Le rire dans la pratique ecclésiale (1): rire en Église - Forum protestant

Le rire dans la pratique ecclésiale (1): rire en Église

Les enfants (baptême, école du dimanche, catéchisme), les adultes (réunions paroissiales et cultes), les pasteurs, les personnes âgées … l’humour a sa place à tous les âges et dans toutes les fonctions de la vie d’Église. Dans ce premier volet de son intervention au colloque de 2019 à Heidelberg sur Le sacré et le rire – L’humour comme élément de la religion, Fritz Lienhard liste ces occurences avant de tenter dans le deuxième volet de déceler un «fil conducteur» entre elles.

Première partie de l’article publié dans le dossier Le rire et le sacré du numéro 2020/6 de Foi&Vie.

Lire la deuxième partie: Le rire dans la pratique ecclésiale (2): transversalités ?.

 

 

La théorie de la pratique étudie le christianisme vécu, dont l’activité ecclésiale représente une part importante quoique non exclusive. Or celle-ci se confronte aux tragédies de la vie, mais aussi à ce que nous pouvons appeler sa comédie, ce qui prête à rire. C’est pourquoi, dans le cadre du présent propos et à titre hypothétique, je vais d’abord évoquer les occasions de rire dans le cadre des activités ecclésiales. Je partirai simplement de ce phénomène du rire. Ce parcours à travers les différentes activités permettra de différencier les différents types d’hilarité qui s’y présentent, pour approfondir une dimension plus fondamentale du rire parmi d’autres, celle qui se rapporte à la joie pascale.

 

A – Rire en Église

Dans le cadre du présent propos, nous ne pouvons mener tout un projet de recherche sur l’hilarité dans l’activité ecclésiale. Celui-ci devrait commencer par observer les situations ecclésiales où les sujets rient. Il faudrait séjourner dans le foyer paroissial, dans le bâtiment cultuel et même au bureau paroissial avec un dictaphone et recueillir les différentes formes de rire : fou rire, blague, trait d’esprit, dérision, sourire, rire jaune, etc. Ensuite, il faudrait interroger les acteurs au sujet de leur propre compréhension de ces différents rires. Sans recueillir méthodiquement ces rires dans ma contribution, je me contente aujourd’hui de rassembler différentes expériences de rire en Église. Ce travail pourrait servir à l’établissement d’hypothèses de travail en vue d’une étude plus rigoureuse, qui pourrait être menée ultérieurement. Je procède dans une logique de chronologie biographique en rassemblant des manifestations d’hilarité et en proposant des éléments d’analyse.

 

1. Rire avec les enfants

Voyons d’abord le rire en présence d’enfants.

 

a) Baptême

Le premier rire à évoquer se présente avec le baptême d’enfants. Passons sur le phantasme de l’enfant de pasteur rêvant de disposer un poisson rouge dans le baptistère. Dans la pratique, le rire se présente plutôt au moment de la présentation du bébé à l’assemblée cultuelle. On observe alors comme une onde de rire à travers les bancs. Comment l’expliquer?

– Ce rire est d’abord celui de la bienveillance. C’est le sourire typique de l’adulte vis à vis de l’enfant, et en particulier vis à vis du bébé, sourire qui finit par être rendu avec le premier sourire du bébé lui-même. C’est l’expression du sentiment d’amour d’un parent vis à vis de son enfant, prenant le cas échéant la forme de la compassion, qui est une condition pour que l’être humain puisse subsister d’une génération à l’autre.

– Dans certaines communautés, ce rire est celui du soulagement. Alors que l’avenir des Églises locales n’est pas assuré, les paroissiens se réjouissent de la présence d’une nouvelle génération à venir. Ce rire est celui de la joie par-delà l’inquiétude.

