Le mariage, davantage un symbole que l’expression de la nature
La loi sur le mariage pour tous fut accusée par ses opposants, dont bien des protestants, de mettre à mal la loi naturelle, entendue comme loi divine. La conjugalité homosexuelle serait par nature hors-jeu. Mais au fait, qu’est-ce que le mariage ajoute à la donnée naturelle ? Mariage et procréation s’appellent-ils absolument l’un l’autre ?
La revendication homosexuelle est ressentie par beaucoup comme une infraction à la loi naturelle de la reproduction sexuée, qui se confond de surcroît avec la loi divine émanant de l’Acte créateur. Dès l’ouverture de la Bible (Genèse 1,28), Dieu n’enjoint-il pas à l’homme et à la femme de s’unir pour se perpétuer ? « Croissez et multipliez-vous ! » De fait, le couple homosexuel est biologiquement stérile et sa sexualité à cet égard négative. Mais cette collusion du biologique (ou du naturel) et du religieux est aussi néfaste qu’infondée. La culture ne surgit pas de la nature comme la peau naît de la chair. L’analogie nature-culture trop souvent invoquée comme l’ultime argument anthropologique pour justifier tel modèle familial et tel modèle matrimonial présente une vision simpliste de la réalité. Comme l’anthropologie le fait constater au contraire, les religions ou les valeurs et institutions séculières qui en tiennent lieu ne sont autres que le produit indirect et médiatisé par la pensée de certaines lois naturelles, et non le produit direct et nécessaire de celles-ci, encore moins de la nature dans son entier.
C’est un fait anthropologique à l’échelle du monde, les sociétés humaines feignent d’ignorer, répriment à l’occasion, les relations sexuelles non fécondes (homosexuelles) ou illégitimes (prostitution, adultère, viol ou amours socialement impossibles, donnant le jour à des enfants cachés, abandonnés, ou supprimés), et réservent le mariage aux seules unions à la fois fécondes et légitimes (comme toute règle, celle-ci connaît cependant des exceptions). Dans les deux cas pourtant, c’est bien la nature qui s’exprime, quoique diversement. La différence de traitement ne tient donc pas à la nature, mais à la culture. La ligne de partage se situe dans le droit, notion non naturelle par excellence, et qui a longtemps distingué (jusqu’en 1976 en France) la filiation légitime de la filiation illégitime. De façon universelle, continue l’observation anthropologique, les sociétés visent leur propre intérêt vital, expliquant que l’on retrouve sous toutes les latitudes une forme ou une autre d’institution matrimoniale évidemment hétérosexuelle, qui va de pair avec la dévalorisation de l’homosexualité entre adultes, pouvant aller jusqu’à sa pénalisation. Ainsi en Grèce antique, si la pédérastie ou relation d’un homme adulte et d’un garçon prépubère (nous parlerions aujourd’hui de pédophilie) était parfaitement licite, l’homosexualité entre adultes était interdite, tout citoyen ayant le devoir de se marier pour perpétuer la lignée familiale légitime.On peut en déduire que l’institution tant civile que religieuse du mariage (hétérosexuel, cela va sans dire) fait partie de l’institutionnalisation de la sélection naturelle selon la loi du plus fort, définie en l’occurrence comme le couple capable de procréer. En l’espèce, la religion concorde avec la société civile selon des critères qu’un biologiste pourrait trouver tout aussi impitoyables que ceux qui président à la sélection naturelle dans la nature. Cela explique que dans les civilisations extra-européennes et dans notre propre société il n’y a pas si longtemps, la question homosexuelle ne faisait pas débat. La condition homosexuelle par définition inféconde n’était pas une question d’intérêt général.
Biologie et anthropologie ne sont donc pas deux termes interchangeables, parce que l’homme – et c’est sa spécificité -, construit une culture, son monde, son anthropologie, qui n’est pas l’émanation pure et simple de la donnée naturelle, mais le produit de sa « négociation » pour ainsi dire avec celle-ci, en fonction de ce qui lui paraît le plus souhaitable à un moment donné. Tant l’incitation à la fécondité que son contraire, la limitation des naissances, répondent à des choix culturels pour des raisons politiques, économiques et autres. C’est animaliser l’homme que de penser qu’il laisserait la nature suivre son cours normal. Cela n’a aucun sens pour aucune culture (ou société ou civilisation) d’aucune époque. La culture n’est pas une excroissance automatique de la nature, sinon, elle n’existerait pas, il n’y aurait que la nature, comme dans le règne animal. C’est pourquoi il n’y a pas une, mais des cultures.
