Laisse les morts enterrer leurs morts (1) - Forum protestant

Laisse les morts enterrer leurs morts (1)

«Dans le contexte des deuils impossibles, de deuils différés, de deuils qui n’en finissent pas», comment comprendre la rude parole de Jésus à son disciple qui voulait «d’abord» aller enterrer son père? En tentant de comprendre aussi pourquoi Tobit «ne tient pas en place devant la misère sociale et la mort en vrac» et pourquoi, appelé par Élie alors qu’il a «la main à la charrue», Élisée «regarde en arrière» (pour aller embrasser ses parents) mais aussi en avant (en détruisant et consacrant l’outil de travail symbolisant son passé).

Première partie de la conférence prononcée aux Entretiens de Robinson Vivant jusqu’à la mort le 10 octobre 2021.

 

«Je courus sur la place enlever le cadavre» (Tobit)

Tobit est un personnage biblique héros du livre éponyme dans le canon grec des Écritures. Ce livre figure parmi les textes deutérocanoniques, ceux que l’on appelait jadis apocryphes, habituellement peu fréquentés par les protestants. L’histoire de Tobit s’entame au début du livre comme un conte. Un récit fort intéressant qui rappelle un autre destin dans la Bible, celui de Job. Tobit est un homme de bien, comme le suggère la racine de son nom (1). Un juste, comparable à Job.

À l’ouverture de mon propos, je voudrais vous lire quelques extraits de son histoire aux chapitres 1 et 2 (2). C’est une manière également de donner un site aux questions que je me suis posées concernant notre sujet cet après-midi. Je lis:

«Déjà du temps de Salmanasar, je faisais beaucoup de dons aux membres de mon peuple. Je partageais mon pain avec les affamés et je procurais des vêtements à ceux qui en manquaient. Si j’apercevais le cadavre d’un membre de mon peuple jeté hors des murs de Ninive, je l’enterrais. J’enterrai aussi ceux que tua Sennakérib après sa défaite en Judée. Dieu, le roi du ciel, l’ayant puni pour tous ses blasphèmes, Sennakérib, en colère, de retour à Ninive, tua de nombreux Israélites. Moi, j’emportais leurs corps en cachette et je les enterrais. Le roi les faisait rechercher, mais on ne les trouvait pas. Quelqu’un de Ninive alla lui dire que c’était moi qui les enterrais et je dus me cacher. Mais quand j’appris que le roi possédait des renseignements sur mon compte et me faisait rechercher pour me mettre à mort, je pris peur et je m’enfuis.» (Tobit 1,16-19)

Plus loin, au chapitre 2, prévenu par son fils qu’il y avait là le corps d’un juif assassiné, Tobit décrit son dévouement pour le service de sépulture rendu aux corps abandonnés:

«Sans prendre le temps de toucher à mon repas, je courus sur la place enlever le cadavre. Je le mis dans un petit hangar, en attendant le coucher du soleil pour l’enterrer. Au retour, je me lavai pour me purifier, puis je pris mon repas tout triste, en me rappelant ce que le prophète Amos avait déclaré contre les gens de Béthel: «Vos fêtes se changeront en deuil et tous vos chants en lamentations». Et je me mis à pleurer. Après le coucher du soleil, j’allai creuser une fosse et j’enterrai le cadavre. Mes voisins se moquaient de moi en disant: «Croit-il qu’il n’a plus rien à craindre? On l’a déjà recherché pour le mettre à mort à cause de ce genre de comportement, et il s’est enfui. Mais le voilà qui recommence à enterrer les morts!» (Tobit 2,4-8).

