Le débat sur le prosélytisme en Occident - Forum protestant

Le débat sur le prosélytisme en Occident

Il y a une perception singulière et séculière du prosélytisme en Europe où, pour l’historien Jean-François Mayer, «toute forme de propagation active des croyances semble devenir parfois potentiellement suspecte». Or, le prosélytisme fait «partie intégrante de la liberté religieuse» et «distinguer entre un prosélytisme abusif et un partage légitime de convictions religieuses revient à tracer une ligne de démarcation entre religion légitime et religion problématique». Ceci alors que «jamais les Européens n’ont fait l’expérience d’une variété d’options religieuses aussi large que celles qui s’offrent à eux aujourd’hui».

Article du numéro 2021/6 de Foi&Vie, dans le 1er Cahier d’études missiologiques et interculturelles.

 

 

Dans les années 1960, alors enfant, je reçus plusieurs cahiers d’une collection publiée par la maison d’édition catholique Fleurus, Belles histoires et belles vies. D’une présentation qui serait aujourd’hui jugée austère, ils racontaient des épisodes de l’histoire des missions, propres à inspirer l’admiration envers des chrétiens brûlant de zèle pour l’annonce de l’Évangile. Les aventures du jésuite François Xavier (1506-1552) en Asie m’impressionnèrent: «C’est un des héros les plus purs et les plus enthousiasmants que le monde ait connus», concluait le récit (1). Un autre cahier exaltait la foi des martyrs de l’Ouganda. L’introduction du Père Jacques Bondallaz mettait en contraste le choc de la colonisation et la bonté des missionnaires:

«Heureusement pour l’honneur de l’Europe, en même temps que les explorateurs et les commerçants arrivèrent les missionnaires. Et tout de suite les Noirs reconnurent qu’ils avaient affaire non à des maîtres, mais à des frères. Ils reçurent avec joie le message d’amour de l’Évangile, qui leur apportait la vraie liberté. Traités non plus en sauvages, mais en authentiques fils de Dieu, ils égalèrent en charité et en héroïsme les chrétiens du vieil Occident» (2).

Quelques années plus tard, adolescent, la découverte des réflexions de l’ethnologue Robert Jaulin sur l’ethnocide, c’est à dire l’extermination culturelle et la part que pouvaient y jouer des missionnaires, même animés du plus grand dévouement et des meilleures intentions du monde, me montra une autre facette (3). Tout en découvrant progressivement leur complexité, je suis resté sensible et attentif aux deux approches ainsi qu’aux questions posées.

Je n’avais pas imaginé que je retrouverais des enjeux analogues dans mon itinéraire de chercheur. L’intérêt pour le champ religieux contemporain marqué par la rencontre des cultures et des religions a placé sur mon chemin des situations liées au partage de convictions religieuses et aux conversions. Cela a suscité un intérêt pour les «conflits du prosélytisme» (4), dont l’historien américain Martin Marty avait identifié les perspectives, dépassant les cadres géographiques exotiques qui avaient pu enflammer mon imagination enfantine:

«Quand des gens se livrent au prosélytisme, ils ne représentent pas simplement une impulsion ou une émotion, mais un monde. À travers leur action, un monde avance et empiète sur un autre.» (5)

 

Distinguer entre les prosélytismes ?

Une acception neutre du prosélytisme, dans un sens descriptif et technique, reste possible pour qualifier des efforts visant au partage de convictions religieuses en vue d’obtenir l’adhésion à celles-ci. Afin d’éviter le piège qui conduirait à passer d’une condamnation du prosélytisme à la négation même du droit d’un groupe à propager son message, Philippe Greiner avait suggéré – à partir des documents œcuméniques et dans la ligne de décisions de la Cour européenne des droits de l’homme – de distinguer simplement entre un prosélytisme de mauvais aloi et un prosélytisme de bon aloi (6). Il reste à voir si une telle distinction est encore possible, alors que le mot semble de plus en plus connoté négativement dans un cadre tant chrétien que séculier. (7)

Dans le discours chrétien, le prosélytisme devient le terme désignant ce que l’action missionnaire ne doit pas être: le prosélytisme est presque devenu synonyme de dérives missionnaires. Dans un «appel à établir des relations responsables dans la mission et à renoncer au prosélytisme», un document publié par le COE en 1997 qualifie le prosélytisme de «scandale» et de «contre-témoignage» (8). Mais c’est à la perception séculière du prosélytisme en Occident que nous entendons nous intéresser ici. Aux yeux de celle-ci, toute forme de propagation active des croyances semble devenir parfois potentiellement suspecte. Plusieurs facteurs expliquent cette situation.

Si nous partons des activités missionnaires au sens classique, la fin de la période coloniale ainsi que le regard critique sur la colonisation, la valorisation de patrimoines culturels non-occidentaux, la montée de la sécularisation et un sentiment répandu de relativisme religieux n’inclinent guère les Européens du 21e siècle à considérer avec bienveillance les projets missionnaires, sauf dans des niches religieuses convaincues de devoir partager le message évangélique. En outre, les sentiments de supériorité de modèles religieux et culturels de l’Europe se sont estompés et il n’est plus question pour la plupart des gens de voir dans des messages religieux particuliers une voie exclusive de salut.

