Le rire dans la pratique ecclésiale (2): transversalités? - Forum protestant

Le rire dans la pratique ecclésiale (2): transversalités?

Après avoir listé les occasions de rire en Église selon les âges et les fonctions, Fritz Lienhard se demande si «un fil conducteur» permet «de relier conceptuellement ces différentes formes du rire dans la pratique ecclésiale». Peut-être nulle part mieux que dans la Résurrection dont le message «conduit à un rire spécifique» marqué par 3 éléments déterminants du rire en général: «le décalage, la joie et la globalité».

Deuxième partie de l’article publié dans le dossier Le rire et le sacré du numéro 2020/6 de Foi&Vie.

Lire la première partie: Le rire dans la pratique ecclésiale (1): rire en Église.

 

 

Y a-t-il un fil conducteur permettant de relier conceptuellement ces différentes formes du rire dans la pratique ecclésiale? Généralement, le rire conjugue des dimensions physiologiques, psychiques et sociales, qui interagissent et sont pourtant spécifiques. Mais il faut reconnaître la variété irréductible des différentes formes du rire. Le rire des enfants, et avec eux, est spécifique. Il y a un rire dépréciatif introduisant une distanciation vis à vis de son objet, créant un groupe et se distinguant d’autres groupes. On rit également pour ne pas pleurer, un rire de désespoir, et il y a un rire hystérique. C’est ainsi qu’il faut faire droit à la diversité des formes du rire entre la plaisanterie autour d’une bière, la moquerie, le rire de bonheur et de soulagement, le rire jaune. Toutes les formes du rire ne sont pas joyeuses et certaines peuvent être destructrices.

La notion de décalage pourrait éventuellement regrouper ces différents rires. Le regard des enfants invite au rire parce qu’il est décalé vis à vis des perceptions des adultes. Dans de nombreux cas, le rire est suscité par une sorte de rupture dans le discours, par rapport au caractère d’un personnage ou dans le déroulement des événements… qui ne se fait pas comme prévu. La formule n’est pas dénuée de sens: «Si tu veux faire rire Dieu, parle-lui de tes projets». Les blagues sont caractéristiques à cet égard. Certes, elles ne sont pas la forme la plus accomplie du rire. Elles le provoquent artificiellement et représentent une sorte d’humour en conserve. Il n’en demeure pas moins qu’elles fonctionnent également grâce à un décalage, celui de ce qu’il est convenu, en français, d’appeler la chute (1). Même le rire dépréciatif et la caricature présentent celui qui est visé d’une manière inattendue, sortant de l’évidence commune pour en créer une autre. L’effet de surprise est inhérent à cette forme d’humour également. Par contre, ce rire est dépourvu de joie. Il faut pourtant dire que cette notion de décalage ne suffit pas. Bergson refuse de définir le rire par la surprise, le contraste, la disharmonie ou le décalage, en disant non sans raison que ces termes s’appliquent à une foule de cas qui ne prêtent pas à rire (2).

Bergson lui-même propose la thèse que l’objet du comique est une certaine raideur mécanique par opposition à la souplesse propre à la vie. Une grimace nous fait rire dans la mesure où elle représente quelque chose de figé dans l’expression du visage. Les attitudes du corps et des mouvements nous font rire quand ils prennent une dimension mécanique. Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatismes dans ses attitudes. Dans une comédie également, les actes et les événements nous font rire en nous donnant l’illusion d’une sorte d’agencement mécanique, dérangé par la vie. Il en va de même d’une intrigue consistant à importer une pièce d’un système dans un autre système, sans adaptation suffisante. Là aussi, on traite la vie comme une mécanique. Pour sa part, le mot d’esprit se présente comme une sorte de comédie en raccourci. De même, un personnage est comique quand il suit automatiquement sa propre logique, sans se soucier du contexte et d’autrui (24). Ces propos sont à comprendre dans le contexte d’une pensée faisant porter l’accent sur le vivant. Le mécanique y est inadapté, et doit donc être puni par la société (3). Le rire est humiliant et représente une brimade sociale. La société cherche à éliminer «la raideur du corps, de l’esprit ou du caractère», «pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possible» (4).