La religion est une certaine lecture du biologique. Si l’espèce humaine est une, les religions et les civilisations sont en revanche multiples. L’homme « fait avec » les données biologiques, cherchant toujours à en tirer le meilleur parti possible, à les contrôler ou réguler de son mieux, plus ou moins efficacement, par tout un appareil de règles, de lois, de croyances, de valeurs, de pratiques magico-religieuses ou scientifiques. Il est naïf et trompeur de monter en épingle le modèle familial prôné par la Manif pour tous comme émanant d’une loi anthropologique intangible reflétant directement « la nature ».
À la charnière de nature et de la culture : le symbole
Nous appelons symbole (le langage, la culture, les institutions) ce qui est à la charnière de la nature et de la culture (ou de la biologie et de la société). Le mariage en est un exemple. Si donc la chose biologique (l’union procréatrice) est en rapport avec l’institution du mariage, les choses se compliquent toutefois par le fait que le mariage ne symbolise pas seulement cette union procréatrice. Il y a bien des mariages qui scellent une union que personne ne pourrait imaginer féconde. C’est le cas pour les couples âgés, ou pour ceux dont l’un des membres se sait et s’est déclaré comme irrémédiablement infécond. Cependant, personne ne songe à interdire le mariage à ces couples-là. Dans ces cas, le mariage scelle symboliquement une union non procréatrice. On peut dire en ce sens que le mariage n’est pas un symbole univoque.
Contrairement à ce que voulaient signifier les banderoles de la Manif pour tous, le mariage n’est pas la chose même (l’union procréatrice), mais seulement le symbole du lien érotique officialisé, et éventuellement procréateur. Chacun peut constater l’ambivalence du symbole, puisqu’il peut aussi bien y avoir mariage sans union procréatrice qu’union procréatrice sans mariage. Hommes et femmes peuvent procréer sans être mariés, ils peuvent ne pas procréer tout en étant mariés, ou en vivant en concubinage ou autre. Il n’y a pas en la matière de flèche à sens unique, ou de signe égal. Ces situations courantes et banales nous invitent à bien dissocier le mariage de la procréation, que la Manif pour tous présentait comme indissociables. Le symbole a donc un contenu sensiblement différent et surtout plus polyvalent que la présentation univoque qu’en a fait la Manif pour tous en termes d’équivalence, confondant en cela symbole et signe. Le signe est univoque, comme les panneaux de la circulation. Les signes sont des moyens crées pour rendre service ; ils durent le temps de leur utilité.
Le symbole au contraire naît de l’absence. Quand les époux ne sont plus ensemble pour mille raisons quotidiennes, ils restent mariés, et le mariage a justement pour raison d’être de faire perdurer la présence par-delà l’absence. On observera que les couples menacés d’être séparés par la mort pour cause de maladie, de guerre ou tout autre péril, sont autrement plus empressés à se marier que ceux qui n’ont aucune raison de craindre l’avenir. On se souvient du mariage clandestin de Roméo et Juliette dans la tragédie de Shakespeare. L’état de veuvage connote évidemment le mariage. Il est si j’ose dire la seule consolation qui reste. Toute la puissance du symbole surgit alors comme ce lien qui subsiste indépendamment de toute idée de procréation, et qui s’affirme même parfois d’autant plus fort que le couple a été séparé par le sort.
Comment s’étonner que les homosexuels soient soulevés d’espoir à la perspective de sortir de la honte symbolique où ils furent condamnés ?
Comment s’étonner que les homosexuels soient soulevés d’espoir et bouleversés à la perspective de sortir des limbes sociales et de la honte symbolique où ils furent condamnés pendant des siècles ? Ils ont le même besoin que tout le monde d’inscrire leur histoire particulière dans l’Histoire commune, dans la société, dans les mémoires des autres. Le symbole résiste au passage du temps et au flou des souvenirs. On se souvient d’être allé au mariage d’untel ou unetelle il y a quarante ans ! Les couples gays ont le droit eux aussi d’accéder au symbole qui seul pourra leur reconnaître officiellement ce qui est reconnu pour les autres : « Ils ont aimé ».
Depuis que la notion juridique de bâtardise ou de filiation illégitime a été abolie au profit d’une reconnaissance juridique universelle de toute filiation reconnue par le père indépendamment de son statut marital avec la mère, le mariage a perdu le dernier lien nécessaire qui le rattachait juridiquement à la filiation. La prise en compte de cette distinction entre la chose et le symbole détermine le contenu et le niveau du débat sur la nature du mariage (et donc sur le bien-fondé de la bénédiction nuptiale pour les homosexuels).