– Mais ce rire se présente également en présence de l’inattendu du bébé. Quand une femme est enceinte, un tissu de mots est tressé autour de l’enfant à venir, le rapportant au passé : sur l’échographie, il a les joues et le nez de son grand-père, la forme corporelle de son arrière grande tante, les cheveux de son papa… et le premier regard du bébé déchire ce tissu. Il est lui-même. Cet effet de surprise suscite l’hilarité en lien avec l’écart entre l’attendu et l’événement. Cet écart me semble caractéristique de l’hilarité et je voudrais approfondir ce motif dans la réflexion à venir.

 

b) Club d’enfants

L’enquête continue avec le club d’enfants ou l’école du dimanche, selon le cas. Le rire s’y présente en particulier avec ce qu’il est convenu d’appeler les mots d’enfants. Je prends deux exemples:

– Le pasteur a raconté la parabole dite du fils prodigue lors de la dernière séance. Comme toujours, pour assurer la continuité pédagogique, il invite les enfants à se remémorer le récit. Dans ce contexte, il pose la question: «Et qui n’a pas été content du retour du fils prodigue?» Une petite fille lève la main et dit: «Le veau gras» (1). C’est un rire dû à un effet de surprise. Dans la continuité attendue du discours, c’est le frère aîné qui devrait faire l’objet de la réflexion. Mais la remarque de la petite fille conduit dans une direction inattendue dans l’interprétation du texte. Le rire est suscité par cet écart entre la réponse attendue et celle qui est donnée.

– Un petit garçon protestant a assisté à sa première messe catholique. En commentant l’événement à la séance suivante du club biblique, il dit: «Le moment que j’ai préféré, c’est quand le curé a enfermé les chips du petit Jésus dans le frigidaire». Le rire correspond à un effet de surprise face à une remarque inattendue, mais il réagit également à une opération de désacralisation, liée à l’identification des hosties avec les chips et du tabernacle avec un réfrigérateur. Relevons au passage l’expression d’une piété du petit Jésus, qui a surgi au 18e siècle, celui de l’invention de l’enfance innocente. Cette figure facilite l’identification des enfants à Jésus.

Dans les deux cas, l’effet de surprise est central. L’enfant offre une autre perspective sur le récit biblique ou le déroulement liturgique, et déroute ainsi la lecture conventionnelle des adultes. Il introduit un écart. En même temps, ces histoires en sont appropriées de manière nouvelle et désacralisées, offrant un nouveau modèle d’interprétation, dont la fécondité plus générale reste à établir. Rappelons le conte d’Andersen: Les habits neufs du roi. Le tailleur, le roi et les courtisans s’étaient entendus pour affirmer que ces habits – imaginaires, de fait – ne pouvaient être vus que par des personnes intelligentes. C’est pourquoi tous les adultes, ne voulant pas passer pour des sots, faisaient mine d’admirer ces vêtements. Un enfant finit par dire: «Le roi est nu!». L’enfant déchire le tissu de mensonges avec son exclamation suscitant l’hilarité générale et provoquant comme une démythologisation de la situation. C’est un rire libérateur. Ainsi les propos des enfants représentent-ils un événement de vérité. Dans le cas de l’empereur, il s’agit d’un dévoilement symbolique (ἀλήθεια: alètheia = vérité), écartant les vêtements imaginaires (2).

 

c) Catéchisme

Avec les adolescents, le rire se modifie. Évitons les oppositions trop simplistes entre rire innocent de l’enfant et moquerie adolescente, mais à titre de tendance une étude montrerait certainement que le rire des adolescents a un autre caractère que celui des enfants.

Relevons d’abord que le rire y est plus dangereux. Les adolescents n’apprécient pas du tout quand ils ont le sentiment que quelqu’un se moque d’eux. Ils sont dans la phase fragile de la construction de leur identité, ce qui peut conduire à parler d’une phase nécessaire de moratoire (3). Françoise Dolto parlait du «complexe du homard» (4). Mais ensuite, ils pratiquent eux-mêmes un rire consistant à repousser des figures qui ne correspondent pas à l’identité faisant l’objet de leur quête. On se moque de ceux à qui l’on ne veut surtout pas ressembler… et à qui l’on craint de ressembler. C’est ainsi que surgit une nouvelle forme du rire, le rire polémique, proche du claquement des dents des singes menaçant des adversaires potentiels.

