Le manger et le péché (2) - Forum protestant

Le manger et le péché (2)

Dans le premier volet de cet article, nous avons constaté que la vague d’obésité qui déferle sur presque toutes les nations a, pour l’essentiel, des causes comportementales, sociétales; elle ne procède évidemment pas d’une mutation génétique. Il faut en chercher les origines dans notre environnement et en nous-mêmes. Peut-on y remédier ? Nous pensons pouvoir répondre «oui», en proposant quelques pistes…

Lire le premier volet de l’article de Philippe Malidor.

 

J’ai trop de problèmes…

Prétendre que les excès de table ont manifestement quelque chose à voir avec l’un des sept péchés capitaux, avec une forme de laisser-aller, peut-être avec une forme d’idolâtrie, c’est très impopulaire. Peut-être aura-t-on raison de traiter leur auteur de pharisien. Souhaitant, comme je l’ai dit dans la première partie, ne pas parler in abstracto, j’admets que, même si je viens d’un milieu modeste, je n’ai pas subi certaines carences voire certains traumatismes qui auraient pu entraîner chez moi une addiction comme celles que j’évoque ici. La culture de l’excuse a quelques arguments de poids; cependant, je ne crois pas qu’elle doive occuper toute la place: il est question de reconquérir une liberté, et de ne pas se poser systématiquement en victime.

Deux observations concernant l’auteur de l’article. D’une part, je ne m’exprime pas sur des choses qui me seraient inconnues. J’ai vécu quelques épreuves longues et accidents de parcours sérieux qui ont suscité chez moi des tentations comme celles que je décris. Grâce à Dieu, j’y ai résisté parce qu’il m’a été donné de vite comprendre que certaines consolations sont de fausses amies, et que non seulement mes problèmes ne seraient pas résolus mais qu’ils seraient surchargés (alourdis…) d’un problème supplémentaire. D’autre part, j’observe dans mon entourage des personnes que la vie a gravement accablées, qui n’ont pas le secours explicite de Dieu au sens où elles ne professent aucune foi en lui, et qui se font un point d’honneur de ne pas s’avilir par quelque abus ou quelque accoutumance que ce soit (1). Or, il semble que, parfois, la grâce de Dieu se mue en oreiller de paresse. Certains chrétiens sont complaisants envers eux-mêmes tandis que certains mécréants font preuve d’une dignité et d’un héroïsme qui peuvent et doivent nous remplir d’admiration… et de modestie.

Sur ce qui est abordé ici, le Psaume 107 est tout à fait éclairant. On pourrait le titrer: «Le psaume des rachetés»; mais rachetés, sauvés de quoi ? De la faim, de la soif, des naufrages, de «l’étreinte du malheur et de la souffrance» (verset 39). Mais Dieu ne sauve pas que des victimes, il sauve aussi des gens auteurs de leur malheur, comme ceux qui étaient «prisonniers dans l’affliction et dans les fers, parce qu’ils s’étaient rebellés contre les paroles de Dieu, parce qu’ils avaient méprisé le conseil du Très-Haut» (versets 10b-11). Le ton se fait même plus rude: «Des imbéciles, par leur révolte et par leurs fautes, s’étaient condamnés à l’affliction. Leur gosier avait en abomination toute nourriture, et ils touchaient aux portes de la mort» (verset 17) (2). On voit donc ici que le péché peut entraîner la maladie, qu’on peut se rendre malade en déréglant sa vie et son corps. Et l’on voit bien, sur le sujet qui nous occupe, que le péché consiste à se tromper de cible, à croire qu’on atténue la douleur éventuelle d’un problème par une autre source ultérieure de douleur. «Douleur éventuelle», car nous connaissons tous des gens qui n’ont pas de raisons particulières de commettre des abus et qui s’y adonnent, soit par des mauvaises fréquentations, soit par des incitations médiatiques, etc. Insistons sur le fait que la publicité n’est quasiment constituée que d’incitation aux abus; elle crée des envies là où les besoins suffiraient et, donc, n’auraient pas besoin de publicité (3).

Lorsque nous faisons passer à nos contemporains, y compris aux fidèles de nos assemblées, l’idée qu’ils ne sont jamais coupables, pas même responsables, qu’ils ne sont que victimes de leurs origines, de leur environnement, de la dureté de la société, des tensions nationales et internationales, etc. ; lorsque, depuis un pupitre d’église, on leur dit (je l’ai entendu) : «Venez comme vous êtes» (reprenant ainsi le slogan d’une célèbre chaîne de restaurants), leur rend-on service ? Est-on fidèle à l’Écriture et aux intentions de l’Écriture ? «Venez comme vous êtes» est une formule que la Bible peut cautionner: l’accueil de Dieu est inconditionnel. Quand le fils prodigue rentre chez son père et que sa repentance ne tient qu’au vide de son estomac, son père ne lui pose aucune question et aucune condition (Luc 15,20-24), et c’est bien ce qui scandalise le fils aîné (15,29-30). Néanmoins, si on n’incite pas les auditeurs à changer, à ne pas rester comme ils sont, si on se contente de faire de la câlinothérapie pastorale sans aucune exhortation à la conversion initiale puis à la conversion permanente, on n’a aidé personne. Et, certes, cela passe presque toujours par des révisions douloureuses, des examens de conscience inconfortables, et des résolutions à prendre et à tenir; mais la délivrance ne se fait que par cette voie :