L’institution du mariage (ce symbole) a une histoire dans notre propre civilisation ; elle connaît de multiples variantes à l’échelle des civilisations, est sujette à de multiples transformations que les anthropologues et les sociologues recensent et décrivent. Si personne – et les homosexuels pas plus que quiconque – ne songerait à nier la réalité de la reproduction sexuée de l’espèce, les fameuses banderoles et tee-shirts illustraient cependant un certain état sociologique du mariage : papa, maman, et les deux enfants. On pourrait au moins s’accorder sur le fait que la Manif pour tous s’est appropriée jalousement et surtout abusivement le symbole du mariage, pour lui faire recouvrir un certain modèle culturel qui n’avait pas lieu d’être absolutisé de la sorte.
Étant un symbole, le mariage n’est pas du pur biologique, il le connote seulement. Pour cette raison, il peut aussi bien connoter la relation homosexuelle non procréatrice – c’est la revendication homosexuelle -, que la relation hétérosexuelle, procréatrice on non. Il est clair qu’il y a là un conflit de contenu symbolique. Tout se passe comme si deux partis se déchiraient le même drapeau. On peut penser au jeu anglais de la lutte à la corde où deux équipes adverses tirent jusqu’à la victoire de l’une d’entre elles. La Manif pour tous pense que le drapeau « mariage » lui appartient de droit. Nous touchons là la pomme de discorde entre ceux qui veulent accéder à ce symbole et ceux qui le leur refusent.
Les homosexuels ne veulent pas ravir le symbole du mariage aux hétérosexuels, simplement en devenir partie prenante
Jusqu’à présent, le symbole mariage était la propriété incontestée de la majorité hétérosexuelle. Le camp homosexuel revendique, non pas de le ravir à cette majorité, mais seulement d’en être partie prenante. La question est donc : le symbole peut-il se diviser ? Si c’est une corde ou un drapeau, il ne sera à l’évidence pas divisible. Mais un symbole n’est pas une chose. Un symbole n’est jamais tout entier dans un seul exemplaire de la chose qui le représente. Si quelqu’un brûle un drapeau tricolore, le piétine ou prend possession de celui de l’Élysée par la violence, il se lèvera de tous côtés 1000, 10 000, une forêt de drapeaux qui feront revivre autant de fois qu’il le faudra le symbole du pays. Ainsi le symbole du mariage est-il présent tout entier à chaque célébration, dès lors que le mot de « mariage » est officiellement prononcé, accompagné de la signature du registre officiel. Sauf qu’il n’a pas le même sens pour tout le monde, comme en témoigne au plan juridique le choix des époux de signer ou non un contrat notarié.
Tout se passe comme si le droit avait fait cette réforme sans s’apercevoir de son caractère révolutionnaire : le symbole se retrouvait lâché en haute mer comme un bateau vidé de son équipage. À quoi bon se marier si une simple reconnaissance de paternité revenait au même ? Il est à remarquer que ses partisans les plus ardents se situent aux deux extrémités du spectre symbolique du mariage : soit ceux qui naturalisent à l’excès le culturel, faisant du mariage l’expression sociale de la fécondité bien ordonnée (Manif pour tous), soit ceux qui, à l’inverse, dénaturalisent à l’extrême le culturel, faisant du mariage une pure affaire de sentiments. Pour les autres, qui naviguent ci et là, le mariage peut se conclure à tout moment, au début du couple, ou sur le tard, ou jamais.
Le mariage ne trouve plus sa nécessité que dans le désir de faire resplendir une union devant le monde grâce à cette touche de solennité que seuls les rites communautaires peuvent apporter. Comme l’indique la navigation aléatoire de cette vaste majorité de Français sacrifiant au mariage si le cœur leur en dit, l’opinion publique majoritaire (si l’on en croit les sondages) devait fatalement faire pencher la balance en faveur du mariage pour tous, puisque, encore une fois, la filiation n’avait plus besoin du mariage. Majoritairement, la société n’a donc pas trouvé d’objection dirimante à la revendication du mariage pour tous.
Aux désirs revendicatifs qu’il suscite chez les uns, aux passions défensives qu’il déchaîne chez les autres, nous constatons avec bonheur la vitalité du symbole. La réflexion sur le symbole du mariage témoigne de sa polyvalence, ce que la Manif pour tous visait justement à contester. Pour qui cherche un chemin de dialogue, ces quelques éléments pourront peut-être servir.