Si ces évocations indisposent; si elles rappellent des moments difficiles, vécus au cours de la crise sanitaire, les jours sinistres de confinement, d’incertitudes pesantes, angoissantes, jours de deuils violents, souvent impossibles, comme si l’on était déjà introduit dans une civilisation de morbidité… — ne nous resterait-il finalement que du déni? Une forme de résignation-tabou, que chacun nomme ou refuse de nommer, comme il lui convient? Ce que fait Tobit a valeur de parabole. Le sens de la miséricorde pour les défunts est intimement lié à la pratique de la même miséricorde au profit des vivants. Procurer un abri aux sans-abri, le pain et le vêtement aux déshérités, n’est-ce pas un sens de la dignité égal à celui qui consiste à honorer les corps sans vie, à reconnaître leur droit à la sépulture, à y travailler sans relâche?

C’est pourquoi, devant la misère sociale et la mort en vrac, Tobit ne tient pas en place. Le droit des exclus et celui des trépassés sont saisis dans une même conscience de l’urgence et de la justice. Un double droit qui semble primer sur les obligations de pureté prescrites par la Tradition d’Israël! «Au retour, dit Tobit, je me lavai pour me purifier, puis je pris mon repas tout triste, en me rappelant ce que le prophète Amos avait déclaré contre les gens de Béthel: «Vos fêtes se changeront en deuil et tous vos chants en lamentations». Et je me mis à pleurer.» Des larmes de miséricorde.

Comment interpréter cette sorte de redistribution de miséricorde entre vivants et morts à laquelle Tobit se dévoue? Comment comprendre sa détermination, qui lui vaudra, dans l’exil même, l’épreuve de la clandestinité, au point d’apparaître lui-même comme un mort en sursis, un mort-vivant? Tobit est donc manifestement une figure de la dissidence. Il incarne une conduite de protestation. Il ne saurait y avoir ni miséricorde ni justice pour les vivants en l’absence de soins et de dignité pour les morts! Mais alors, devant cette attitude, l’appel de Jésus «Laisse les morts enterrer leurs morts…», qu’en faisons-nous finalement? On peut même se demander si ce qui est demandé est, non pas tenable, mais simplement entendable?

Laisse les morts enterrer leurs morts! On a envie de dire, un peu à la manière des questions piégées du chapitre 3 de la Genèse: Jésus a-t-il vraiment dit cela? Non, Jésus n’a pas tout à fait dit cela. Ce que l’on voit dans le texte grec est tout de même un peu différent: littéralement, l’appel de Jésus s’exprime ainsi: «… Suis-moi, laisse les morts enterrer leurs morts». C’est donc le sens de cette phrase que je vais essayer de cerner devant vous, au-delà de tout romantisme de l’empathie bien à la mode aujourd’hui, au-delà des injonctions de faire son travail de deuil, indistinctement promues par toutes sortes d’idéologies psychologiques. Quelle réception peut-on réserver à cette parole de Jésus dans le contexte des deuils impossibles, de deuils différés, de deuils qui n’en finissent pas? Que peut-on comprendre de cette adresse, dans ce passage, adresse qui n’est ni un précepte ni une maxime et encore moins un adage cynique?

Ce sera mon premier point.

 

«Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière» (Jésus)

Voici en quel cadre narratif l’appel de Jésus apparait au chapitre 8 de l’évangile de Matthieu (3):

«Jésus, voyant une foule autour de lui, donna l’ordre de passer sur l’autre rive. Un scribe vint lui dire: Maître, je te suivrai partout où tu iras. Jésus lui dit: Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête. Un autre, parmi ses disciples, lui dit: Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. Mais Jésus lui dit: Suis-moi et laisse les morts ensevelir leurs morts.» (18-22)