«Il humilia leur cœur par l’oppression ; ils trébuchèrent, et personne ne les secourut. Dans la détresse, ils crièrent vers le Seigneur, et il les sauva de leur désarroi. Il les fit sortir des ténèbres et de l’ombre de mort, et il rompit leurs liens. Qu’ils célèbrent le Seigneur pour sa fidélité et pour ses actes étonnants en faveur des humains !» (Psaume 107,12-15)

On retrouve ici exactement le parcours du fils prodigue. Et là encore, qu’on n’aille pas penser que ces propos ne soient pas soutenus par l’expérience et qu’on prêcherait l’humiliation sans l’avoir jamais connue soi-même. Lorsqu’on la subit dans la compagnie du Seigneur, et même s’Il nous plonge dans l’incompréhension et la souffrances absolues (c’est tout le récit de Job), elle est le prélude et la condition de notre relèvement, et de la joie puissante qui l’accompagne. Incroyable déclaration de Lamentations 3,27: «Il est bon d’attendre en silence le salut du Seigneur. Il est bon pour l’homme de porter le joug dans sa jeunesse». Pourquoi «dans sa jeunesse» ? Peut-être parce que plus les leçons sont apprises tôt, plus on en tire parti pour la suite de l’existence. À l’inverse, si les leçons sont tardives, le redressement de la situation devient proportionnellement plus difficile, voire irréversible (ainsi qu’on le voit très clairement en matière de santé).

Les épreuves infligées ou permises par Dieu et qui, la plupart du temps, sont l’effet naturel de nos propres errements, ne sont pas destinées à nous accabler définitivement:

«Car le Seigneur ne rejette pas pour toujours. Mais, lorsqu’il cause du chagrin, il a compassion selon sa grande fidélité; car ce n’est pas volontiers qu’il afflige les humains et qu’il leur cause du chagrin» (Lamentations 3,31-33).

La main dans l’engrenage

Dans les siècles passés, on a accablé les chrétiens de culpabilité. Et on peut même dire que celle-ci était devenue si écrasante qu’elle explique l’impulsion de la Réforme. Nous ne sommes pas sauvés par nos mérites, et il est impossible que nous le soyons puisque, face à la perfection et à la sainteté de Dieu, ils sont et restent insuffisants. C’est pourquoi la redécouverte du salut par grâce est apparue comme une bonne nouvelle, alors que la Bonne Nouvelle était devenue, finalement, une mauvaise nouvelle.
Mais la grâce n’est aucunement une incitation à la mollesse, à la paresse, au laisser-aller, à l’auto-absolution permanente où, sous l’influence parfois abusive de la psychanalyse, on cherche toujours des causes extérieures à soi pour justifier ce que l’on est – ce qui n’est pas une délivrance mais une version moderne du fatalisme. En effet, si Dieu déclare qu’avec son aide je peux reconquérir la maîtrise de ma vie, y compris dans ce que je consomme, s’il me dit que je ne suis plus le jouet des sollicitations, exemples, influences, traumatismes, etc., qui m’affectent, il m’ouvre la porte vers la liberté reconquise. À cet égard, l’Armée du Salut, dans son magnifique travail auprès des blessés de la vie, a toujours assorti son accompagnement compassionnel d’un appel à la volonté et plus encore du respect de l’engagement pris devant témoins. On ne sauve pas les gens malgré eux.

L’esclave ne peut être extrait de son esclavage sans participer activement à sa délivrance. Et tant qu’en matière d’addiction on s’estime totalement victime et nullement acteur de la situation à laquelle on a abouti, aucune libération n’est envisageable.
Cela étant dit, existent diverses techniques pour résister à la tentation. On peut éviter la fréquentation des pâtisseries ou des bureaux de tabac, boycotter certaines enseignes qui nous habituent à des aliments addictifs et nuisibles, etc. (4). Ces enseignes sont moins chères ? Certes ! mais pourquoi ne pas consommer moins et meilleur, dans des endroits plus recommandables ? Le mieux est de ne pas mettre la main dans l’engrenage, ainsi que le rappelle l’apôtre Jacques dans une description saisissante:

«Heureux l’homme qui tient ferme face à la tentation, car après avoir fait ses preuves, il recevra la couronne du vainqueur: la vie que Dieu a promise à ceux qui l’aiment. Que personne, devant la tentation, ne dise: «C’est Dieu qui me tente». Car Dieu ne peut pas être tenté par le mal et il ne tente lui-même personne. Lorsque nous sommes tentés, ce sont les mauvais désirs que nous portons en nous qui nous attirent et nous séduisent, puis le mauvais désir conçoit et donne naissance au péché. Or le péché, une fois parvenu à son plein développement, engendre la mort. Ne vous laissez donc pas égarer sur ce point, mes chers frères et sœurs…» (Jacques 1,12-16) (5)

La dépendance à la nourriture en quantité excessive et, corollaire fréquent, en qualité déficiente, est-elle à traiter différemment des autres dépendances ? Il est probable que non. En d’autres temps, on aurait répondu: c’est un péché comme les autres. Mais envisageons le terme de péché comme le fait de renoncer à maîtriser (pour ce qui relève du physique) notre corps, que la Bible ose appeler le «temple/sanctuaire (ναος) du Saint-Esprit».

«Ne le savez-vous pas ? Votre corps est le sanctuaire de l’Esprit saint qui est en vous et que vous tenez de Dieu ; vous ne vous appartenez pas à vous-mêmes, car vous avez été achetés à un prix. Glorifiez donc Dieu dans votre corps.» (1 Corinthiens 6,19-20) (6).

Ce passage suit immédiatement des remarques sur l’inconduite sexuelle. Or, la question de la sexualité reste, malgré notre société ultra-permissive, beaucoup plus parlante à nos mentalités que celle de manger trop et trop mal. Pourtant, en mangeant et en buvant en excès, on «pèche contre son propre corps» aussi (verset 18) (7). On détériore le temple et on précipite sa ruine.
Les notions de faute et d’interdit ont beaucoup bougé en très peu de temps. Et gageons que c’est l’industrie agro-alimentaire qui pèse lourd (si on ose dire) dans cette évolution en matière d’excès de bouffe. Au sortir de la guerre, la priorité consistait à résoudre les problèmes de famine par la productivité à outrance à coups d’engrais et de monoculture intensive. Mais comme toujours, les effets pervers ont suivi – l’actualité agricole nous le démontre violemment ! Les populations carencées étaient incitées à manger de la viande (8). Dans les années 1970, le sucre était «l’ami des enfants». Aujourd’hui, «les produits laitiers sont nos amis pour la vie». À l’autre bout des opinions diététiques, certains considèrent que la viande est l’ennemi suprême, que le sucre est à proscrire et même tous les produits d’origine animale y compris quand les animaux ne sont pas tués. À l’écart des tendances boulimiques et des nouveaux ascétismes, on peut affirmer que la modération en tout est encore la voie royale. La France n’est plus que le 10e pays en termes de longévité et le 8e en espérance de vie en bonne santé. Ce n’est certes pas mal, mais attention au possible déclin.

Le salut du corps est largement dans l’assiette et celui de l’âme est en Jésus-Christ; les deux peuvent se conjuguer (9).

 

Illustration: pâtisseries (photo Maxperryplatypus, CC BY-SA 4.0 Deed)

(1) J’ai oublié les médicaments, qu’en anglophonie on appelle drugs. On peut évoquer une pharmacienne qui, soumise à des tensions extrêmes et durables, se refuse à trouver du soulagement dans les médicaments qu’elle vend et connaît parfaitement.

(2) Remarquons avec une pointe d’humour (noir) qu’ici, c’est l’exact inverse de la goinfrerie.

(3) Sur ce thème, lire le savoureux chapitre où Jonathan Hanley évoque Harry, le grand-père de sa femme, «cauchemar des publicitaires». «Quitter la prison du désir», Vers une foi sereine, Farel, 2004, p.21 ss.

(4) C’est le sens de Matthieu 5,29…

(5) La Bible du Semeur utilisée ici semble plus adaptée à la démonstration qu’on tente (…) de faire ici. Mais on peut très bien traduire par éprouver/mettre/mise à l’épreuve, sans que cette double acception (même mot en grec) soit contradictoire. La tentation est une mise à l’épreuve, un test de notre personne, de notre volonté, de notre foi. (Ajoutons que le rapport Dieu/ tentation nous semble moins simple que ce que Jacques en dit; mais c’est un autre sujet.)

(6) Cf. 1 Corinthiens 3,16-17.

(7) On pourrait ajouter que, dans l’inconduite sexuelle, on pèche aussi contre le corps et l’âme de l’autre…

(8) Et les Français étaient fortement incités à boire du vin pour «éponger les excédents» !

(9) Sur toutes ces questions, le livre d’Isabelle Olekhnovitch (Boire et manger devant Dieu, Excelsis (Éclairages), 2019) vaut la peine d’être lu.

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