Il n’y a pas que la justice qui dit le juste
Dans les débats sur les violences sexistes et sexuelles, il y a, pour Stéphane Lavignotte, un malentendu car l’institution judiciaire n’est pas seule à dire le juste. La société civile peut se donner des règles qui peuvent être plus exigeantes que la loi. Ce sont alors d’autres instances que l’institution judiciaire qui disent le juste et sanctionnent son non respect, et ce n’est pas moins légitime.
Texte publié sur le blog de Stéphane Lavignotte (Patois de Canaan).
Il y a une contradiction dans les débats publics. D’un côté, on s’émeut de la judiciarisation des relations sociales. Les patients, les parents d’élèves, les habitants des villes saisiraient à tout bout de champ la justice quand ils ne seraient pas contents de leur médecin, de leurs enseignants, de leur maire. Pour ces raisons, ces derniers ne prendraient plus de risques, prendraient des assurances hors de prix, feraient signer moult décharges. Discours récurrent même si rarement démontré. Il y aurait donc trop d’appels à l’institution judiciaire.
De l’autre, dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, il faudrait forcément saisir la justice et rien d’autre ne vaudrait. Quand les affaires sortent dans les médias, sur les réseaux sociaux, le tribunal médiatique, le tribunal des réseaux sociaux sont stigmatisés et considérés comme des tribunaux illégitimes, les seuls valables étant ceux de l’institution judiciaire. Des faits ne seraient problématiques que s’ils étaient passibles de poursuites judiciaires. Et ne le seraient plus s’ils se traduisaient par des non-lieux. Les instances internes des organisations politiques et des syndicats pour traiter de ces affaires seraient illégitimes. Les mêmes qui se plaignent de la judiciarisation des relations sociales disent que seule l’institution judiciaire dirait le juste des relations sociales. C’est méconnaître la diversité de la vie sociale qui ne donne pas le monopole du juste et de l’injuste à une institution de l’État, quand bien même elle s’autoproclame justice.
Une diversité du juste et de l’injuste
D’abord il y a une diversité de règle du juste et de l’injuste. Il y a des lois qui disent ce qu’on n’a pas le droit de faire. Mais il y a une multitude de communautés humaines où on décide ensemble de se donner des règles, plus exigeantes, au nom d’une idée du juste et de l’injuste et où on accepte les conséquences du non respect de cette idée commune. Il n’est pas interdit de boire de l’alcool en France. Mais à la Maison Verte, première fraternité de la Mission populaire où j’ai exercé, il n’est pas autorisé depuis le 19e siècle d’y introduire et a fortiori d’y boire de l’alcool. Il est considéré qu’un lieu sans alcool est plus inclusif pour les anciens alcooliques, ceux-ci pouvant y venir sans être tentés. Le juste est de considérer la fraternité envers le plus faible comme plus importante que la liberté du plus fort. Comme le dit l’apôtre Paul: «Tout est permis mais tout ne fait pas grandir» (1 Corinthiens 10,23). Contrevenir à la règle qui en découle, de manière répétée, peut entraîner votre exclusion de l’association. Depuis très longtemps, des professions se donnent des règles qui ne sont pas inscrites dans la loi, sanctionnées ou pas par un organisme propre. Les journalistes se sont donnés une charte depuis 1918, complétée depuis au national et à l’international. Les médecins aussi qui ont créé un tribunal professionnel, l’Ordre des médecins, pour la faire respecter. Ce juste qui ne passe pas systématiquement par la loi a un nom, ça s’appelle la déontologie.
N’est-ce pas la même chose qui émerge – enfin! – en politique ou dans divers espaces sociaux? Non, rien n’interdit à un parti politique – à la communauté du tournage d’un film, d’une association de pécheurs ou d’une résidence d’étudiant·e·s – d’être plus exigeant que la loi sur les relations hommes-femmes. Quand bien même les blagues sexistes ne sont pas interdites par la loi. Rien n’empêche légalement une Église de demander à certains et certaines de ses permanents de ne pas avoir de relations sexuelles, alors que bien sûr aucune législation n’interdit les relations sexuelles. Donc dans le débat qui nous occupe, cela n’a pas de sens de penser qu’un comportement envers les femmes ne serait problématique que quand il est potentiellement sanctionné par la loi. Et qu’il ne l’est plus quand il y a eu un non-lieu. Dans une organisation politique, la communauté de l’organisation peut exiger davantage de ses membres. Et on peut défendre que cela s’étend à l’ensemble du champ politique: un comportement d’un dirigeant politique qui n’est pas sanctionné par la loi peut être considéré comme inacceptable par les membres de son parti et par les citoyens quand bien même il n’est pas sanctionné par la loi. Pourquoi la politique serait-elle le seul secteur de la société qui ne pourrait pas se donner une déontologie?