Ce rire des adolescents se rapproche de celui qui était cultivé, pour des raisons pédagogiques également, vers la fin du Moyen Âge dans la prédication. Dans ce contexte, le rire maintient dans le droit chemin en stigmatisant les vices et en les rendant ridicules. Dans cette perspective, le rire au sujet des comportements divergents invite à se conformer à la tradition et à la convention en se moquant de ceux qui s’écartent de ce droit chemin. On rit de l’étrange, de l’étranger et de l’anormal. C’est un rire rabaissant et humiliant. Le rire est une arme. N’oublions pas que sarcasme vient de σάρξ (sarx = chair) et consiste à déchirer la chair (5).

Après le catéchisme, une histoire bien connue est caractéristique et mérite d’être analysée. Un pasteur avait un problème avec des pigeons qui salissaient son clocher. Il s’en ouvre à son collègue qui lui répond: «Moi j’ai réglé le problème. Je les ai baptisés, confirmés, jamais revus». L’effet comique de l’histoire résulte d’abord du rapprochement inattendu entre les jeunes, objet du désir des Églises, et les pigeons, dont les pasteurs cherchent à se débarrasser. La dernière formule citée du collègue qui a «réglé le problème» est une litote. Elle exprime sous une forme raccourcie ce qui représente des années de travail, pour en marquer l’échec. Le rire qui en surgit est grinçant. Il représente une manière de réagir face à l’échec de la catéchèse.

 

2. Rire avec les adultes

Si nous nous tournons à présent vers les adultes, distinguons ce qui se passe à la maison paroissiale et ce qui survient à l’église ou au temple, comme bâtiment ecclésial et lieu du culte.

 

a) Réunions

Concernant l’humour des adultes, observons, dictaphone mental à la main, le rire dans le cadre des réunions ecclésiales, y compris le Conseil presbytéral. Le rire dans le contexte des réunions ecclésiales montre également combien il représente un phénomène de groupe. L’anecdote, citée par Bergson, de cet homme qui ne pleurait pas quand tout le monde pleurait, et qui expliquait son abstention en disant: «Je ne suis pas de la paroisse», serait, selon le philosophe, à appliquer au rire. Le rire suppose une entente et une complicité avec d’autres rieurs (6).

 

Mais le rire y sert aussi à l’argumentation, par exemple en caricaturant une possibilité à repousser. C’est une nouvelle forme du rire polémique, dans la tradition du rire de controverse, au 16e siècle par exemple, permettant de dénoncer les abus et de faire rire aux dépens des adversaires (7). C’est ainsi qu’il y a un rire contre, dérision, moquerie. Le caractère dépréciatif de ce rire serait dans le fait qu’il soit incompatible avec l’émotion, autrement dit avec l’empathie. Nous ne pouvons pas rire d’une personne qui nous inspire de la pitié ou de l’affection. Bergson parle même d’une «anesthésie momentanée du cœur». C’est ainsi qu’une situation parfaitement inadmissible peut prêter à rire si, par des techniques rhétoriques adéquates, la sensibilité est mise entre parenthèses (8).

 

Mais dans les couloirs des salles de réunion ou au moment de boire une bière ensemble, se présente également le rire de la convivialité, lié à la joie d’être ensemble. C’est une nouvelle forme du rire de la bienveillance, cette fois réciproque. Rappelons que les sociologues montrent l’importance de ce moment. Y compris et surtout quand les débats sont vifs en séance, se rassurer mutuellement en montrant une bienveillance intacte, entre humains, est vital. C’est d’ailleurs au cours de ces moments informels que surgissent souvent des idées nouvelles, ou encore se dessinent des solutions aux conflits, qui ne se présentaient pas dans la logique plus formelle mais aussi plus frontale des séances de travail elles-mêmes. Dans ce contexte, l’humour, comme disposition à rire, permet de se décaler vis à vis des positions plus figées et de découvrir la joie d’être ensemble, offrant un espace de créativité. Se présentent des solutions inattendues et des évolutions inhabituelles. C’est ainsi que l’humour rend possibles des changements (9).

