L'Église hybride - Forum protestant

L’Église hybride

Les mesures de confinement suite au développement de la pandémie de Covid-19 ont forcé les Églises protestantes dans le monde entier à se positionner face aux technologies numériques. Nous ouvrons notre article par une présentation de la manière dont celles-ci ont refusé, nié, ou adopté passivement ces technologies. Après ce passage en revue de ces positionnements négatifs, nous nous plongeons dans une analyse détaillée de l’Église dite hybride qui embrasse activement et positivement les technologies numériques. Nous offrons le concept de presentia comme outil clef pour une nouvelle théologie de la présence, permettant à l’Église hybride de mieux négocier un temps et un espace communs dans le monde virtuel et physique.

Article paru sous le titre ‘L’Église hybride : Apports théologiques à une ecclésiologie remaniée par les technologies numériques’ dans le dossier Humanités numériques du numéro 2020/5 de Foi&Vie.

 

 

Introduction

Déclarée le 11 mars 2020 par l’Organisation Mondiale de la Santé, la pandémie mondiale causée par le virus dit Covid-19 a entraîné des bouleversements majeurs à tous les niveaux de notre structure sociétale. Comme nous le rappelle la théologienne Ruth Valerio, ce virus n’est malheureusement pas un cas isolé ou nouveau: «Bien que l’expression ‘crise sans précédent’ revienne sans cesse, cette crise n’est pas la première de cette ampleur – l’humanité a traversé d’autres périodes bien plus sombres encore» (1). La peste noire du 14e siècle, la grippe espagnole du 20e siècle, ou encore les virus respiratoires du 21e siècle (SRAS, H1N1) nous rappellent qu’aucune époque de notre histoire n’est à l’abri d’une crise sanitaire.

Ce qui apparaît, en l’occurrence, comme une nouveauté dans le contexte de la Covid-19 est l’utilisation massive des technologies dites numériques. Une technologie est numérique lorsqu’elle se base sur une transmission de données, requiert la médiatisation du réseau internet, et est utilisée par le biais d’appareils mobiles et informatisés. De nombreux pays ont en effet mis en place des solutions par le biais d’applications mobiles pour géo-localiser de manière très précise la propagation du virus. Les technologies numériques ont également été utilisées dans de nombreux aspects de la vie de tous les jours afin de mieux faire face aux mesures drastiques de confinement mises en place par les autorités locales. Les communications interpersonnelles ont ainsi été remaniées par l’utilisation de technologies numériques (réunions familiales sur Zoom, retrouvailles entre amis sur l’application HouseParty, etc.), le télétravail s’est développé et normalisé, l’enseignement scolaire s’est rapidement mis en ligne.

Les Églises ont également dû faire face à cette tendance quasi inéluctable de l’utilisation des technologies numériques. Notre article est une plongée dans la manière dont celles-ci ont répondu à l’utilisation des outils liés aux technologies numériques. Afin de mener à bien ce travail d’investigation ecclésiologique, nous passerons en revue dans un premier temps les réponses apportées par les Églises locales et en quoi celles-ci adoptent une position théologique face aux technologies numériques. Dans un deuxième temps, nous passerons en revue les différents problèmes éthiques qui se posent à l’Église hybride en cours de développement. Nous défendrons notamment l’idée que le concept de presentia devrait aider les Églises dans leur quête de développement des outils numériques.

 

Les réponses des Églises et les technologies numériques dans le contexte de la Covid-19

Au tout début des mesures de confinement, et s’interrogeant sur la façon de réagir au développement d’une pandémie mondiale, les Églises ont adopté différentes attitudes. Celles-ci révèlent un positionnement vis à vis des technologies numériques dans cette ecclésiologie remaniée du 21e siècle.

1. Le refus: attitude techno-snobiste

La première position fut de refuser de fermer physiquement les églises. Si ce scénario s’est peu vu dans notre contexte européen, c’est aux États-Unis surtout qu’il s’est réellement développé. Il correspond à une volonté de continuer à se rassembler à tout prix, mêlée à l’assurance d’une protection divine, et sur fond de méfiance quant à l’existence même du virus. Un écrit théologique de Tearfund, une organisation anglaise de secours aux sinistrés, rédigé par Ruth Valerio, a mis en garde contre cette réaction d’Église: «Certains continuent toutefois de se rassembler, invoquant une croyance selon laquelle Dieu les protègera du virus. Cette position théologique est mauvaise, et elle risque de coûter des vies» (2).