Les instances du juste
C’est pour cette raison que les décisions de justice ne sont pas les seules à être légitimes. Dans le champ politique, parce qu’il est légitime à être plus exigeant que la loi, quand cela relève de la déontologie et non de la loi, cela ne se règle pas par l’appareil judiciaire mais par les procédures du champ politique: le débat public, l’élection ou les procédures internes des organisations. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de règles ni de garde-fous.
On brocarde volontiers le tribunal médiatique. Mais c’est oublier que les journalistes n’enquêtent souvent pas moins – et souvent mieux – que les juges et les policiers. Outre le fait que les journaux veulent conserver leur crédibilité – et c’est pour cela qu’on ne reçoit pas de la même manière les idioties des médias en ligne d’extrême-droite ou du Point et les infos recoupées et sourcées de Médiapart, de Radio-France, du Monde ou de Libération –, ils sont soumis à des règles par la loi: demander sa version à la personne mise en cause, ne pas dévoiler la vie privée sauf si cela ressort de l’intérêt général, etc. D’autant qu’ils peuvent être poursuivis, et condamnés, en diffamation si ces règles n’ont pas été respectées. Même les publications sur les réseaux sociaux ne sont pas sans limites: l’autrice du premier tweet qui a lancé #MeToo en France a été condamnée pour cette publication (et on peut le regretter compte tenu des faits dénoncés).
Certes, ces derniers temps, les procédures internes des partis sont mises en cause. Mais il est faux de dire qu’elles seraient en roue libre ou sans garde fous: une personne insatisfaite des décisions d’une organisation politique peut très bien saisir la justice. Cela arrive très fréquemment pour contester des résultats d’élections internes ou des exclusions: souvenez-nous de Jean-Marie Le Pen exclu du parti qu’il avait fondé mais obtenant le 17 novembre 2016 du Tribunal de grande instance de Nanterre son maintien dans sa fonction de président d’honneur du Front National. D’ailleurs, cela n’a rien d’une nouveauté, ni d’une grande originalité. Tous les jours, des personnes sont sanctionnées dans les entreprises – et donc pas par la justice – pour non respect d’un règlement intérieur, pour une faute jugée grave ou non par un employeur. C’est l’entreprise qui dit le juste, même si ensuite les prud’hommes puis le reste de l’institution judiciaire peuvent être saisis.
Contre le monopole du juste par la justice
Marie Dosé a sans doute raison de s’interroger sur certains aspects auto-bloquants et les faiblesses du contradictoire concernant l’instance interne d’EELV sur les violences sexistes et sexuelles. Dans la presse, on a lu combien les militantes à l’origine de la même instance au sein de La France Insoumise s’interrogeaient sur son évolution. Sans doute faut-il expliciter ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas, ce qui aurait aussi un aspect pédagogique. Mais ces instances sont jeunes: faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ou l’aider à grandir? Des propositions sont dans le débat: un cadre national, que la Haute autorité de la transparence du débat public soit chargée de ces questions comme le demande l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles, une instance commune aux partis de gauche… Les partis pourraient davantage dialoguer en même temps avec les associations féministes et avec les avocats.
Quand Paul Ricœur définie la visée éthique comme la visée de la vie bonne avec et pour les autres dans des institutions justes, on peut penser que non seulement le début de la définition mais aussi ce qu’il entend par institutions dit que l’expression du juste n’est pas seulement l’affaire de l’État – on pourrait même défendre que le rôle de l’État est davantage la réduction du mal que l’expression du juste – mais que c’est aussi le rôle de la société. La société a raison et est légitime à affirmer qu’elle peut aussi dire le juste. Et ne pas laisser une institution de l’État, qui au cours de l’histoire et jusqu’à aujourd’hui, n’a que peu protégé les victimes du sexisme, du racisme et du classisme, prétendre qu’elle en aurait le monopole du juste.
Illustration: la Maison Verte, rue Marcadet à Paris.