 

b) Culte

Le culte prête peu à rire. En effet, le langage qui y est pratiqué est performatif, et la condition de son succès est le sérieux du locuteur. Le même langage est à l’œuvre au moment des actes pastoraux. Les mots «je te baptise» ou «tes péchés te sont pardonnés» sont à prononcer sérieusement pour accomplir leur tâche (10). Mais la solennité du culte conduit au fou-rire, lorsque se produisent les inévitables fausses notes. Le rire est d’autant plus puissant que le culte prétend être solennel (11).

Si l’humour n’a guère sa place dans la liturgie, il y a pourtant une exception plus structurelle en ce qui concerne la prédication. Depuis saint Augustin, la rhétorique de la prédication inclut le rire générant une distance intellectuelle et des marges de manœuvre de la réflexion (12). Prenons à nouveau notre point de départ avec un exemple. Dans le cadre d’une prédication au sujet de Luc 18,1-8, La veuve et le juge inique, et à propos de la prière comme demande, le pasteur raconte une blague classique:

 «Quelqu’un voit Dieu en rêve, et lui dit:

– Le rêveur: Seigneur, c’est quoi, pour toi, une éternité?

– Dieu: oh, 5 minutes.

– Ah, c’est intéressant, et c’est quoi pour toi un milliard d’euros?

– 5 centimes.

– Tu ne veux pas me donner 5 centimes?

– Attend 5 minutes.»

Après avoir laissé l’assemblée rire quelques secondes, le pasteur poursuit son propos: «Les chemins de Dieu ne sont pas nos chemins. Mais j’ai quelque chose de bien plus important à vous dire : les chemins de Dieu font des détours. Comment comprendre la crèche et la Croix du Christ autrement que comme des détours sur les chemins de Dieu?» C’est dans le contexte de ces détours que la prière d’intercession peut trouver un sens. Cette séquence de prédication fonctionne grâce à une succession d’écarts:

– Le premier est celui entre la petitesse des humains et l’infini de Dieu, de sorte que la demande d’argent de l’être humain en devient mesquine.

– Le deuxième, qui est lié, est la fin de non-recevoir de Dieu, renvoyant l’exaucement de la prière de l’être humain à l’éternité. Alors que le premier écart conduit à une sorte d’étonnement contemplatif, la réponse de Dieu suscite l’hilarité. Elle représente une surprise, et ainsi une rupture avec l’attendu de la part du rêveur. La figure en chiasme crée un contre-pied. En français, on parle de chute, un mot qui marque bien l’inattendu du propos.

– Le commentaire du pasteur prend d’abord acte de cet écart entre les chemins des humains et celui de Dieu, mais redouble ensuite l’écart en introduisant les détours dans ces chemins, de sorte qu’une prière d’intercession a du sens. D’une certaine manière, il fait la démarche de Karl Barth dans L’humanité de Dieu (13). Il constate que l’affirmation du Dieu infini correspond encore et toujours à une projection de l’être humain, qui voudrait être infini. La véritable rupture avec cette projection, c’est l’incarnation, prenant encore une fois l’être humain à contre-pied et conduisant à la représentation d’un Dieu vivant.