Que repère-t-on dans le passage? Des mouvements ou plutôt des intentions de mouvements contradictoires. La foule suit Jésus et l’entoure. Jésus veut quitter cette foule pour passer sur l’autre rive. Un maître de la Loi vient et déclare à Jésus: «Je te suivrai partout où tu iras». Ce que dit le scribe peut s’entendre comme une déclaration de ralliement. La disposition à devenir disciple, à marcher derrière un Maître. Jésus oppose au docteur de la Loi la réponse que nous avons entendue, et le mouvement de sa volonté est arrêté net. Mais s’agit-il de la part de Jésus d’un avertissement ou d’une volonté de décourager, devant ce «Je te suivrai partout»? Cette réponse, totalement inattendue, au maître de la Loi tout feu tout flamme, entraîne une suite tout aussi inattendue dans le récit. C’est la réaction d’une autre personne, pourtant déjà disciple, qui veut disposer d’un délai pour enterrer son père avant de se consacrer à le suivre dans cette vie de vulnérabilité annoncée par Jésus au maître de la Loi. «Suis-moi…»: voilà ce que Jésus dit au disciple anonyme! Celui-ci, en effet, l’appelle «Seigneur», Kurie; seuls les disciples utilisent cette appellation dans l’évangile de Matthieu. Chez Matthieu, ils n’interpellent jamais Jésus par le titre de didaskale, c’est à dire maître, comme le fait le scribe (4).

Ce ne sont pas seulement les mouvements énoncés en paroles qui sont contradictoires, mais également les incohérences des positions que le récit laisse voir assez finement. Une foule enthousiaste qui manifeste son attachement à Jésus; un maître de la Loi qui veut devenir disciple d’un rabbi peu empressé à l’accueillir; un disciple anonyme que Jésus réquisitionne malgré sa demande de congé: à y regarder de près, ce qui paraît bizarre dans le récit nous invite peut-être à dépasser une lecture immédiate de ce qu’il donne à voir.

On voit bien que la question de mort, de deuil, de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire en pareilles circonstances n’est pas du tout le sujet.

La version de cette histoire que Luc présente, au chapitre 9, est encore plus explicite et beaucoup plus éclairante. Voici ce qu’on y lit:

«Pendant qu’ils étaient en chemin, quelqu’un lui dit: Je te suivrai partout où tu iras. Jésus lui dit: Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête. Il dit à un autre: Suis-moi. Celui-ci répondit  Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. Il lui dit: Laisse les morts ensevelir leurs morts; toi, va-t’en annoncer le règne de Dieu. Un autre dit: Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d’aller d’abord prendre congé de ceux de ma maison. Jésus lui dit: Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon pour le royaume de Dieu.» (57-62)

Dans le plan narratif de Luc, ce passage vient dans la suite de considérations sur la question: comment être disciple de Jésus? Qui l’est et qui ne l’est pas? Être disciple par la toute-puissance ou l’être autrement? Le fragment de Luc qui nous intéresse relate en effet le rejet de Jésus et de ses disciples par les Samaritains et la proposition des fils de Zébédée, Jacques et Jean, qui voulaient que les Samaritains soient détruits par un feu descendant du ciel! Être disciple par des performances foudroyantes ou s’engager dans une existence de vulnérabilité?

«Le fils de l’homme n’a pas où poser sa tête.» Et on ajouterait volontiers, s’il n’y avait pas eu la bonté de Joseph d’Arimathie, il n’aurait pas eu non plus un coin de terre où loger son corps…

À la différence de Matthieu., Luc ne parle pas de foule ni de maître de la Loi. Cependant, les trois interlocuteurs de Jésus qu’il mentionne ne sont pas cités par leurs noms ou leurs fonctions: ils ne sont pas identifiés: «Quelqu’un lui dit» (v.57); puis: «Jésus dit à un autre» (v.59); et plus loin: «Un autre dit» (v.61). Ces gens ne tiennent-ils pas le rôle de la foule dans le récit de Matthieu? En chemin avec ses disciples vers Jérusalem, Jésus semble accompagné d’anonymes, de sympathisants, peut-être de pré-disciples éventuels. Comme le maître de la Loi dans la version de Matthieu, un premier interlocuteur dit: «Je te suivrai partout…». À cela, la réponse de Jésus est identique dans les deux versions.

