Le manger et le péché (1) - Forum protestant

Le manger et le péché (1)

«N’étant pas pasteur mais néanmoins prédicateur, je n’ai jamais eu le courage de prêcher sur le manque de modération alimentaire ou sur la malbouffe volontaire», écrit Philippe Malidor qui commence ici, dans ce premier volet, par expliquer cette réticence et à examiner ce qui relève pour lui plus «d’une maladie de l’époque que d’un dérèglement anatomique individuel».

L’article que l’on va lire en entier – sauf indigestion – sera publié en deux parties. Nous avons hésité quant au style à lui donner. Fallait-il qu’il fût impersonnel ? Il s’est avéré que cela était quasiment impossible parce qu’on ne peut aborder la question de l’obésité qu’à partir de la situation où l’on se trouve. Quand on n’a pas de problème de poids tout en mangeant presque tout ce qui est mangeable, on ne s’exprime pas comme une personne qui, pour diverses raisons, doit faire attention à tout. Peut-être devra-t-on demander une contribution sur le même thème à une personne anorexique et à une personne boulimique… J’ai donc décidé de rédiger à la première personne pour traiter ce qui relève d’une maladie de l’époque bien davantage que d’un dérèglement anatomique individuel.

Lorsque j’étais jeune chrétien converti, je me souviens que les addictions étaient très mal perçues. Les missionnaires anglais, qui avaient conscience de devoir mettre du vin dans leur eau, voire dans leur thé, admettaient que nous, Français, bussions du fruit de la vigne fermenté, et en buvaient parfois avec nous, notamment à la sainte Cène. En revanche, le tabac était très mal perçu. Certains ou certaines se cachaient pour fumer leur cigarette, ou ne laissaient rien transparaître de leur vice. Moi, je fumais peu, et plutôt de bonnes choses, pipe ou cigare. J’ai toujours eu soin, grâce à quelques précautions (la plus simple étant d’espacer mes achats d’herbe à Nicot) de ne pas devenir dépendant. Le principe est finalement relativement simple: dès que le plaisir de savourer dérive vers le besoin, c’est le signal d’alerte. Idem pour la bouteille de vin, la bière, le whisky et tous les produits qui, d’une manière générale, ne sont pas favorables à la santé, ou pas favorables en grande quantité (1). Dans une tautologie remarquable, l’apôtre Pierre souligne que «chacun est esclave de ce qui le domine» (2 Pierre 2,19).

Il convient donc de dominer ses appétences sans jamais se laisser dominer par elles. Je suis le premier à déplorer que mes contemporains versent dans des assuétudes lourdes, que ce soit aux cigarettes, aux alcools parfois violents, voire aux drogues diverses dont la légalisation rampante ne fera que déplacer les trafics tout en nuisant à la santé publique. En ce qui concerne le tabac, il est symptomatique de voir se réduire le choix à presque rien, voire rien du tout pour le tabac à pipe chez certains petits buralistes, preuve qu’on ne cultive plus le goût mais qu’on vient chercher sa dose – ses cartouches meurtrières. Triste époque.

 

L’obésité endémique: une nouveauté

Si l’on démarre cette réflexion à partir de quasi interdits anciens dans certains milieux chrétiens, c’est pour aborder un sujet qui est aujourd’hui complètement tabou dans ces mêmes milieux: la dépendance à la bouffe. Nos Églises comportent de plus en plus de personnes obèses. À quelques rares exceptions près, cela n’a aucune cause génétique. Nous n’avons pas muté depuis les années 1950-60, époque à laquelle (sans doute à cause de l’après-guerre) on se nourrissait de manière globalement modérée par la platitude du porte-monnaie. Peu de gens étaient gros, même ceux qui mangeaient beaucoup – et tel était mon cas. Regardons les photos de classes: les écoliers, étudiants, collégiens, lycéens, étaient presque tous sinon minces du moins d’un calibre qu’on ne remarquait pas. Dans la rue, on croisait peu de personnes obèses: elles étaient l’exception. Même quand les supermarchés sont apparus, les enfants buvaient de l’eau à table, parfois avec un peu de sirop le dimanche. Le Coca-Cola était une rareté, l’Orangina un luxe; les sodas n’avaient pas encore noyé le marché et les estomacs. Il n’y avait ni MacDo, ni KFC, ni Burger-King. D’ailleurs, à cette époque, on emmenait sa gamelle à l’usine ou on rentrait manger à la maison; seuls les Parisiens déjeunaient dans les brasseries. Dans beaucoup de familles modestes, le restaurant était un luxe rare, voire une impossibilité pécuniaire.

Aujourd’hui, dans certaines Églises, on a comme modèles des pasteurs américains parfois célèbres qui affichent fièrement la masse imposante de leurs 120 kilos de chair derrière la chaire. C’est presque devenu la transposition du ventre de propriétaire d’il y a cent ans chez nous. C’est un symbole de réussite, et ce n’est pas un hasard si les théologiens de la Prospérité sont souvent les champions de la danse du ventre. Dans les paroisses, jamais on n’entend de prédications sur l’abus de nourriture. On a peur de choquer les personnes volumineuses qui, peut-être, souffrent d’un dérèglement hormonal. En réalité, lors des repas en commun, il est très facile de voir, sans même observer, que ces personnes mangent double dose (voire pire), tapent dans la charcuterie, les pâtés en croûte, les fromages, les gâteaux, etc., en évitant soigneusement les crudités, les salades vertes et les fruits. Il ne s’agit donc pas d’infirmité physique mais de choix alimentaires délibérés.