Comment fonctionne cette séquence? Les écarts successifs conduisent à une perte de contrôle des auditeurs, en les déroutant; en l’occurrence une perte de contrôle joyeuse. Celle-ci prépare dans le langage l’élément de discontinuité dans l’image de Dieu: le Dieu du déisme, hors d’état d’entrer en matière concernant une prière, est dépassé au profit du Dieu de Jésus-Christ. Ainsi, la séquence représente une invitation à la foi dans ce Dieu-là, dans une double rupture avec la mesquinerie humaine et un Deus otiosus, un Dieu oisif et prisonnier de sa divinité. Mais cette foi proposée est en même temps rupture avec l’attendu, et donc perte de contrôle de l’auditeur. Le travail sur la représentation de Dieu est simultanément travail sur l’attitude des humains, en l’occurrence une perte de contrôle, une acceptation de la finitude, ouvrant la voie à l’invitation à la confiance, permettant de porter devant Dieu ses soucis dans l’intercession. C’est ainsi que le rire, dans cette séquence de prédication, ouvre la voie à la prédication d’un Dieu qui écoute les prières et invite à la confiance du croyant.

 

3. L’autodérision pastorale

Un thème au sujet duquel les théologiens pratiques parlent particulièrement de l’humour, c’est l’identité pastorale.

Partons encore d’un exemple: un pasteur veut épouser une femme plutôt bien portante d’un point de vue économique et social. Comme il se doit dans ce genre de milieu, pendant que les femmes font la vaisselle, le beau-père potentiel convie le gendre éventuel à la bibliothèque. Il lui dit: «Vous savez que votre future épouse est habituée à un certain style de vie. Avec votre salaire pastoral, comment comptez-vous faire face?». Et le pasteur répond: «Dieu y pourvoira». Le beau-père de dire: «Vous désirez sûrement avoir des enfants, ils vont vouloir faire des études. Vous savez combien ça coûte?». Le pasteur répond: «Dieu y pourvoira». Le beau-père se rend à la cuisine et dit à sa femme: «Écoute, ça s’annonce mal. Il n’a rien, il n’aura rien, et je crois qu’il me prend pour Dieu».

Dans cette histoire également, l’hilarité est suscitée par l’introduction d’un écart. Le pasteur est dans une logique de la piété s’exprimant dans une formule convenue. Le beau-père rompt avec cette logique en le ramenant sur terre, présentant une situation de dépendance économique à venir entre la famille du pasteur et lui-même. La piété conventionnelle en est révélée dans sa nudité et son absence de pertinence à l’égard d’une situation économique et prosaïque. En même temps, la manière du pasteur de se prendre excessivement au sérieux à travers ce type de formules théologiques est ridicule. Bien sûr, un bon théologien, un peu jésuite, pourrait répondre que Dieu se sert éventuellement du beau-père dans sa manière de pourvoir à la vie de la famille du pasteur… (14)

Dans la tradition théologique, c’est un décalage semblable qui prête à rire. Au Moyen Âge en particulier, le moine lubrique et le prêtre adultère suscitent l’hilarité à cause de l’écart entre leurs prétentions morales et religieuses et la bassesse de leur réalité corporelle et incontrôlable. D’une certaine manière, plus le pasteur se prend au sérieux, plus il prête à rire. Ce rire déconstruit une prétention indue et renvoie le pasteur à sa condition humaine. Il est vrai que la vanité et la prétention représentent des sources inépuisables d’hilarité. Bergson n’a peut-être pas tort de faire remarquer que plus une identité professionnelle est fragile, plus ses représentants se drapent dans une solennité particulière, qui prête à son tour à rire (15).

Dans la théologie pastorale contemporaine, cette dérision à l’égard de la condition pastorale est proposée aux pasteurs eux-mêmes. En particulier, Pierre-Luigi Dubied a proposé l’humour comme une manière de réagir à la situation des pasteurs. Pour lui, le ministère pastoral est en crise. Il y a notamment un décalage entre l’image de soi du pasteur et celle d’autrui à son sujet. Jusqu’à aujourd’hui, le pasteur est considéré comme un exemple moral, et lui-même sait très bien qu’il ne saurait correspondre à une telle image… qui de surcroît est en contradiction avec l’affirmation théologique que tout croyant est et demeure «à la fois juste et pécheur». De même, l’identité pastorale est affectée par l’échec permanent lié à la sécularisation. En particulier, le travail avec les confirmands évoqué ci-dessus marque cet échec, qui ne saurait qu’en partie lui être imputé. En outre, ses tâches ne correspondent qu’en partie à sa formation, puisque les pasteurs sont utilisés pour de l’administration, de l’animation, de la conduite de réunion, etc., autant d’activités qui n’ont guère de rapport avec sa formation théologique… La conséquence en est une sorte d’insécurité fondamentale (16).