Les Églises qui ont les moyens d’utiliser des outils technologiques et refusent de le faire adoptent une attitude de techno-snobisme. Cette position est caractérisée par l’idée que le rassemblement physique des fidèles est la seule option pour véritablement faire Église. Ces Églises considèrent en effet qu’il n’y a qu’un seul et unique moyen de louer Dieu, à savoir un culte dans l’église-bâtiment à un moment donné. Refuser de considérer l’option technologique révèle ainsi également un manque de créativité ecclésiologique (3).

2. Le déni: attitude anti-technologiste

D’autres Églises ont adopté une attitude opposée. Face à la gravité de cette crise sanitaire, certaines congrégations ont déclaré que la fermeture physique de l’église équivaut à une fermeture opérationnelle. Si les Églises doivent fermer les portes de leurs bâtiments, c’est que leurs fidèles sont appelés à un jeûne ecclésiologique et ne sont pas invités par Dieu à faire Église ensemble pendant la pandémie. Le confinement fut ainsi perçu comme une opportunité de vivre une période de réclusion quasi monastique sans se rassembler. L’isolement individuel des fidèles est dans ce contexte vu comme une épreuve spirituelle dont chacun doit faire l’expérience. L’argument avancé fut de mettre à profit ce temps d’isolement pour développer sa piété personnelle, sans essayer par tous les moyens de combler le vide offert par l’incapacité de se regrouper pour louer Dieu. L’argument théologique proposé est finalement très ancré dans la tradition réformée : les difficultés que nous traversons dans ce monde sont un rappel de notre finitude humaine, et a contrario, de la grandeur de Dieu.

Le problème est que cette attitude va de pair avec un fond anti-technologiste et une nostalgie pour l’église-bâtiment de brique et de mortier (4). Mais si vous et moi entrions dans un lieu de culte chrétien aujourd’hui, un simple regard autour de nous révélerait que l’Église n’a jamais été anti-technologiste. Considérons les vitraux qui ornent les murs des lieux de culte chrétiens, quand bien même les temples réformés en sont majoritairement dépourvus. Ceux-ci ont constitué, à un moment de notre histoire, une innovation technique adoptée par l’Église. Elle y a vu – entre autres – un excellent moyen d’instruire les fidèles, alors en grande majorité illettrés, par le biais de supports visuels. Continuons notre excursion dans l’église-bâtiment et considérons ensemble les petites enceintes qui sont présentes dans les églises, souvent bien camouflées. Cet exemple plus récent est celui du développement du système sonore dit high-fidelity. La majorité des Églises ont adopté cette technologie permettant une meilleure projection de la voix de l’officiant et des éventuels instruments joués dans le lieu de culte. L’utilisation de cette technologie permet au fidèle de mieux participer à l’office liturgique parce qu’il est alors en mesure d’entendre clairement ce qui est dit et joué.

Ce regard, volontairement simplifié, sur l’église-bâtiment nous montre bien que l’Église n’a jamais été opposée à l’idée d’utiliser de nouvelles techniques pour mieux louer Dieu. Il est bon de garder cet argument en tête dans le débat sur l’utilisation des technologies numériques par les Églises dans le cadre du confinement. Il est aussi important de mettre en perspective les velléités luddites (5) et nostalgiques de ceux qui proposent le rejet des technologies numériques en même temps que l’esprit d’adaptation et d’innovation qui a toujours existé au sein de l’Église.

3. Le transfert: adoption passive de la technologie

En tension entre les deux positions présentées précédemment se situe l’attitude d’adoption des technologies numériques de manière passive et temporaire. Cette attitude consiste à accepter d’utiliser les technologies numériques à contrecœur et afin d’imiter du mieux possible la liturgie et les activités proposées avant la pandémie. L’adoption des technologies est ici faite de manière temporaire, dans l’attente d’un retour pour la communauté à ses réunions dans l’église-bâtiment comme auparavant.

Heidi A. Campbell, spécialiste de la religion numérique, qualifie ce type d’attitude de «transfert» (6). Les Églises qui adoptent une stratégie de transfert cherchent à intégrer des éléments de technologies numériques dans la vie de la communauté pour dupliquer ce qu’elles offrent dans le monde physique. Un exemple typique, et qui est beaucoup apparu aux premiers jours des mesures de confinement, est celui de l’officiant qui préenregistre une vidéo pour s’adresser à son assemblée sur fond d’église vide. La technologie numérique est utilisée ici pour offrir une exacte copie de ce qui se faisait dans le bâtiment.