En revanche, pour le deuxième interlocuteur, le récit de Luc diffère sensiblement. Si Jésus tempère l’élan de celui qui se montre tout feu tout flamme, il appelle par contre son voisin qui n’avait rien dit, rien annoncé. «Suis-moi.» Nous retrouvons l’injonction. Ce dernier répond comme le disciple anonyme dans la version de Matthieu. Il ne refuse pas, mais propose un délai. Sa réaction est suivie par la réplique qui nous intéresse: «Laisse les morts…». On doit noter une deuxième particularité dans le passage de Luc. Le «Suis-moi» est immédiatement complété par: «Va-t’en annoncer le règne de Dieu». Comme s’il s’agissait d’une urgence! L’appel insistant de Jésus vise un choix à opérer sans attendre, une décision dégagée de toute tergiversation.

«Aller ensevelir son père» n’est-il pas synonyme d’aller lui dire adieu? Le dernier interlocuteur dans le récit de Luc reprend ce motif. «Permets-moi d’aller d’abord prendre congé de ceux de ma maison.» Parents, femme, enfants, etc. Bref, aller faire ses adieux à la famille. Voilà ce que Luc ajoute au devoir de sépulture invoqué, comme si les deux obligations étaient d’égale importance. Mais la réponse tombe, avec un sens de l’imminence, une radicalité de vision qui laisse peu de place aux échappatoires.

«Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière…» On sait ce que l’expression représente dans la prédication de Jésus. Ce ne sont pas l’inconséquence ou la légèreté qui sont en cause. Mais l’affirmation d’une existence définitivement tournée vers une nouveauté de vie, une attitude existentielle qu’engage la métanoïa (Luc 9, 62). Originairement, regarder en arrière, n’est-ce pas cette allégorie de comportement incarnée par la femme de Lot? C’est à dire une logique régressive intimidée par ce qui nous menace, par ce qui est mort et qui apporte avec soi la mort, au lieu d’une intelligence cornaquée par l’horizon de la vie, la promesse de ce qui nous déplace vers l’inattendu de Dieu.

«Laisse les morts enterrer leurs morts…»

Le cadre d’interprétation de cette parole, chez Matthieu comme chez Luc, reste clairement celui des récits de vocation, et le consentement nécessaire au moment d’une urgence aux formes de réquisition. Au chapitre 10 de cet évangile, il est question en effet de l’envoi de soixante-douze disciples par Jésus. On décèle alors chez Luc (v.62) une clé, un supplément de signification, au regard de ce qui nous préoccupe. C’est la mention de la charrue dans ce contexte.

Mais, pouvez-vous dire, quel rapport entre ce qui est dit par Matthieu et Luc, et le dévouement de Tobit envers les vivants et les morts, pour les soins aux pauvres et l’honneur des corps sans vie abandonnés, humiliés jusqu’au trépas? L’appel de Dieu serait-il, par essence, un arrachement impitoyable vis à vis de la famille, ou de devoirs de civilité?

 

«Laisse-moi, je te prie, embrasser mon père et ma mère» (Élisée)

Il y a un récit dans la Bible hébraïque qui nous tire de ce dilemme superficiel. C’est celui de la vocation d’Élisée appelé par Élie et son symbolisme éloquent. Je voudrais m’y attarder un moment avant d’aborder la deuxième étape de cet exposé.

«Élie partit de là et trouva Élisée, fils de Shaphath, qui labourait. Il y avait devant lui douze paires de bœufs, et il était avec la douzième. Élie passa près de lui et jeta son manteau sur lui. Élisée abandonna ses bœufs, courut après Élie et dit: Laisse-moi, je te prie, embrasser mon père et ma mère, et je te suis. Élie lui répondit: Va et reviens, à cause de ce que je t’ai fait. Il s’éloigna d’Élie et prit une paire de bœufs qu’il offrit en sacrifice; avec l’attelage des bœufs, il fit cuire la viande et la donna à manger au peuple. Puis il suivit Élie et devint son auxiliaire, [son disciple héritier].» (1 Rois 19,19-21)

Dans ce passage, l’appel (que je souligne avec le mot de réquisition) n’est pas verbal, mais un geste fort, un acte symbolique, une sorte de rite d’investiture.