Selon Dubied, le pasteur doit accepter d’entrer dans le rôle qui est le sien d’un point de vue sociologique, et pourtant refuser de s’y limiter. En effet, se contenter du rôle formel et décoratif que lui confère la société signifierait trahir l’Évangile, susciter l’indifférence et compromettre l’avenir des Églises. Mais en même temps, ce décalage par rapport aux attentes de la société suscite des antagonismes et érode la crédibilité du pasteur. C’est pourquoi celui-ci ne peut ni renier le modèle totalement, ni l’accepter sans réserve. Il est condamné à une nouvelle élaboration du modèle, orienté à la fois par la situation religieuse et la fidélité au message qui est le sien. En l’occurrence, il s’agit d’un travail de réinterprétation concernant l’identité à la fois spirituelle, personnelle et professionnelle du pasteur (17).

C’est dans le contexte de cette situation impossible à vivre et de la nécessité de mettre en place un décalage vis à vis des rôles préconçus que Dubied propose l’humour. Celui-ci conduit d’abord à vivre la situation pastorale joyeusement au cœur des difficultés. Il permet ensuite de vivre positivement le grotesque lié à la condition pastorale, voire de forcer le trait. Le pasteur se rapproche du bouffon ou du fou du roi, dans la continuité de l’enfant du conte d’Andersen. Ensuite, il s’agit d’une conséquence du message de la justification par la grâce. Celui-ci permet au sujet croyant de ne pas se réduire à ses images sociales. De plus, l’humour permet de reprendre la main et de ne pas simplement subir une oppression. Il permet de lutter contre le désespoir. Ce type de rire se rattache à la tradition consistant à rire dans le malheur. C’est une façon de ne pas s’en laisser submerger. C’est un rire malgré tout témoignant du courage dans l’adversité. Un tel humour a en particulier été développé dans la tradition du judaïsme. L’humour signifie à la fois acceptation, distanciation et protestation, et cette dialectique conduit le pasteur à surmonter une situation impossible en la subissant activement, et donc en structurant son mode de vie (18).

Une telle position suscite l’adhésion comme manière de surmonter une situation de crise en la subissant activement. De la sorte, elle correspond à une spiritualité christologique. Il faut pourtant être prudent. La situation de crise du pastorat ne peut se régler individuellement. La responsabilité à cet égard est partagée. La situation qui induit cette crise est à analyser avec soin. De plus, l’analyse de Dubied dramatise la condition pastorale. Il faut constater d’abord que cette conception du pasteur comme un super-chrétien n’est plus partagée partout. Une identité professionnelle comme interprète s’est plutôt généralisée et permet de surmonter une part des contradictions évoquées par Dubied, qui a d’ailleurs contribué à cette évolution positive. De même, la situation financière des pasteurs n’est pas si dramatique que ce que l’histoire du fiancé évoqué ci-dessus laisse croire. Même en France à l’Ouest des Vosges la situation financière des pasteurs, en incluant les avantages en nature, correspond à la moyenne des Français. Le salaire ne correspond ni aux études, ni aux responsabilités, mais un pasteur peut en vivre correctement et sa famille également. Ensuite, un tel motif de l’humour peut être un alibi, reportant sur l’individu un problème structurel. Étudier les causes structurelles qui conduisent à la démotivation des pasteurs conduit à distinguer celles qui ne sauraient être éliminées, comme la sécularisation, et celles qui relèvent de structures ou de mentalités modifiables. L’humour bien compris, et c’est ainsi que Dubied l’entend, conduit à la fois à la lucidité et au courage de modifier des situations qui font souffrir (19).