 

1. Objections

Mais cette définition du rire et du comique ne permet pas d’appréhender l’ensemble des rires qui résonnent dans la pratique ecclésiale. Si la définition par le décalage est trop large, celle par le mécanique est trop étroite. Il faut donc aller plus loin dans notre réflexion. À cette fin, reprenons les arguments de ceux qui refusent le rire dans la spiritualité chrétienne, pour mieux comprendre la structure de cette position et construire une autre position par contraste. Nous avons évoqué ces objections dans notre article d’introduction générale, il s’agit à présent d’approfondir notre réflexion à ce sujet.

Un premier argument relève du dualisme anthropologique. Le rire a sa place dans les organes les moins nobles de l’être humain, le ventre et le bas-ventre. Il est proche de l’indécence et de l’obscénité. Il n’a pas sa place dans le champ spirituel. Dans cette logique, son refoulement est lié aux tabous du corps et de la mort, donc de la finitude (5). Dans une perspective semblable mais pas identique, le rire s’oppose à un idéal de la maîtrise de soi repris du stoïcisme au sein du christianisme. C’est pourquoi on reproche au rire de défaire l’harmonie du visage. Le sourire pose moins de problème dans cette tradition. L’opposition au rire n’y relève pas simplement d’un refus du corps, mais plutôt d’une opposition entre une corporéité vitaliste, sensuelle, extatique d’une part, un corps rationalisé, moralisé et discipliné d’autre part. Au début de la modernité, cette dépréciation du rire allait de pair avec la volonté humaniste et pédagogique d’éduquer l’être humain. Il s’agit de discipliner le corps et de dominer les instincts arbitraires. C’est pour ce type de raison que les Églises issues de la Réforme ont banni le rire pascal (6). Une telle conception est liée à la volonté de maîtriser et de contrôler le monde dans la modernité. Tout décalage en devient suspect. L’univers est à appréhender en catégories quantitatives et mécanistes, et toute surprise représente un échec de la science et de la technique.

Ces conceptions s’opposant au rire ne sont plus partagées dans la théologie chrétienne contemporaine. Celle-ci n’oppose plus le corps et l’âme. La spiritualité consiste plutôt à vivre la vie dans son ensemble, y compris dans ses dimensions les plus prosaïques, devant Dieu, et non à se dissocier de la matérialité. En outre, elle inclut la finitude plutôt que de la nier. De même, la maîtrise de soi et du monde est illusoire. La vision biblique de l’être humain insiste plutôt sur sa vitalité que sur sa rationalité. En outre, une vision radicalement désenchantée du monde se heurte à deux expériences dissonantes : la pratique artistique et la rencontre du visage d’autrui. Dans ces contextes, les décalages par rapport à une réalité et à un être humain maîtrisés, contrôlés, fabriqués, sont inévitables.

Dans le champ plus particulièrement théologique, une objection consiste à dire que la foi est par nature sérieuse. C’est pourquoi le rire en détourne, au même titre que la débauche ou le divertissement pascalien. On rappelle que selon la tradition, Jésus n’a pas ri. S’applique dès lors le précepte patristique: «Ce que le seigneur n’a pas assumé, il ne l’a pas sauvé». De même, le refus du rire peut s’appuyer sur cette malédiction qui suit les béatitudes: «Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez» (7). Le rire ici-bas en serait prématuré. Il est réservé à la fin des temps (8).

À ces objections, il convient d’abord de rétorquer en rappelant combien le rire est présent dans les Saintes Écritures. C’est un indice conduisant à dire qu’il fait bien partie d’une spiritualité biblique. Ensuite, dans les évangiles, Jésus ne se présente pas comme un contemplateur impavide de son nombril cosmique. Il est animé de passion, et selon le verset le plus court de la Bible: «Jésus pleura» (9). Il assume l’humanité toute entière devant Dieu, «vrai Dieu et vrai homme». Dès lors, affirmer que Jésus n’a pas ri relèverait de l’hérésie docète (10).

De même, la malédiction citée ci-dessus est à lire dans son contexte. Les béatitudes et les malédictions construisent une opposition qui est d’abord sociale : c’est celle des pauvres et des riches. Dans ce contexte, le rire des riches est celui du triomphe et de la satisfaction égoïste lié à leur réussite économique, en présence des démunis. Dans l’Antiquité gréco-latine, le comique se rapportait traditionnellement à la faiblesse humaine. Une catégorie sociale se moquait dès lors d’une autre. C’est ce rire spécifique qui fait l’objet de la malédiction (11). En outre, rien ne dit que l’opposition entre le présent de rire et le futur de pleurer, respectivement l’inverse (12), soit à comprendre dans une perspective eschatologique dans un sens chronologique. La théologie chrétienne considère plutôt qu’il faut passer à une pensée kairologique, selon laquelle l’eschatologie se réalise ponctuellement dans le présent, sans faire pour autant l’objet d’une possession.