Pour les Églises qui ont adopté une stratégie de transfert, il est peu probable que les technologies numériques soient maintenues comme partie intégrante à long terme. Celles-ci seront rapidement abandonnées aussitôt que la possibilité de se réunir en présentiel sera rendue possible. Cette expérience en ligne aura été un court épisode de la vie de l’Église, mais qui n’aura pas donné lieu à un changement ecclésiologique profond.

4. L’Église hybride: embrasser les technologies numériques

Comme nous venons de le montrer, la pandémie mondiale de la Covid-19 a précipité, et même forcé la majorité des Églises à se positionner face aux technologies numériques. Aucun des trois types de position que nous avons présentés n’offre une approche positive vis à vis des technologies numériques. Si certaines Églises ont sans doute déjà arrêté leur activité en ligne, en cohérence avec une position passive et temporaire d’adoption de la technologie, pour beaucoup d’Églises néanmoins, le déconfinement n’est pas un retour mais un pas en avant. Ces Églises ont pris en compte leur expérience d’Église en ligne durant la période de confinement, et ont décidé d’embrasser les outils procurés par les technologies numériques pour construire l’Église de demain. Nous nommons cette expérience l’Église hybride.

L’Église hybride incorpore de manière stratégique et équilibrée des éléments de présence virtuelle et physique pour répondre aux changements culturels et sociétaux qui se déroulent sous nos yeux. L’utilisation du terme hybride permet d’échapper à la dichotomie suggérée par le terme d’Église en ligne opposée à l’Église physique. Nous présentons dans notre prochaine section comment l’Église hybride s’inscrit activement dans une théologie de la présence, reflète une théologie du virtuel cohérente, est prête à affronter les questions éthiques soulevées, et prend en considération son engagement missionnaire.

À cette étape de notre article, et avant d’avancer dans des considérations théologiques sur l’église hybride, il est bon de rappeler que notre hypothèse de travail pour le développement d’une Église hybride est que les Églises ont accès aux technologies numériques. Il est important de mettre à plat un préjugé inhérent au concept même d’Église hybride, à savoir que ce concept présuppose qu’une Église locale a accès à ces technologies. Cette hypothèse de travail contient par essence une position ancrée dans un privilège socio-économique d’accès aux technologies numériques. Il nous fait prendre conscience que nous ne pouvons présumer que toutes les Églises ont accès à ces technologies. Nous pensons ici aux Églises qui opèrent dans un environnement où l’accès à internet est rare, inefficace, intermittent, ou encore sous contrôle gouvernemental.

 

Considérations théologiques sur l’ecclésiologie de l’Église hybride

1. Une Église présente: théologie de la présence renouvelée

Puisque les technologies numériques permettent une nouvelle forme de rassemblement, nous sommes convaincu que le théologien Tim Hutchings a raison lorsqu’il écrit que «la fermeture des églises-bâtiments nécessite de nouvelles perspectives pour les théologies de l’espace et de la présence» (7). En effet, afin de pouvoir utiliser pleinement les opportunités offertes par les technologies numériques, il est impératif de construire une réflexion théologique autour de ces deux concepts. Pour ce faire, nous proposons le concept de presentia comme outil de recherche et pour participer à une théologie de la présence renouvelée. Nous définissons presentia comme la négociation du temps et de l’espace lors de l’utilisation de technologies numériques pour le développement d’une communauté chrétienne souhaitant mêler le physique et le virtuel en son sein.

La cartographie proposée ci-dessus révèle comment l’espace et le temps peuvent être utilisés dans des buts variables au travers d’une diversité d’outils technologiques, révélant la complexité de l’intrication entre le virtuel et le physique. L’outil présenté est constitué de deux axes : l’axe X reflète la façon dont la notion de temps est partagée (d’un temps asynchronique à un temps simultané), l’axe Y montre le partage d’un espace (allant d’un espace privé à un espace partagé, dit communautaire).