 

4. Rire avec les personnes âgées

Évitons encore une fois les préjugés, et gardons conscience du fait que les types que nous proposons sont partiellement des caricatures. Mais le procédé permet de mettre en évidence les gros traits, de saisir un système comme ensemble d’interactions internes, et de marquer les différences entre les modèles. Voyons donc comment se présente le rire avec les personnes âgées.

 

a) Récits

Rendre visite à des personnes âgées signifie entendre beaucoup de récits à caractère anecdotique. L’écoute attentive de ces récits est importante à plusieurs titres:

– Premièrement, de nombreuses personnes âgées font l’expérience qu’elles sont moins intéressantes pour autrui en vieillissant. En découle un sentiment douloureux de perte de reconnaissance. Recueillir le récit de leur vie signifie leur accorder de l’importance.

– Ces récits permettent à la personne âgée de structurer mentalement sa propre biographie, et ainsi d’accéder à un regard plus global sur sa propre vie, avec le pasteur et éventuellement devant Dieu (20).

– Mais ils présentent également un intérêt pour celui qui les entend. Il découvre l’humanité autrement, par exemple quand le récit des personnes âgées porte sur la guerre. Loin des légendes dorées, l’auditeur qui n’a pas connu cette période appréhende les héros et les traîtres, les profiteurs et les honnêtes gens. Se plonger ainsi dans la biographie de quelqu’un d’autre, c’est un peu vivre plusieurs vies.

– Enfin, l’évocation de ces anecdotes, de la part d’une personne en deuil par exemple, permet d’exprimer et de poser le mélange de chagrin et de gratitude pour ce qui a été vécu. De temps en temps revient le refrain: «J’ai eu une belle vie».

 

b) Fou rire à l’enterrement

Il reste à constater que le rire n’est pas rare à l’enterrement. Il y a même une chanson de l’un des chansonniers actuellement les plus populaires, en France, Bénabar, qui s’appelle Fou rire à l’enterrement. Bien sûr, il y a l’expression alsacienne: «Es mueß gelacht wäre an e re Licht, schunsch dät jo nieme me kumme»: «Il faut rire à un enterrement, sinon plus personne ne viendrait». Elle est symptomatique. Comment comprendre le rire dans ce contexte? J’évoquerai plusieurs hypothèses qui ne s’excluent nullement:

– Lors d’un enterrement, en particulier difficile, les personnes dans le deuil sont à fleur de peau. Leur contrôle d’elles-mêmes est ébranlé et donc elles sont particulièrement sensibles, tant aux larmes, aux manifestations de tendresse qu’à l’humour. Dans un tel contexte, le rire peut être nerveux.

«L’humour est la politesse du désespoir» (Alphonse Allais) (21). Il y a des situations de détresse extrême où le rire témoigne d’une forme de résignation au pire. On laisse tomber. On rit pour ne pas pleurer.

– Il y a le rire tendresse. L’évocation de certaines situations vécues avec la personne décédée renvoie à ce que nous avons dit au sujet du récit de soi: l’histoire vécue ensemble soude, avec la personne dont il s’agit de faire le deuil, mais aussi dans la famille. Par exemple dans le cadre de la narration usuelle de la biographie, dans le cadre de la liturgie funèbre, il peut y avoir un mélange singulier de rire et de larme. Il suffit de penser au film Quatre mariages et un enterrement, où le compagnon de l’homme décédé déclare: «Son canard à l’orange le suivra, Dieu merci, dans la tombe». La gratitude pour ce qui a été vécu ensemble, source de complicité, permet ce rire.

