
(5) Plat de haricots du sud du Bénin.