Le champ du communautaire-simultané est le partage d’un espace commun (une salle virtuelle, un bâtiment, un espace vert, etc.) à un instant T, qui est vécu au même moment par ses participants. L’expérience créée est unique car les participants partagent un espace et un temps communs. Lorsqu’une Église demande à ses fidèles de se réunir à un jour et une heure donnés dans un temple, elle crée une expérience communautaire-simultanée. Les technologies numériques permettent également d’offrir ce type d’expérience, et nous prenons ici l’exemple d’un culte offert sur une plateforme de vidéo-conférence où chacun peut être vu et entendu. Les participants au culte accèdent à un espace qui est partagé par tous (la salle virtuelle de vidéo-conférence) à un moment défini. L’avantage du communautaire-simultané est de pouvoir offrir une présence caractérisée par le partage d’un temps et d’un lieu communs, où tout le monde peut être vu et identifié.

Le champ du communautaire-asynchronique fait référence aux activités qui prennent place dans un espace délimité et partagé, mais pouvant être accessibles sur une période longue ou indéfinie. Un exemple typique de communautaire-asynchronique est lorsqu’une Église crée une page Facebook et invite ses paroissiens à utiliser cet espace commun pour échanger ou poster des demandes de prières. Les fidèles sont invités à utiliser un espace commun à leur propre rythme. Le communautaire-asynchronique permet d’offrir une certaine souplesse quant à l’utilisation d’un espace commun, qui permet à chacun d’y accéder quand bon lui semble.

Le troisième champ d’action est celui du privé-simultané. Il s’agit du partage d’un temps commun lié à un espace relativement privé. Prenons l’exemple d’une Église qui invite ses paroissiens à regarder un culte sous forme de vidéo YouTube, mise en ligne à un instant T, et les encourage à utiliser la fonction d’échanges de messages instantanés. Les fidèles ont la possibilité d’échanger à un instant T, mais peuvent aussi conserver leur intimité car l’option de simplement regarder la vidéo sans s’identifier est possible. L’avantage du privé-simultané est de pouvoir proposer un espace commun où chacun décide s’il souhaite être identifié ou non. Cette option peut être particulièrement adaptée pour ceux qui préfèrent être présents sans être vus.

Nous concluons avec le privé-asynchronique. Celui-ci décrit la mise en place de ressources qui peuvent être partagées sans contrainte de temps et d’espace. Il s’agit d’une sorte de présence spirituelle, à l’opposé de la présence physique offerte par le communautaire-simultané. L’avantage de cette méthode est de pouvoir laisser aux participants la possibilité de décider quand et où utiliser les ressources proposées.

Cette cartographie de presentia permet d’ouvrir le champ du possible pour la création d’évènements et de ressources dans une Église qui souhaite se développer de manière hybride. Elle permet également de contrer l’idée que le virtuel, par le biais des technologies numériques, ne permet pas d’être présents les uns avec les autres.

2. Une Église incarnée: théologie cohérente du virtuel

Embrasser les technologies numériques va de pair avec une solide réflexion théologique sur la nature du virtuel, permettant aux Églises de mieux l’incorporer et se développer de manière hybride. Comprendre les fonctionnalités et spécificités offertes par les technologies numériques est une opportunité pour l’Église de réaffirmer sa mission de présence dans le monde. Nous posons ici brièvement les bases d’un travail de théologie du virtuel qui permet d’embrasser les technologies numériques pour l’Église de demain.

Tout d’abord, le virtuel n’est pas une sorte de mauvais monde déchu, indépendant et opposé au monde physique dit réel. Ce mythe nous vient tout droit du terme de cyberespace, qui était très en vogue dans les années 80 et a longtemps été utilisé pour décrire un monde éthéré en dehors du monde physique, considéré lui comme réel. Ce courant de pensée culmina à la fin des années 90 et un film comme The Matrix participa à diffuser l’idée d’un monde virtuel concomitant au monde physique. Si le terme de cyberespace peut décrire des expériences immersives utilisant des technologies de réalité virtuelle – comme dans le cadre de jeux vidéo –, l’idée d’un monde virtuel dans lequel nous pouvons nous plonger et qui a son existence propre en parallèle à notre monde physique est aujourd’hui dépassée. À rebours de ce dualisme, on trouve l’idée que le virtuel est maintenant partie prenante de nos faits et actes au quotidien. Virtuel et physique sont intégrés l’un à l’autre. L’Église doit entreprendre un travail pour démythiser le virtuel et aborder la question sans fantaisies dystopiennes, afin de le resituer comme pratique sociétale légitime.