– Mais le rire dans cette situation peut également renvoyer au rire pascal. Il s’agit dès lors d’un rire malgré tout, protestation contre la mort au nom de la victoire contre la mort. Dans cette hypothèse, rire avec une personne en deuil signifie que le chagrin ne prend plus toute la place. La mort et la tristesse qui y est liée occupent un espace circonscrit dans une vie qui ne s’y réduit pas, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans le futur.

Lire la deuxième partie: Le rire dans la pratique ecclésiale (2): transversalités?.

 

Fritz Lienhard est professeur de théologie pratique à la Faculté de théologie de l’Université de Heidelberg.

 

(1) Cité par Jean Charles, La foire aux cancres, Calmann-Lévy, 1990, p. 256.

(2) Cf. Hans Christian Andersen, ‘Les habits neufs de l’empereur’, in Nouveaux contes danois (2e partie), Bourlapapapey, pp.67-73. Cf. Marc Lienhard, Rire avec Dieu. L’humour chez les chrétiens, les juifs et les musulmans, Labor et Fides, 2019, p.218.

(3) Voir les ouvrages classiques et toujours valables de Pierre-Luigi Dubied, Apprendre Dieu à l’adolescence, Labor et Fides, 1992, p.129, et de Maurice Baumann, Jésus à 15 ans. Didactique du catéchisme des adolescents, Labor et Fides, 1993, p.131s.

(4) Cf. Françoise Dolto, Colette Percheminier, Catherine Dolto-Tolitch, Paroles pour adolescents. Le complexe du homard, Le Livre de poche, 1992.

(5) Cf. Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Fayard, 2000, p.152.

(6) Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, PUF, 1969 (1940), p.4s.  Comme Peter Lampe le relevait dans le dialogue avec Marc Lienhard lors de notre colloque, il est significatif que quand Dieu rit selon Luther, c’est toujours avec ses anges.

(7) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., pp.115s ; 293.

(8) Henri Bergson, Le rire, op.cit., pp.3s ; 106.

(9) Cf. Reiner Knieling, Plädoyer für unvollkommene Gemeinden. Heilsame Impulse, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008, p.111. C’est pourquoi je ne partage pas la dévalorisation du « rire paroissial » de Max Lühl, Lachen als anthropologisches Phänomen. Theologische Perspektiven, Walter de Gruyter, 2019, p.318.

(10) John Lanshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Seuil, 1970, p.44.

(11) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.290.

(12) Max Lühl, Lachen, op.cit., p.427.

(13) Cf. Karl Barth, L’humanité de Dieu, Labor et Fides, 1956.

(14) Reiner Knieling, Plädoyer, op.cit., pp.108 et 110.

(15) Henri Bergson, Le rire, op.cit., pp.133, 136 et 138. Max Lühl, Lachen, op.cit., p.299. Pierre-Luigi Dubied, Le pasteur : un interprète. Essai de théologie pastorale, Labor et Fides, 1990, p.67. Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.290.

(16) Pierre-Luigi Dubied, Le pasteur, op.cit., pp.12, 21, 57, 66 et 125. Cf. Niklaus Schneider et Volker Lehnert, Berufen – wozu ? Zur gegenwärtigen Diskussion um das Pfarrbild in der Evangelischen Kirche, Neukirchener Verlag, 2009, p.75.

(17) Pierre-Luigi Dubied, Le pasteur, op.cit., pp.42, 54, 69, 71, 77 et 82.

(18) Ibid., pp.28, 61 et 125s. Cf. Reiner Knieling, Plädoyer, op.cit., p.105, et Isolde Karle, Praktische Theologie, Evangelische Verlagsanstalt, 2020, p.155.

(19) Ce que ne font pas suffisamment Niklaus Schneider et Volker Lehnert, Berufen – wozu ?, op.cit., p.75.

(20) Cf. Wolfgang Drechsel, Lebensgeschichte und Lebens-Geschichten. Zugänge zur Seelsorge aus biographischer Perspektive, Gütersloher Verlag, 2002, passim.

(21) Cité par Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.232.

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