Le Dieu absurde nous rend libre - Forum protestant

Le Dieu absurde nous rend libre

«Dieu, c’est l’absent qui suscite l’angoisse de l’homme. L’angoisse est la marque de Dieu en l’homme (…). C’est par son angoisse que l’homme porte en lui l’image de Dieu.» La riche réflexion d’Alain Houziaux sur le livre de Job invite à creuser le paradoxe de la foi puisque «la foi, c’est croire que Dieu est autre que ce que l’on croit à son sujet», un Dieu «pour rien» et «sans pourquoi» sur lequel butent nos raisonnements, «une Bonne nouvelle à recevoir comme une délivrance mais aussi une éthique et un art de vivre».

Texte publié dans Foi&Vie 2020/5 (sous-dossier À propos de Job ou le problème du mal : Un éloge de l’absurde).

 

Dans ce livre pédagogique et stimulant (1), Alain Houziaux se saisit de la figure de Job pour nous inviter à penser Dieu de manière iconoclaste. Il nous permet d’élaborer des raisonnements sur Dieu – après tout, ce qu’est censé signifier le terme théologie – alors qu’il est si courant de le dire impensable, soit en raison de son caractère tout autre et donc pas accessible à notre entendement (ou alors par la figure de Jésus), soit parce qu’il se résumerait à une relation personnelle et ineffable, donc impossible à généraliser dans une réflexion. L’auteur se saisit à bras le corps de ce paradoxe qu’il pointe lui-même: «La foi, c’est croire que Dieu est autre que ce que l’on croit à son sujet. Il y a là un curieux paradoxe qu’il faut souligner. La foi c’est dire: je crois en un Dieu autre que celui auquel je crois» (p.122). Pour lui, le Dieu dont nous parle Job – et qui se poursuit dans le Nouveau Testament, d’ailleurs davantage que dans le reste de l’Ancien – est le Dieu du «pour rien», expression revenant trois fois dans le livre de Job: les actions de Dieu sont marquées par l’absurdité, le paradoxe et s’il nous sauve c’est «pour rien», nous ouvrant à la vie libre et légère du «pour rien».

Alain Houziaux part de cette question classique en théologie et que tout croyant croise en permanence: si Dieu existe, alors pourquoi les justes et les innocents (comme Job) souffrent-ils? L’auteur va jusqu’au bout du scandale et des raisons pour lesquelles cela nous semble scandale: scandale quand le mal n’a pas de raison, parce que les décisions semblent se dérouler sur une autre scène à laquelle nous n’avons pas accès, parce que nous serions le jouet de décisions dont nous ignorerions tout, parce que Dieu n’est alors plus amour ou justice puisqu’il punit des justes et des innocents…

Cheminant parmi ces questions, Alain Houziaux nous rend accessible la multiplicité des interprétations de Job – notamment théologiques juives et chrétiennes, psychologiques et philosophiques (avec par exemple Simone Weil et Kierkegaard) – et ce qu’elles nous apportent: rendre hommage à la pulsion anarchiste de Job qui tente d’ouvrir une issue de vie là où la mort semble se refermer sur le sujet, le narcissisme blessé de Job, la perversion du Moi idéal du juste souffrant qui ainsi existe et se fait valoir auprès de Dieu, Job comme figure du désastre personnel du déracinement de la vie, l’angoisse comme résultat d’une transgression refoulée, Job comme obligation de choisir entre le Dieu toute-puissance et le Dieu tout-amour…

L’honneur de notre humanité est de faire avec ces angoisses. Angoisse dont parle Sartre d’être ici, sur terre, «pour rien». Angoisse ontologique qui, selon Tillich, révèle notre caractère fini et d’être en permanence menacé par le non-être. «Dieu, c’est l’absent qui suscite l’angoisse de l’homme. L’angoisse est la marque de Dieu en l’homme (…). C’est par son angoisse que l’homme porte en lui l’image de Dieu» (p.60). L’enjeu est selon Alain Houziaux de vivre son angoisse sans angoisse, en intégrant qu’il est normal, légitime et salutaire qu’il y ait des questions sans réponse et que cela fasse question. Dieu nous offre ainsi un ciel ouvert, dans lequel tout est «pour rien» et «sans pourquoi».