Deuxièmement, une réflexion théologique sur le virtuel se doit de considérer son aspect incarné. Les technologies numériques permettant le virtuel ne sont pas éthérées, et ne possèdent pas une existence hors de notre monde physique. Celles-ci sont profondément ancrées dans le monde physique. Toute donnée virtuelle a son équivalent stocké sous forme physique. Ainsi, lorsqu’une Église met en ligne un culte sur une plateforme de partage de vidéos, la technologie du cloud requiert que ces données soient stockées dans une base de données qui existe quelque part dans le monde. Si l’internet nous est accessible sans fil à la maison, cette technologie est dépendante de milliers de kilomètres de câbles reposant au fond de nos océans et de nombreux centres de données.

Enfin, une théologie du virtuel prend en compte la question de l’autre. Elle amène l’Église à se questionner sur la façon dont elle entre en relation avec l’autre au travers des technologies numériques. Cette idée repose largement sur une nouvelle théologie de la présence que nous avons présentée précédemment. Ainsi, lorsqu’une Église propose un rassemblement de sa communauté en ligne, elle offre une nouvelle opportunité de consolider ou débuter des relations sociales, quand bien même cette présence est virtuellement médiatisée. En ce sens, les technologies numériques participent et aident à tisser le lien social. Au travers de l’expérience de confinement, beaucoup ont découvert de nouvelles façons de développer des relations par l’utilisation créative des technologies numériques. Cette conceptualisation du virtuel doit aider les Églises à échapper à l’idée répandue selon laquelle le virtuel ne permet pas de développer des relations sociales. Au contraire, l’Église doit développer une théologie du virtuel qui prenne en considération le lien social développé par le numérique de manière positive.

3. Une Église engagée: compréhension des enjeux éthiques des technologies numériques

Nous venons de poser les jalons d’une théologie du virtuel, permettant à l’Église d’utiliser les technologies numériques tout en laissant de côté les mythes qui l’entourent. Si l’Église est appelée à être hybride et à embrasser pleinement le potentiel des technologies numériques, elle a une responsabilité d’autant plus grande de comprendre les enjeux éthiques qui prennent place dans ce contexte. Car utiliser les technologies numériques ne veut pas dire se plier aux règles du jeu et aux potentiels abus imposés par ses principaux acteurs. Certains dénoncent l’Église en ligne comme une forme de siliconization de l’Église, qui se travestirait en utilisant des pratiques de marques commerciales (8). Il nous semble plus important de promouvoir une Église hybride engagée qui, par une compréhension des enjeux éthiques, se positionne comme un garde-fou contre les dérives liées aux technologies numériques.

Comme expliqué précédemment, les technologies numériques participent au développement de nos relations sociales. Nous utilisons au quotidien un grand nombre d’applications et de logiciels qui, par le biais du réseau internet, nous permettent d’être en contact les uns avec les autres. Figure de proue des technologies numériques, les réseaux sociaux représentent parfaitement cette promesse d’un monde interconnecté et participatif. S’il est bon pour l’Église d’utiliser certains réseaux sociaux, prudemment sélectionnés, afin de développer une communauté en ligne, il est primordial que l’Église dénonce fermement les pratiques injustes et discriminantes mises en place par ces mêmes réseaux sociaux. L’exemple récent du boycott de Facebook dans le contexte de Black Lives Matter est un rappel douloureux de la nécessité pour l’Église de mettre en pratique une éthique basée sur l’ouverture vers l’autre et sur le combat contre les inégalités (9). Dans ce contexte, c’est une éthique de l’écoute qui doit être mise en place. L’Église se doit d’identifier ceux dont les voix ont été longtemps étouffées, marginalisées, et mises de côté. Elle se doit d’utiliser les technologies numériques – et particulièrement les réseaux sociaux – afin d’être à l’écoute de ceux qu’elle a trop longtemps délaissés.

Un pan entier de l’éthique des technologies numériques est consacré à la notion des droits privés individuels, dans le cadre plus général de la recherche sur la surveillance (10). De nombreux acteurs, publics comme privés, ont longtemps abusé de données individuelles collectées sur internet. La loi RGPD mise en place au sein de l’Union européenne en 2016 a posé les bases d’une régulation de ces abus. L’éthique chrétienne en lien avec la recherche sur la surveillance rappelle l’unicité de chaque individu, créé à l’image de Dieu (imago dei), et invite au plus grand respect du traitement des informations personnelles. Ces débats sont d’autant plus d’actualité dans le contexte de la pandémie de Covid-19 où, pour des raisons sanitaires évidentes, des données personnelles sont collectées à grande échelle. Ainsi l’Église se doit d’être au premier plan de la lutte contre la marchandisation de l’individu et le traitement irresponsable des données individuelles.