Le débat autour du prosélytisme se déplace sur le terrain européen. Nous rencontrons notamment une dimension proche des enjeux suggérés par Martin Marty, renvoyant à une religion étrangère, dont l’irruption en Occident peut être interprétée comme une conquête et un déplacement de frontières tant culturelles que religieuses. Le mot prosélytisme est appliqué à des manifestations de l’islam en Occident. Il est vrai que l’islam est animé par une dynamique missionnaire, qui s’exprime également de façon très informelle: des visites individuelles dans des mosquées m’ont souvent valu l’expérience de discussions avec des fidèles qui invitent promptement le visiteur attentif à embrasser l’islam (9). Ce n’est pas cela qui vaut des accusations de prosélytisme à l’encontre de musulmans. Certaines critiques visent une activité relevant effectivement d’une méthode missionnaire: des stands dans l’espace public, notamment à l’initiative de groupes salafistes. Les réactions rejoignent celles qui pourraient s’exprimer envers des initiatives semblables d’autres groupes religieux. D’autres accusations de prosélytisme envers des musulmans en Occident renvoient à la tentative de subvertir la sécularité supposée de sphères publiques. Par exemple, des «revendications à caractère religieux dans l’entreprise» (port du voile, aménagement des horaires pour la prière) se voient qualifiées de prosélytisme (10). De même, la notion de prosélytisme a été associée à plusieurs controverses autour du port de foulards ou voiles islamiques.

 

Ce que la société est prête à tolérer

Le prosélytisme identifié comme un problème pour les sociétés occidentales modernes en raison de l’expression d’une foi religieuse dans l’espace public ou dans certains contextes dépasse l’islam. Des distributions de nouveaux testaments ou de bibles par l’association chrétienne des Gédéons se heurtent à des réactions. «Les prosélytes s’obstinent à offrir des bibles aux élèves», titre un quotidien suisse (11). De même, les activités de groupes qualifiés de sectes pour diffuser leurs convictions s’attirent vite l’accusation de prosélytisme (relayée par celle de dérives sectaires) (12), comme nous avons encore pu le voir durant la période de pandémie, avec les adaptations des stratégies de propagation des croyances qu’elle a entraînées.

Il est normal que des règles soient édictées pour des activités religieuses ou autres dans l’espace public: les autorités décident quels moments et quels lieux sont appropriés; le nombre de groupes présents simultanément peut se trouver limité pour des raisons pratiques. Une régulation est inévitable (13). La méfiance envers le prosélytisme conclut parfois qu’il vaudrait mieux limiter ou bannir la propagande religieuse sur la voie publique, comme cela a été tenté par la ville de Genève en 2014. Invoquant un nombre croissant de sollicitations, celle-ci avait décidé

«de refuser à l’avenir la mise à disposition de son espace public à toutes entités requérantes, quelles qu’elles soient, faisant la promotion d’activités de type religieux ou ‘spirituel’, qualifiées de prosélytes, par opposition à ce qui est généralement défini par l’expression ‘but idéal’, outre les activités participant à l’exercice des droits politiques».

Le mémoire soumis par les autorités municipales en réponse à la plainte d’une association touchée par la mesure justifiait celle-ci par l’attachement à la laïcité et par la multiplication d’entités à caractère religieux, ésotérique ou spirituel: «Le refus porte précisément sur la demande d’un usage accru du domaine public aux fins de proposer des documents participant directement ou indirectement du prosélytisme» (14). L’année suivante, le Tribunal administratif donna tort à la Ville de Genève, par un jugement du 11 mars 2015, soulignant que le prosélytisme faisait partie intégrante de la liberté religieuse et rappelant les décisions dans ce sens de la Cour européenne des droits de l’homme (15): «La lutte contre le prosélytisme religieux ne peut donc pas être considérée comme d’intérêt public».

Juridiquement, la liberté de croyance ne peut aller sans la liberté de propager ses convictions. La question est de savoir ce que la société est prête à tolérer. Plusieurs fois, j’ai reçu des appels de personnes irritées qu’on n’interdise pas la propagation de certains messages religieux dans l’espace public, étonnées que – sauf trouble à l’ordre public, insistance déplacée dérangeant les passants ou prédication d’un message violent ou très agressif – de telles interdictions ne soient pas possibles. Comme l’ont perçu plusieurs auteurs, distinguer entre un prosélytisme abusif et un partage légitime de convictions religieuses revient à tracer une ligne de démarcation entre religion légitime et religion problématique.

 

Les religions appelées à coexister plutôt qu’à se concurrencer

Le prosélytisme est également associé à la propagation de croyances avec un zèle trop affirmé, à contre-courant de la nature privée et individuelle de la religion dans les sociétés modernes. Jamais les Européens n’ont fait l’expérience d’une variété d’options religieuses aussi large que celles qui s’offrent à eux aujourd’hui. Cette variété même peut relativiser l’appel à en embrasser une en particulier. Et dans un contexte sécularisé, cet appel peut être interprété comme importun ou même suspect: pourquoi une telle insistance, alors qu’existent tant de croyances ? Dans ce contexte de pluralité, les appels missionnaires insistants ne risquent-ils pas de devenir cause de divisions ou de conflits ? Beaucoup plus que la prédication fervente d’une voie de salut particulière, les autorités attendent des groupes religieux la capacité à cultiver une pacifique coexistence.