 

2. La résurrection et la joie

Pour développer une position alternative à l’égard du rire dans la spiritualité chrétienne, rappelons la tradition consistant à commencer le culte du matin de Pâques avec un blague. L’exercice est un peu dangereux ; je pense à tel pasteur qui pratiquait cet exercice tous les ans. Le résultat inattendu fut que les paroissiens lui ont raconté des blagues pendant tout le carême, dans l’espoir que leur histoire serait l’heureuse élue pour Pâques. Cependant, la pratique du rire pascal est attestée à Reims en 852. Elle se répand surtout au cours du bas Moyen Âge. Du 14e au 16e siècle, le rire pascal faisait partie de la liturgie, même dans le monachisme. Elle participe de la rupture du jeûne et de la pénitence. Dans ce contexte, la blague liturgique introduit d’abord un double décalage: celui de la chute propre à toute blague ; celui qui consiste à raconter une blague dans le culte (13). Ensuite, la blague du matin de Pâques correspond à la joie pascale, la χαρά (chara = joie) qui correspond à la χάρις (charis = grâce) de la victoire contre la mort. Troisièmement, ce rire inclut les dimensions corporelles, spirituelles et sociales, toutes concernées par la victoire de Dieu en Christ contre la mort (14).

a) Décalage

Relevons que la Résurrection du Christ représente le décalage ultime. Ce décalage peut être exprimé avec le terme de transcendance. La Résurrection ne fait l’objet ni d’une prévision, ni d’une projection. Les femmes au tombeau venaient embaumer un cadavre (15). L’événement de la Résurrection est affirmé sur le fond d’une double béance : l’interruption temporelle du Sabbat, évoqué deux fois en Marc 16,1s, l’ouverture spatiale du tombeau vide. Le déroulement prévisible et contrôlable du temps, la gestion habituelle de l’espace sont suspendus.

De cette manière, le sens de l’humour, comme disposition à rire, correspond à l’attitude croyante consistant à se laisser surprendre par Dieu. L’irruption de l’altérité de Dieu en Christ rompt avec les modèles de la maîtrise et du contrôle.

Rappelons cependant que la première réaction vis à vis de cet événement sortant de l’ordinaire n’est pas la joie, mais la peur. Cet effroi est désigné en Marc 16,8 par un hapax (τρόμος : tromos). Ensuite les femmes sont «hors d’elles-mêmes», dans l’extase. Le désordre de la résurrection conduit au désarroi. La résurrection laisse bouche bée en présence d’un événement inouï. De manière semblable, selon l’évangile de Jean (16), Marie de Magdala est conduite deux fois à se «retourner» (17), comme si elle était doublement con-vertie, mais aussi désorientée par cet événement verti-gineux qui sub-vertit sa vision du monde. Il importe de relever encore comment Jésus résiste au désir de le capturer (v. 17, μή μου ἅπτου: «Ne me touche pas», «ne me retiens pas» ou «ne me saisis pas») (18).

Ces textes affirment que le Christ échappe aux humains et provoque un décalage par rapport à ce qui est attendu. Simultanément, ils démentent les tentatives de maîtrise de sa réalité par l’être humain. De la sorte, ce décalage se reporte sur l’ensemble de la vie qui prête désormais à rire. Or nous avons vu que, dans l’histoire du christianisme, précisément les tentatives de maîtrise s’opposaient au rire, qui représente un manque de contrôle de soi. De cette manière, le sens de l’humour, comme disposition à rire, correspond à l’attitude croyante consistant à se laisser surprendre par Dieu. L’irruption de l’altérité de Dieu en Christ rompt avec les modèles de la maîtrise et du contrôle, ainsi qu’avec la vision unidimensionnelle, quantitative et mécaniste, du monde qui les accompagne. Elle rompt également avec tout système dogmatique cherchant à enfermer Dieu. Le décalage de la Résurrection est paradigmatique pour une attitude croyante fondamentale, celle de la démaîtrise, qui inclut le rire plutôt que de l’exclure. Un rire qui n’est pas contrôlé, proche des pleurs et des sanglots (19).