Il y a enfin des considérations environnementales considérables dans le cadre de l’éthique des technologies numériques. Comme nous l’avons montré précédemment, il est important de combattre le mythe de l’éthéré qui règne lors des débats sur le virtuel. Le numérique n’est pas une technologie désincarnée. Son utilisation affecte notre monde physique et tout fragment numérique créé (communément appelé bit) prend une place dans le monde physique sous forme d’atome. Les technologies numériques sont avides d’électricité, notamment pour le maintien d’immenses bases de données, et participent ainsi grandement à la destruction de notre environnement. L’Église doit s’investir plus dans les débats actuels en éco-théologie, et se demander comment ses propres pratiques en ligne peuvent aider à améliorer notre désastreuse situation environnementale mondiale actuelle.

Ce bref passage en revue des questionnements éthiques clefs autour des technologies numériques n’est bien sûr pas exhaustif et invite à être constamment reconsidéré. L’Église a toujours été en relation avec le monde qui l’entoure, et a toujours eu à se positionner face aux pratiques de ce monde. Il n’est donc pas nouveau pour elle de nouer des conversations d’ordre éthique. L’Église a la responsabilité de s’engager dans ces conversations difficiles liées aux technologies numériques afin d’éviter une acceptation dénuée de toute critique, ou au contraire un refus catégorique qui risque de l’isoler. Nous promouvons une ecclésiologie marquée par une réaffirmation des valeurs de l’Église engagée face aux technologies dominées par le capitalisme de marché, afin justement d’éviter un risque de siliconization (11).

4. Une Église missionnaire: une éthique des laissés pour compte

Pour beaucoup de leaders religieux, l’expérience forcée de se mettre en ligne lors du confinement a ouvert les yeux sur ceux avec qui l’Église n’était pas en contact auparavant. Il s’agit des laissés pour compte de l’Église physique. Le théologien Peter Phillips pense à «ceux qui ont été socialement éloignés de l’Église pendant trop longtemps: les communautés de handicapés, ceux qui rencontrent des problèmes de santé, ou encore ceux qui sont confinés à la maison» (12). Le fait de se mettre en ligne a donc aidé à apporter un regard neuf sur des pratiques inconscientes d’exclusion. Pour Phillips, la numérisation de l’Église dérange le statu quo qui existait auparavant et qui empêchait de penser à ceux qui ne pouvaient avoir accès à l’Église physique. La numérisation de l’Église devient donc une force perturbatrice qui pourrait amener à des manifestations «plus inclusives que les expressions physiques de l’Église» (13).

L’engouement pour l’adoption du numérique ne doit pas nous empêcher de réaliser qu’il existe des inégalités d’accès aux activités proposées en ligne. Il y a également des laissés pour compte dans le contexte de l’Église en ligne : ceux qui, pour des raisons économiques ou sociales, n’ont pas accès à internet ou à un écran ; ceux pour qui une présence en ligne n’est pas possible: personnes vulnérables ou âgées qui souffrent d’anxiété face à un écran et une caméra. Notre propre expérience de travail auprès de jeunes dans le contexte du confinement a révélé qu’une minorité de jeunes souffrent de troubles psychologiques les empêchant d’accéder aux rassemblements offerts en ligne.

Ayant entendu les voix des laissés pour compte et des oubliés de l’Église physique ainsi que de l’Église en ligne, l’Église hybride se positionne naturellement pour combler les disparités créées des deux côtés et peut ainsi répondre avec un véritable souci éthique à la question de savoir qui a accès à l’Église. Plus qu’une velléité opportuniste, l’adoption des technologies numériques devient une véritable opportunité missionnaire. Il s’agit pour l’Église hybride de faire connaître Jésus Christ et d’étendre son champ d’action là où il n’avait pas encore été prêché.

 

Conclusion

François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, a récemment partagé sa crainte «qu’il pourrait y avoir une Église à deux vitesses» (14). Le développement d’une Église hybride, mêlant le virtuel et le physique, ne se fera pas sans complication. Car il ne peut y avoir deux communautés concomitantes et ignorant tout l’une de l’autre, l’une en ligne et l’autre dans le monde physique. Les expressions hybrides de l’Église devront refléter la dichotomie virtuel-physique, en ne mettant pas ces pôles en opposition mais en complémentarité.