Le prosélytisme apparaît ainsi comme dérangeant soit parce qu’il paraît menacer l’identité du groupe ou la paix sociale, soit parce qu’il entre dans une sphère considérée comme relevant de choix individuels, tous également légitimes.

 

Jean-François Mayer est historien, fondateur et directeur de l’institut Religioscope, centre de recherche et d’analyses des facteurs religieux, de leur histoire et de leurs développements, dans le monde contemporain, basé à Fribourg.

 

Illustration: Avant un match de football américain sur le campus de la Michigan State University en 2008 (photo Saraware, CC BY 3.0).

(1) Abbé Norbert Marchand, Saint François Xavier, Fleurus (Belles histoires et belles vies, 17), 1953, non paginé (case 172).

(2) J. Bondallaz, Avant-propos, in P. Bouin, Les Martyrs de l’Ouganda, Fleurus, 1964.

(3) R. Jaulin, La Paix blanche. Introduction à l’ethnocide, Seuil, 1970.

(4) Je me permets de renvoyer à un texte dans lequel j’avais tenté de résumer les enjeux de ces conflits dans une perspective transculturelle: Conflicts Over Proselytism. An Overview and Comparative Perspective, in R. Hackett (éd.), Proselytization Revisited. Rights Talk, Free Markets and Culture Wars, Equinox, 2008, pp.35-53.

(5) M. E. Marty, Proselytism in a Pluralistic World, in M. E. Marty et F. E. Greenspahn (dir.), Pushing the Faith. Proselytism and Civility in a Pluralistic World, Crossroad, 1988, pp.155-163.

(6) Le prosélytisme de mauvais aloi recouvrirait l’atteinte au droit des personnes, la déloyauté entre Églises et le non-respect de la doctrine de l’Église concernée (séparément ou en combinant ces éléments); le prosélytisme de bon aloi exigerait la présence simultanée de trois critères: le respect de la liberté d’autrui, la loyauté à l’égard des autres confessions religieuses et la fidélité doctrinale (P. Greiner, Typologie des prosélytismes, Transversalités 97/1, 2006, pp.91-126, ici p.99s).

(7) Cette évolution négative s’inscrit dans une durée plus longue: le terme «a pris dès le milieu du 19e siècle une nuance dépréciative et polémique», note V. Fortier. Le prosélytisme au regard du droit. Une liberté sous contrôle, Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires 3, 2008.

(8) Vers un témoignage commun, 19 septembre 1997. Une mise en contexte est nécessaire, car les aspects du prosélytisme considérés dans ce texte renvoient à une variété de situations, allant des activités missionnaires de groupes religieux indépendants des grandes organisations chrétiennes aux préoccupations face à des entreprises religieuses concurrentes à la suite de l’ouverture religieuse dans des pays orthodoxes.

(9) Sans oublier l’importance de mouvements de prosélytisme interne à l’islam, si l’on peut dire, notamment à travers des mouvements qui incitent des musulmans à se réislamiser. Le cas de la Jamā’at al-tablīgh est connu.

(10) L. Guirous, Entreprises. La nouvelle cible du prosélytisme islamique, L’Opinion, 28 septembre 2016.

(11) Le Temps, 11 février 2017, p.12. Un représentant du mouvement, cité dans l’article, se défend en expliquant qu’il s’agit de distribuer la Bible sans essayer de recruter des adhérents pour une association spécifique.

(12) «Spécialiste des dérives sectaires (…), la Genevoise D. Muller tire la sonnette d’alarme après la tenue d’un stand raëlien (…) à Genève (…). Ce qui la tourmente, c’est (…) la possibilité, pour différents mouvements, de se retrouver à faire du prosélytisme sur la voie publique. ‘C’est la porte ouverte aux mouvements intégristes de tout poil, musulmans, chrétiens ou autres’, assure-t-elle.» (Valérie Duby, Porte ouverte aux intégristes !, Le Matin, 6 avril 2016, p.9)

(13) Il y a une vingtaine d’années, un article avait proposé un panorama de cas et situations dans le contexte américain:  H. O. Hunter et P. J. Price, Regulation of Religious Proselytism in the United States, Brigham Young University Law Review, 2001/2, pp.537-574.

(14) Les citations sont extraites du mémoire réponse de la Ville de Genève en réaction à la plainte déposée (novembre 2014). Je remercie Manéli Farahmand, directrice du Centre d’information sur les croyances (CIC), à Genève, qui m’a communiqué ce document ainsi que d’autres pièces relatives aux questions de prosélytisme.

(15) Voir X. Souvignet, Prosélytisme et Cour européenne des droits de l’homme, prosélytisme de la Cour européenne des droits de l’homme ?, Société, droit et religion, 2017, 7/1, pp.53-70.

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