Élisée est identifié dans une filiation. Il est fils de Shaphath. Élie le rencontre dans son champ, sa propriété, en train de labourer, occupé par l’avenir de son héritage. L’identité et la profession d’Élisée sont définies par ce cadre symbolique: le nom du père et le métier posent les assises de l’existence, un patrimoine assumé. Un manteau vient heurter cet acquis. Ce que le prophète Élie réalise par cet acte n’a pas besoin d’explication. Car Élisée le comprend immédiatement! «Le substantif hébreu [drt, addereth] qui est traduit ici par ‘manteau’ désigne précisément ‘le manteau royal’.» (5) Addereth c’est aussi la gloire, le pouvoir. En jetant son manteau sur Élisée, Élie lui signifie qu’il y a désormais pour lui un avant et un après. Qu’il est désormais enrôlé dans un autre projet, au service d’une charge complètement nouvelle.

Ce geste d’investiture est peut-être à l’origine de l’expression bien courante en français: jeter son dévolu. Le terme dévolu, en droit canonique, «désignait un bien qui revenait au pape et dont il disposait à sa guise. Il pouvait le donner à la personne de son choix. On disait alors que le souverain pontife ‘jetait son dévolu’ sur un futur heureux propriétaire du bien choisi». Manifestement, Élie avait jeté son dévolu sur Élisée.

Dans le contexte biblique, «le manteau représente la personnalité de celui qui le porte, il est le symbole de ses prérogatives (…), il représente aussi son esprit (à en croire 2 Rois 1,8)» (6).

Comme l’un des interlocuteurs de Jésus, Élisée demande un délai. Il veut aller «embrasser son père et sa mère», avant de revenir vers Élie et d’être définitivement à sa suite. Va et reviens (7), lui dit Élie. Élisée ne se dérobe pas. Ce qu’il va faire paraît encore plus chargé de sens. Il prélève sur son bétail une paire de bœufs qu’il offre en sacrifice. Mais n’est-ce pas un mime de sa propre consécration? «Le sacrifice n’est pas seulement une action de grâce, c’est aussi l’occasion pour Élisée d’en finir avec sa profession et de prendre congé des siens, (pour) partir au service d’Élie, le prophète de Dieu.» (8)

La scène est haute en significations. Douze paires de bœufs, comme les douze clans d’Israël. Une paire destinée à l’action de grâces, comme les prémices et les lévites consacrés au Seigneur dans les traditions d’Israël. Et ici, cette paire immolée représente en réalité, je le redis, Élisée lui-même qui est voué désormais à Dieu, qui est offert à l’image d’une oblation! Peu importe que ce ne soit qu’une paire de bovins, le récit dit qu’il y en avait onze autres. La paire prélevée est synecdoque du reste. Cette paire unique figure toutes les autres.

Un détail en dit long. Dans son interpellation au dernier de trois candidats-disciples, Jésus dira: «Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon pour le royaume de Dieu». Or, dans le cas d’Élisée, c’est la charrue qui va être démantelée, réduite en bois de chauffe, pour cuire assez de viande de fête rassemblant une foule de gens. Que fait Élisée en procédant ainsi? Il détruit son outil de travail; cela équivaut à brûler son patrimoine. Il ne peut plus revenir en arrière, chercher une reconversion à reculons. C’est devant que, désormais, se trouve son avenir, une existence autre, une carrière nouvelle à développer.

Autant les dialogues de Jésus avec les pré-disciples potentiels, dans les narrations déjà évoquées, mettaient l’accent sur la perte de parents, les paroles et les gestes d’adieu, le devoir de sépulture des êtres chers, autant dans le cas d’Élisée, le repas de funérailles concerne le futur prophète lui-même. C’est une fête d’adieu. Mais ce ne sont pas père et mère qu’Élisée perd. C’est plutôt lui, Élisée, qui est perdu pour eux! Il quitte son père et sa mère pour suivre Élie, prendre la relève et ainsi poursuivre sa mission. Comment cet arrachement familial peut-il être aussi normal, aussi joyeux? S’agit-il uniquement de père et mère, au sens littéral du terme ou plutôt de ce qu’ils représentent?