Dans le sombre nuage de cette pandémie mondiale, il est aussi possible de voir une note d’espérance pour l’Église. Celle-ci peut sortir grandie de cette expérience traumatique en montrant au monde qu’elle ne se limite pas à des murs. Pour John Dyer, cité précédemment, l’«Église n’avait pas de raisons suffisantes pour remettre en cause ses pratiques jusqu’à ce qu’elle se soit mise en ligne» (15). L’Église a donc ici une formidable opportunité de se transformer, de s’adapter, d’innover et de repenser la question du vivre ensemble. Plus que jamais, le slogan réformé Ecclesia reformata semper reformanda est d’actualité. L’Église peut se repenser en profondeur et effectuer cette transformation avec l’aide des technologies numériques, tout en gardant en tête le fondement biblique de sa raison d’être, à savoir le fameux verset dans l’évangile de Matthieu (18,20, LSG21) où Jesus explique que «là où deux ou trois sont rassemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux».

 

Antonin Ficatier poursuit son doctorat à l’Université de Birmingham dans le département de théologie, tout en travaillant pour le ministère des jeunes dans la paroisse de Busbridge & Hambledon, dans l’Église d’Angleterre. Il se spécialise sur les questions situées à l’intersection entre technologie, théologie, et éthique. Sa thèse est une recherche sur le concept de théologie du réseau, en lien avec le développement des technologies numériques. Antonin vient d’être nommé jeune chercheur au sein du réseau de recherche de Cumberland Lodge pour la période 2020-2022.

(1) Ruth Valerio, Gideon Heugh, ’Decoding coronavirus: sin, judgement and (not) the end of the world’, Tearfund, 2 avril 2020 (consulté le 8 juillet 2020).

(2) Ibid.

(3) Il y a bien sûr des Églises dans les diverses régions du monde qui ne possèdent pas les infrastructures nécessaires pour l’utilisation de technologies numériques permettant aux fidèles de se regrouper en ligne. Nous reviendrons sur ce point.

(4) Ephraim Radner, ‘Should We Live-Stream Worship? Maybe Not’, Covenant, 20 mars 2020 (consulté le 15 juillet 2020). Je suis redevable envers mon collègue Ryan Turnbull pour m’avoir indiqué cette référence.

(5) Au début du 19e siècle en Angleterre, un groupe d’ouvriers inspirés par Ned Ludd entreprit de combattre l’industrialisation croissante en détruisant des machines industrielles. Le terme luddite est devenu depuis un adjectif pour décrire tout comportement anti-technologiste.

(6) Heidi A. Campbell, ‘What Religious Groups Need to Consider when Trying to do Church Online’, dans Heidi A. Campbell (éd.), The Distanced Church: Reflections on Doing Church Online, Digital Religion Publications, 2020, pp.49-52 (consulté le 8 juillet 2020).

(7) Tim Hutchings, ‘What Can History of Digital Religion Teach the Newly-Online Churches of Today ?’ dans ibid., pp.61-63 (consulté le 8 juillet 2020).

(8) Ephraim Radner, op. cit..

(9) Raphaël Balenieri, Anaïs Moutot, Nicolas Rauline, ‘Publicité : le boycott de Facebook en 8 questions’, Les Échos, 2 juillet 2020 (consulté le 24 juillet 2020).

(10) Dans le monde anglo-saxon, cette recherche prend le nom de surveillance studies.

(11) Ephraim Radner, op. cit..

(12) Peter Phillips, ‘The Church (has gone) Online’, pmphillips/Medium, 3 avril 2020 (consulté le 22 juillet 2020).

(13) Peter Phillips, ‘Enabling, Extending, and Disrupting Religion in the Early COVID-19 Crisis’, dans Heidi A. Campbell (éd.), op.cit., pp.71-74 (consulté le 8 juillet 2020).

(14) ‘François Clavairoly, Président de la FPF, sur CNews à propos de la réouverture des lieux de cultes’, CNews/YouTube, 8 juin 2020 (consulté le 19 juin 2020).

(15) John Dyer, ‘The Biggest Challenge for Churches at this Time’, dans Heidi A. Campbell (éd.), op.cit., pp.53-54 (consulté le 8 juillet 2020).

 

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