 

Maladie et/ou péché ?

N’étant pas pasteur mais néanmoins prédicateur, je n’ai jamais eu le courage de prêcher sur le manque de modération alimentaire ou sur la malbouffe volontaire (2). Écrire est peut-être plus commode (et plus lâche ?), surtout si on ne s’exprime pas devant des proches. Dans ma paroisse, il y a des personnes fortes que j’aime beaucoup. Et je n’ai aucune envie d’offenser quiconque. Une seule, qui est d’une nature joyeuse et formidablement active, reconnaît ouvertement: «Je ne suis pas forte, je suis grosse». Chacune a diverses raisons de ne manger ni bien ni raisonnablement. Et puis, la nourriture, ce n’est pas intrinsèquement un poison comme la drogue, le tabac ou l’alcool (même si ce dernier peut avoir quelques vertus). C’est mal de fumer, c’est très mal de se droguer, c’est inquiétant de picoler. Comment serait-ce donc un mal de manger ?

Et puis, si on est gros, c’est qu’on a des prédispositions à l’être, dit-on. Il y a des gens qui mangent beaucoup sans prendre de poids, et d’autres à qui un peu de laisser-aller inflige quelques kilos de trop, cette propension étant accentuée par d’éventuels traitements médicaux. Qui peut se permettre de pontifier en chaire sur la consommation de chère, chère ou pas chère, casher ou pas casher, bonne ou pas bonne ? On n’a pas à commenter la manière de manger ou la quantité de nourriture prise. C’est du domaine privé.

C’est là qu’on voit que nous avons changé de paradigme. Autrefois, on parlait des Sept Péchés capitaux définis par Thomas d’Aquin, le cinquième étant la gourmandise. Quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’on ne sait pas forcément de quoi on parle :

«La gourmandise ou gloutonnerie est un désir immodéré d’aliments pour soi-même. C’est un défaut visible qui, dans son mécanisme, ressemble beaucoup à la luxure. Il rappelle directement le péché originel, à savoir Adam et Ève croquant du fruit défendu. À ce titre, la gourmandise est liée à l’orgueil et à la désobéissance» (3).

La notice que je cite signale que le terme latin employé est gula (le Gaffiot indique qu’il signifie œsophage, gosier, gorge; et gourmandise seulement chez ce bon Sénèque). Elle ajoute que les synonymes sont gloutonnerie et goinfrerie et que les «vertus contraires» sont la modération et la tempérance.

Si la gourmandise est l’art d’apprécier les bons aliments et les bonnes boissons, alors il faut à nouveau accuser Jésus comme le firent les pharisiens et les docteurs de la Loi qui lui reprochaient d’être un «glouton» (Luc 7,34) et qui l’auraient traité d’ivrogne et d’hédoniste s’ils avaient été aux noces de Cana où il avait transformé de l’eau en vin… et du bon (Jean 2,10) ! Ranger la gourmandise parmi les péchés capitaux, n’est-ce pas tomber dans le piège dénoncé par Paul:

«Ils interdisent de se marier et prescrivent de s’abstenir d’aliments que Dieu a créés pour qu’ils soient pris avec actions de grâces par ceux qui sont croyants et qui connaissent la vérité. Or tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter, pourvu qu’on le prenne avec actions de grâce…» (4).

En revanche, la goinfrerie, comme l’ivrognerie, l’avarice, la luxure, l’orgueil, etc., relèvent de la démesure et du manque de maîtrise de soi. Se goinfrer, c’est bâfrer. Et il est notable que, de même que le fumeur ou le buveur invétéré ne savoure plus depuis des lustres ce qu’il consomme, le glouton ne savoure pas ce qu’il engloutit, tant en solide qu’en liquide. Le buveur se bourre. Le boulimique se remplit. Et il se remplit au point d’enfler. Et il enfle au point de modifier son anatomie, jusqu’à son estomac qui se distend et réclame toujours plus. Après quoi on le plaint et on lui rembourse partiellement des cures parce qu’il est malade. Celui que naguère on eût qualifié de pécheur est désormais un patient. Il est exclusivement à plaindre et non plus à censurer ou à corriger. «Mon corps m’appartient»… mais c’est à la société de prendre en charge (presque toujours inutilement) les déboires que mes excès ont entraînés.

 

Dans la suite de cet article, nous aborderons les racines des abus de nourriture et les remèdes possibles, où le physique et le spirituel sont fortement imbriqués…

 

Illustration: chaise double dans une salle d’attente.

(1) Comparer 1 Timothée 3,3 et 8 avec 5,23. Concernant le tabac (pour paraphraser OSS 117, je ne conseille à personne d’essayer de commencer), j’observe que j’ai quelques amis chrétiens amateurs de cigares et qui ont en commun d’en faire un usage modéré.

(2) Je ne parle pas ici du fait que les pauvres sont orientés vers les aliments diététiquement mauvais, exactement comme ceux qui veulent prendre le train sont orientés vers l’avion malgré la haine officielle du carbone.

(3) Voir Les 7 péchés capitaux (blog JePense.org, Adrien Chœur, 8 décembre 2020). À noter que dans l’Index de l’encyclopédie catholique Théo (1993), on ne trouve ni les Sept Péchés capitaux, ni la Gourmandise, ni la Goinfrerie. Dans le Catéchisme de l’Église catholique (1992), c’est tout juste si on trouve Gourmandise qui est seulement nommée, mais non commentée, à l’article 1866.

(4) 1 Timothée 4,3-4.

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