Le patrimoine. Là où les autres mettent la charrue avant les bœufs, Élisée, lui, la brûle. La chose est claire. Il est dégagé du patrimoine. Pierre Bourdieu, à la suite de Karl Marx, disait: ce n’est pas l’héritier qui hérite d’un patrimoine, mais l’héritage qui hérite de l’héritier.

Abandonnant ses terres, ses bœufs, leurs charrues, Élisée est passé du statut de propriétaire à celui de servant-propriété: il est sous le manteau royal du Dieu d’Élie, son maître. Un changement de régime inscrit dans la force du renoncement.

«Laisse les morts enterrer leurs morts…» est donc une invitation à comprendre d’abord et éminemment au travers de ces paroles et ces gestes qu’elle déclenche, au travers également de ces positions de réponse qui en découlent.

C’est là un vrai travail de deuil, dont on ne devrait jamais parler avec des pieuses mièvreries. Il n’y a là ni déni de chagrin, ni critique des funérailles ni apologie de je ne sais quel détachement aussi déplacé qu’indéfinissable. Les récits de vocation mettent en scène des offres de consécration, d’investiture, à la suite d’une parole qui réquisitionne les parcours. Des paroles d’enrôlement dans de nouveaux destins sans jamais transformer des humains en héros, privés de larmes ou aux larmes interdites.

Ainsi que Catherine Chalier le suggère dans son Traité des larmes (9), l’anthropologie hébraïque ne décrit pas un homme de marbre, mais de chair, sensible et fragile à l’image de son Dieu. De la classe de philosophie, je me souviens d’une citation donnée pour la dissertation: «Un sophiste voyant Solon pleurer la mort de son fils lui dit, pourquoi pleures-tu ainsi, puisque cela ne sert à rien? Et Solon lui répondit: précisément, parce que cela ne sert à rien»! Les larmes d’impuissance sont une forme de deuil de l’immortalité. Tant cette dernière nous colle à l’âme (10)… Puisque rien ne nous console de l’inévitabilité (11) de la mort, il ne reste plus que les obsèques.

 

Lire la deuxième partie de la conférence de Philippe Kabongo-Mbaya.

 

Illustration : La vocation d’Élisée (Jan Matsys, Anvers, 1572, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen).

(1) Tob: bon (ou ‘beau’) en hébreu. L’histoire est racontée à la première personne du singulier. Au chapitre 2,9-10, lui qui ne supportait pas la vue du mal, reçut un jour dans les deux yeux une fiente de moineau toute chaude et devint aveugle durant quatre ans. Cette anecdote parodie-t-elle la fragilité humaine, en une dérision symbolique, ou symbolise-t-elle la solidarité avec ceux dont Tobit s’occupait?

(2) Tobit 1 et 2, traduction: Bible nouvelle en français courant. Idem pour la suite de la citation.

(3) Traduction: Nouvelle Bible Louis Second.

(4) Camille Faucant et Daniel Marguérat (dir.), Le Nouveau Testament commenté, Bayard et Labor et Fides, 2012, p.55.

(5) C. Coulot, ‘Investiture d’Élisée par Élie (I R.19, 19-21)’,

(6) Ibid,

(7) Dans le texte hébreu, cette expression peut recevoir différentes traductions. C. Coulot en passe en revue quelques-unes, op.cit..

(8) Ibid.

(9) C. Chalier, Traité des larmes, Albin Michel, 2008, pp.91-100. Le chapitre consacré aux larmes de la fille de Jephté, ‘Pleurer sans témoins’, est particulièrement émouvant.

(10) Michael Foessel, Le temps de la consolation, Seuil, 2015, pp.201-208, qui présente en particulier l’apport de Descartes sur le sujet.

(11) Ibid., op.cit., p.205.

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