Alain Houziaux fait de même avec les explications de la présence du mal dans le monde, nous partageant par exemple les raisonnements de Maïmonide, Thomas d’Aquin, Leibniz, Kant ou Teilhard de Chardin: le mal comme punition du péché, comme expiation des fautes d’autrui, comme résultat d’un jeu à somme nulle entre le bien et mal dans le monde, comme résultat endogène de la nature et de l’histoire, mal nécessaire dans le meilleur agencement possible du monde tel qu’a pu le faire Dieu ou comme déchet de l’évolution du monde vers la vérité ultime…

Mais pour l’auteur, ces raisonnements, nos raisonnements humains cherchant une explication, sont piégés par nos propres limitations. Le mal, c’est ce qui est mal pour notre entendement, c’est un «mal épistémique»: nous voulons appliquer à l’action de Dieu des grilles morales qui ne sont pas les siennes. Nos grilles morales sont héritées de notre connaissance du Bien et du Mal acquise en mangeant le fruit au paradis mais qui sont imparfaites. Seul Dieu connaît le monde dans sa vérité.

S’appuyant sur ses connaissances de mathématicien, Alain Houziaux montre que notre vision intellectuelle humaine est toujours limitée, qu’il existe toujours un «hors-champ». Il ne s’agit pas de l’idée que nos connaissances scientifiques seraient limitées et que Dieu serait l’explication de ce que nous ne savons pas encore. Dans ce cas, Dieu ne serait que le bouche-trou de nos ignorances qui verrait son existence se rétrécir avec les avancées de la science. Il est à la fois un hors-champ radical et en excès par rapport aux capacités limitées de notre entendement, comme en journée la lumière est en excès pour la chouette. Ainsi Dieu est la «Verticale de l’Absurde, le Référentiel transcendant de ce qui est pour nous incompréhensible» (p.99), ce qu’il illustre par de nombreux exemples dans la Bible, du sacrifice d’Abel plutôt que de Caïn aux tabous alimentaires tout à fait arbitraires de la loi juive.

«Mais si, pour Job, nous ne rencontrons Dieu «que sous la forme du scandale, de l’absurde, du mal» (p.129), pour Alain Houziaux, il est davantage Puissance exogène qui brise le processus naturel, auto-régulé et explicable de la nature et de l’Histoire.»

Mais – et c’est une des idées les plus intéressantes du livre – l’impasse de nos raisonnements, notre butée sur le paradoxe du Dieu lui-même paradoxe (selon Kierkegaard), l’absurde du Deus Absconditus (selon Alain Houziaux), la contradiction (selon Simone Weil), l’angoisse et le vertige face au gouffre de l’incertitude, nous entraînent à risquer le «saut de la foi», nous font instituer une transcendance, par ce que l’auteur nomme une «paradoxalité instauratrice», ce qui est pour lui la position de Job mais par forcément la sienne.

La première manifestation en est l’affirmation de Job «Mon rédempteur est vivant» (Job, 19,25), alors qu’il n’en subit que les avanies: il perçoit le caractère polymorphe de Dieu, à la fois avocat, arbitre et adversaire, et découvre que Dieu est «autre» que ce qu’il imaginait jusque là. Le saut principal auquel nous invite Alain Houziaux est – au-delà du problème du mal – de considérer le mal comme une des formes de l’absurde et de l’incompréhensible – ce qui le rend d’autant plus révoltant. S’appuyant sur le livre de Job, Alain Houziaux défend que Dieu n’est pas le nom qu’il faudrait donner à la Justice (comme dans le judaïsme ancien), ni à la Puissance ou à l’Amour (comme dans le christianisme), mais à l’absurde. Mais si, pour Job, nous ne rencontrons Dieu «que sous la forme du scandale, de l’absurde, du mal» (p.129), pour Alain Houziaux, il est davantage Puissance exogène qui brise le processus naturel, auto-régulé et explicable de la nature et de l’Histoire. Peut-être qu’Alain Houziaux ne tire pas toutes les conséquences de ce caractère extravagant de Dieu. Alors que l’histoire et la nature sont bien souvent violence et injustice, Dieu n’est-il pas aussi irruption de la puissance exogène de Dieu dans l’impossible, la vie, la justice, comme dans la compréhension de l’Espérance qu’a Jacques Ellul? N’est-ce pas justement le paradoxal et la contradiction de la Résurrection de Jésus? Alain Houziaux ne paie-t-il pas là de donner trop d’importance à la Croix et pas assez à la Résurrection?