 

c) Joie

Avec Bergson, nous avons vu cependant que la notion de décalage ne suffit pas pour définir le comique. De nombreux décalages ne suscitent aucune hilarité de notre part. Il faut donc ajouter une deuxième caractéristique, qui est la joie. Celle-ci ne s’applique pourtant pas à toutes les formes de rire, puisque nous avons vu qu’un rire dépréciatif peut en être dépourvu. Il s’agit bien d’une hilarité spécifique, celle qui se situe dans l’horizon de la Résurrection du Christ: «En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie» (20).

Cette joie qui s’exprime dans le rire peut aller jusqu’à se moquer de la mort, à l’instar de l’apôtre Paul: «Mort, où est ta victoire? Mort, où est ton aiguillon?» (21). Dans les pièces de théâtre médiévales appelées mystères, montrant la Passion et la Résurrection du Christ, des figures représentant le mal étaient traînées dans la marche triomphale du Christ vainqueur, pour rendre le mal ridicule. Dans le contexte du message de la Résurrection du Christ, le rire répond ainsi au message de la victoire de Dieu en Christ contre la mort et conjure la mort. Il s’agit de l’audace suprême, celle qui consiste à ne pas prendre la mort au sérieux (22). Le rire jubilatoire, triomphal, qui se trouve chez les enfants et les amoureux, expression de la santé (retrouvée) et de la joie de vivre (malgré tout), est une forme de gratitude vis à vis de Dieu qui surmonte le mal (23).

Cette joie liée à la Résurrection demeure ponctuelle. Elle ne fait pas l’objet d’une appropriation de la part des croyants. Il ne s’agit pas d’une vertu acquise, comme l’εὐδαιμονία (eudaimonia) traditionnelle dans la pensée grecque. Dans son caractère par nature fugitif, la joie est également à distinguer de l’état du bonheur. Dans une certaine mesure, le bonheur se laisse établir tout au long d’une vie. On peut s’installer dans le bonheur. Il en va autrement de la joie. Alors qu’une fête s’organise, la joie demeure inattendue et ne saurait être fabriquée. Elle est soustraite à une pensée quantitative ou mécaniste. De même, la joie se situe dans une temporalité spécifique. Elle se présente après un événement qui en est la source, mais elle consiste également à se réjouir de, dans une tension joyeuse vers un événement à venir, comme des retrouvailles par exemple. À côté de l’instant fugitif de la joie, il y a son rapport au passé et à l’avenir. D’une certaine manière, dans la joie, passé, présent et futur se rencontrent, dans une sorte de mélange des temps. À titre hypothétique, une telle expérience de la joie permet peut-être d’éclairer la notion d’éternité. Celle-ci ne serait pas l’absence de temps, mais sa plénitude. Il est vrai que le prophète Ézéchiel (24) et l’Apocalypse de Jean (25) annoncent un temps où tous les fruits des différentes saisons viennent en même temps. La joie en représente comme un avant-goût (26).

Pour leur part, le sourire et le rire sont l’expression de la joie intérieure du chrétien, qui découle de la Résurrection du Christ. Selon Calvin, «le fruit de l’Esprit est (…) joie, une façon de faire joyeuse ou une allègretée que nous démontrons envers nos prochains, laquelle est contraire à un chagrin» (27). Dans la tradition chrétienne, la joie est en effet opposée à la tristesse, ou acédie. Pour les ermites et les moines, celle-ci représente une forme de dépression. Elle est considérée comme un péché, celui de l’ingratitude vis à vis du Créateur et du Rédempteur. Le rire représente une manière de surmonter cette tristesse à la lumière de la Résurrection qui conduit à la joie.