D’ailleurs, dans la fin de l’ouvrage, s’appuyant davantage sur la fin du livre de Job, le discours de Dieu à Job (Job 38) où Yahvé fait toute la description de la nature – les monstres Béhémoth et Léviathan compris –, Alain Houziaux donne une autre image de Dieu qui nous semble aller dans le sens de ce Dieu briseur du Destin. Un Dieu excentrique et excentrant qui déplace Job de l’apitoiement sur lui-même; un Chaos créateur, d’où sortent des formes diverses, changeantes et aléatoires nous libérant du carcan des lois, explications et justifications ; une Nécessité interne aux forces de la nature qui est «déterminisme, hasard et caprice mais aussi dynamisme créateur, effervescence de vie, de vitalité, de nouveauté, de complexification croissante, de sélection naturelle» (p.172).

Pour l’auteur, il n’est pas pour autant Bien. Dieu et le monde sont au-delà du Bien et du Mal: «Ce que révèle Dieu à Job, c’est un monde sans Dieu moral, sans Dieu-explication, autrement dit sans Dieu humain. C’est un monde athée de tous les dieux formés par l’homme à l’image de sa logique, de sa raison et de sa morale» (p.178). Ce qui amène Alain Houziaux à sa conclusion d’un Dieu «sans pourquoi» et surtout «pour rien», comme le défendait déjà avec une certaine audience dans le protestantisme le pasteur Alphonse Maillot dans les années 1970: servir Dieu, croire en Dieu, se confesser chrétien «pour rien». On voit poindre le risque qu’au bout du compte, nous puissions nous passer complètement de Dieu dans nos vies puisqu’il n’est «ni juste, ni bon, ni puissant, il n’est ‘rien’, il ne fait rien, en tout cas rien que l’on puisse constater ou croire. Il ne sert à rien. Et pourtant, on croit qu’il existe» (p.201).

Mais plutôt que de nous inquiéter que le «pour rien» ne nous entraîne dans le non-sens, dans l’athéisme, ou nous pousse à vouloir absolument donner un sens au monde, nous sommes invités – comme Job le fait – à donner notre «consentement» à ce monde, à profiter du monde «effervescence gratuite et somptueuse» (p.186). Le «Que ta volonté soit faite» stoïcien fait place au consentement nietzschéen: «Ta puissance est fête, festive» (p.194). Dieu est le révélateur du «pour rien», «une Bonne nouvelle à recevoir comme une délivrance mais aussi une éthique et un art de vivre» (p.204): l’humour, un amour vigoureux et vivace pour la vie, l’humilité et la modestie, découvrir un monde sublime car impressionné par l’illimité du monde, pour reprendre un concept de Kant. Dieu est la puissance nécessitante qui donne au monde ce caractère sublime dont nous pouvons profiter. Job, dans cette découverte, peut enfin voir le monde dans sa vérité, comme Adam et Eve au jardin, devant le «hors-champ», comme une altérité absolue qui nous résiste. Un message qui se continue pour Alain Houziaux dans le message du Nouveau Testament: l’homme n’a aucune justification, il n’est justifié que par la Grâce de Dieu. Et cela est bon.

 

Illustration: «Le Seigneur répondit alors à Job du sein de l’ouragan» (38,1) dans le Livre de Job illustré par William Blake en 1813.

(1) Alain Houziaux, Job ou le problème du mal: Un éloge de l’absurde, Les éditions
du Cerf, 2020.

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