Si la fragilité intrinsèque de la joie est liée à sa ponctualité, elle se rapporte également à sa contingence. La χαρά (chara = joie) correspond à la χάρις (charis = grâce) qui désigne un cadeau, quelque chose qui pourrait toujours ne pas être, une réalité contingente. Nous retrouvons également nos propos au sujet du décalage, puisqu’un cadeau ne s’inscrit pas dans le flux d’une nécessité. Ce sentiment de contingence se présente d’abord en rapport avec la mort. Je pense à cet homme qui me disait : «Mon père est mort à 55 ans, depuis que j’ai atteint cet âge, je considère chaque jour comme un cadeau». Notons de même la manière qu’avait Bernard de Clairvaux de combattre l’acédie des moines: il leur a fait présenter un cadavre. Le memento mori permettait, paradoxalement, de découvrir combien la vie est précaire, et donc précieuse, et qu’il fallait s’en réjouir (28). Mais non sans raison, Hannah Arendt a fait valoir que la naissance renvoie à une contingence encore plus forte (29). Non seulement l’existence est contingente, mais aussi l’essence: né ailleurs et en un autre temps, je serais radicalement différent. Ainsi mon être et mon être ainsi sont contingents tous deux. Mais l’amour également vit de sa contingence. Après 70 ans d’amour heureux, un ami à moi a égrainé tous les hasards qu’il a fallu pour qu’il rencontre son épouse. Mais comme «unité de la mort et de la vie au profit de la vie» (Jüngel), l’amour porte en soi la possibilité du non-amour. Toute déclaration d’amour représente une audace et court le risque d’un râteau. L’amour en retour est un cadeau. Ces événements de contingence ont pour caractéristique de faire sortir la vie humaine de sa banalité. En même temps, et pas par hasard, ce sont les occasions des casuels.

Que ce soit dans sa ponctualité ou dans sa contingence, la joie ne consiste pas à nier la mort et la finitude humaine, mais les porte en soi. Il n’y a pas d’opposition entre la comédie et la tragédie, puisque la comédie dans sa profondeur porte la tragédie en soi. En termes plus subjectifs : la joie est une tristesse surmontée. Et le rire correspondant est un rire malgré tout. Même avec les enfants ou les amoureux.

 

d) Globalité

Troisièmement, le rire lié à la joie pascale est caractérisé par sa globalité. C’est la personne entière qui rit. État affectif caractérisé par sa tonalité agréable, le plaisir concerne des organes plus particuliers du corps. Il se transforme en joie quand il affecte le sujet dans son ensemble: «Trouve donc la joie dans la femme de ta jeunesse» (30). Le rire est lié à cette joie globale, incluant le plaisir. Ce n’est pas par hasard qu’Abimélek découvre que Rébecca et Isaac sont mariés quand ils «rient» ensemble (31). On parle de rire à gorge déployée. Or le mot gorge, en hébreu, est le même que celui qui désigne l’âme. C’est également le lieu de la soif et de la respiration, correspondant aux besoins élémentaires de l’être humain: de l’eau et de l’air. Dans cette perspective, il n’y a pas de séparation de l’âme et du corps et il y a une unité de la spiritualité et de la vitalité, qui échappent toutes deux à la maîtrise des humains (32).

Non sans raison, la tradition chrétienne a toujours refusé de diluer la notion de Résurrection dans celle de l’immortalité de l’âme. La Résurrection est corporelle. Dans ce contexte et dans celui de la joie qui inclut le plaisir, le rire est simultanément corporel, spirituel et social. De même que le décalage, le corps représente également un déni permanent vis à vis de la tentative de se contrôler et de contrôler le monde. Mon corps m’échappe. D’autant plus que je vieillis. Dans la compréhension traditionnelle, le rire est une anarchie corporelle et doit donc être refusé. À la lumière de la Résurrection, cette anarchie représente une ouverture à la transcendance qui échappe à la conscience maîtresse d’elle-même. Perte de maîtrise de soi, le rire ouvre au message de l’amour de Dieu tel qu’il s’est manifesté à Pâques, et il y répond (33).

 

Conclusion

Nous voyons donc combien le message de la Résurrection conduit à un rire spécifique. Il est marqué par le décalage, la joie et la globalité. Loin des prétentions humaines, en rupture avec les systèmes clos, qu’ils soient fondamentalistes, dogmatiques, académiques ou désenchantés, ce rire conduit à accepter l’humanité telle qu’elle est. Il faut prendre les gens comme ils sont, il n’y en a pas d’autres. Dans cette perspective, même le rire convivial et superficiel, voire bête, est une façon d’assumer sa simple humanité, qui précède la confession et la louange de Dieu et de sa grâce, telle qu’elle se manifeste en Jésus Christ. Le Dieu de la Résurrection est plus proche du rire que d’une liturgie solennelle et de prédications trop sérieuses (34).

Mais dans l’horizon de Pâques, la disposition à rire peut être appelée sens de l’humour. Celui-ci consiste à accepter de se laisser décaler dans ses discours et son personnage. Il représente une manière de se laisser surprendre par le Dieu transcendant, qui prend en Christ le monde à contre-pied.

Cependant, notre parcours à travers la pratique ecclésiale nous conduit à nuancer notre propos au sujet du rire. Il y a un rire destructif. Certes, les adolescents ont besoin d’un rire dépréciatif pour constituer leur propre identité. Peut-être qu’ils doivent apprendre à prendre du recul vis à vis de cette pratique, et rire en quelque sorte au sujet de leur rire. La maturité est à ce prix. Mais nous avons également vu qu’il y a un rire de haut en bas, faisant intrinsèquement partie des systèmes oppressifs. La société punit ce qui n’est pas conforme par son rire, selon Bergson. Les blagues racistes, par exemple, ne me font pas rire.

Mais dans l’horizon de Pâques, la disposition à rire peut être appelée sens de l’humour. Celui-ci consiste à accepter de se laisser décaler dans ses discours et son personnage. Il représente une manière de se laisser surprendre par le Dieu transcendant, qui prend en Christ le monde à contre-pied. Son inverse serait l’esprit de sérieux consistant à s’installer dans des univers inébranlables. L’humour est ainsi une affaire profondément spirituelle : interruption des logiques closes sur elles-mêmes, disposition à se laisser interpeller par la parole surprenante d’un autrui singulier, permettant de jeter sur la vie un regard perpétuellement neuf.

 

Le Christ à Emmaüs (détail de la gravure de Rembrandt, 1654, Künstlerhaus de Vienne).

(1) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.295.
(2) Henri Bergson, Le rire, op.cit., pp.30 et 155.
(3) Ibid., pp.8, 18, 22s, 25, 53, 77, 84, 90, 99s, 102 et 113. On peut se demander en quelle mesure le philosophe, de ce point de vue, n’est pas marqué par les films de Charlie Chaplin.
(4) Ibid., pp.1 et 6. On rapprochera ainsi cette philosophie des pensées de Durkheim d’un côté, de Nietzsche de l’autre.
(5) Ibid., p.104. Cf. pp.16, 67, 103s, 148 et 150s.
(6) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.289. Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.294 et 297.
(7) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., pp.66 et 73. Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.275, 283 et 286.
(8) Luc 6,25.
(9) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., pp.48s, 53, 60 et 74. Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.336s et 341. Dans le Nouveau Testament, le rire de ce monde est également rejeté en Matthieu 12,36 et Ephésiens 5 4.
(10) Jean 11,35.
(11) Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.294 et 297.
(12) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.15. Max Lühl, Lachen, op.cit., p.399.
(13) Voir Luc 6,21.
(14) Lühl, Lachen, op.cit., p.303.
(15) Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.311, 314ss et 355. Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., p.76s.
(16) Voir Marc 16,1.
(17) Jean 20,11-18.
(18) Jean 20,14 et 16.
(19) Cf. Jean Zumstein, ‘Lecture narratologique du cycle pascal du quatrième évangile’, ETR 76 (2001/1), pp.1-15.
(20) Marc Lienhard, Rire avec Dieu, op.cit., pp.291 et 293. Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.358, 437 et 439.
(21) Jean 20, 20b. Cf. Matthieu 28,8 et Luc 24,41-52.
(22) 1 Corinthiens 15,55s.
(23) Max Lühl, Lachen, op.cit., p.363s.
(24) Ibid., p.374.
(25) Cf. Ézéchiel 47,12.
(26) Cf. Apocalypse 22,2.
(27) Max Lühl, Lachen, op.cit., p.370.
(28) Cf. Jean Calvin, in Guillaume Baum, Édouard Cunitz et Édouard Reuss (éd.), Ioannis Calvini opera quae supersunt omnia, Schwetschke, 1863-1900, vol. L, p.255.
(29) Cf. Jean-Daniel Causse, ‘Le moine mélancholique ou comment faire le deuil de Dieu’, in Marie Blaise (dir.), Melancholia, Université Paul-Valéry, 2000, pp.85-93, ici p.91.
(30) Cf. Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 19832, p.234.
(31) Ecclésiaste 5,18.
(32) Genèse 26,8.
(33) Max Lühl, Lachen, op.cit., pp.322, 372 et 430.
(34) Ibid., pp.3, 15, 319, 345, 376 et 441.
(35) Ibid., pp.335, 423s et 435s.

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