Depardieu: notre responsabilité de société - Forum protestant

Depardieu: notre responsabilité de société

À écouter les soutiens de Depardieu, il n’y aurait «que la justice». Le reste serait lynchage. Pourtant, il y a aussi la société et ses responsabilités diverses.

Texte publié le 28 décembre 2023 sur le blog de Stéphane Lavignotte.

 

À écouter les soutiens de Depardieu, nous n’aurions, en tant que citoyens ou spectateurs, à nous sentir concernés en rien face aux accusations contre l’acteur. Nous aurions seulement à apprécier son talent d’acteur devant la caméra, sans avoir à être touchés par ce qui se passe derrière. Nous n’aurions pas à nous faire une opinion face à l’avalanche de témoignages. Ce serait uniquement l’affaire de la justice, «que la justice» écrivent les signataires. Nous serions sans responsabilité. Pire que cela: se sentir responsable de l’autre, des personnes violentées, rendre leurs témoignages publics, désapprouver ces comportements, ce serait participer à un «lynchage», une «chasse à l’homme». Pourtant, raisonner ainsi, c’est oublier qu’il n’y a pas que l’État (l’institution judiciaire): il y a la société dans sa diversité et la diversité de ses responsabilités.

 

Établir les faits, une responsabilité de la société

Pour dire des faits, il n’y a pas que la justice. La société et certaines de ses institutions ont aussi cette responsabilité, les journalistes et les historiens, par exemple. Pour savoir que les attentats du 11 septembre ont bien eu lieu et qu’Al Qaida en était à l’origine, on n’attend pas une décision judiciaire, le travail de presse fait foi. Pour savoir que Dreyfus était innocent, il vaut mieux s’en remettre aux historiens et aux journalistes de son temps qu’à l’institution judiciaire. Le propre de la justice ne consiste d’ailleurs pas tant à dire les faits qu’à prononcer des sanctions mises en oeuvre grâce au monopole de la violence légitime de l’État, prison ou amende. La justice reconnaît volontiers que – par exemple sur les faits de pédophilie ou de viol – elle ne peut souvent pas prononcer les faits car ses critères sont restrictifs pour retenir des preuves et que par exemple elle s’applique une prescription des faits. Des institutions de la société civile disent mieux le factuel que la justice et c’est leur responsabilité d’aller chercher et de divulguer les faits.

 

Spectateurs et consommateurs responsables

En société, nous sommes aussi des consommateurs, consommateurs de cinéma. Sur des faits établis – et face à l’avalanche de témoignages sur Depardieu, qui pourrait nier le harcèlement sexuel systématique sur les lieux de tournage ? – les thuriféraires de l’acteur nous somment de détourner les yeux. Notre seule attention devrait se porter sur la pellicule. Mais être consommateur n’est pas seulement trouver un film réussi ou pas, un acteur géant ou secondaire: depuis des décennies émerge une responsabilité sociétale de consommateur. S’il est précisé dans certaines bandes annonces à notre destination de spectateur qu’aucun animal n’a subit de traitement cruel sur un tournage, n’est-ce pas une évidence, a fortiori, que nous sommes concernés si c’était le cas pour les humains qui y ont travaillé ? Si je souhaite que mes vêtements ou mon café aient été produits dans des conditions équitables, ce ne serait pas le cas pour mes films ? Les producteurs qui ne produisent plus de films avec Depardieu, les chaînes qui ne les programment plus ne font que sanctionner ce choix des consommateurs. Comment des spectateurs éveillés à l’injustice, y compris par des centaines de films depuis des années, n’appliqueraient pas cette conscience à l’art lui-même ? Le spectateur aurait moins de conscience qu’un consommateur responsable ?

 

Responsabilité des collectifs de travail

En société, nous sommes des collectifs de travail. Or, tous les témoignages convergent pour montrer que si Depardieu a pu commettre des agressions sur des tournages, c’est qu’une ambiance collective le permettait, le laissait passer, «parce que c’est Gégé». La prise de conscience de la démission du collectif de travail – de la mini-société qu’il constitue – débouche sur une nouvelle responsabilités: vais-je désirer travailler avec quelqu’un qui a ce comportement ? Est-ce que j’assure la sécurité psychologique et professionnelle des personnes qui travaillent avec moi ? Au delà de la responsabilité légale, j’en ai et nous en avons la responsabilité morale. Sinon, quelle société constituons-nous ?

 

Faire société ou pas ?

Maintenant que ces fait sont connus par delà le petit milieu du cinéma, cette responsabilité de ne plus fermer les yeux et de ne plus laisser faire est collective: elle s’élargit à l’ensemble de la société. Collectivement, disons-nous «stop» ou «encore» ? Il y a des tribunes ou des déclarations de président de la République qui, en défendant Depardieu, participent du déni de la gravité des faits d’hier mais aussi se déchargent de toute responsabilité des comportements inacceptables de demain, de Depardieu ou d’autres. Qui, paradoxalement, font société – bonne société en l’occurrence – pour nous dire de ne pas faire société, qu’il y a uniquement des individus et l’État. Des individus dans des rapports inter-individuels (en ignorant les déséquilibres de pouvoir) et l’État quand il y a désaccord. Rien entre les deux.

 

Société responsable des vulnérables

Celles et ceux qui condamnent disent au contraire que ce n’est plus possible, que la parole des victimes a été trop longtemps ignorée et qu’elles et ils se sentent responsables du fait que cela n’arrive plus. Elles et ils rappellent qu’en société s’assumant comme société, comme en commun produisant des valeurs, nous avons la responsabilité des autres humains, en particulier des victimes d’injustice ou de violences, «responsables de l’autre vulnérable» comme le disait Ricœur (et donc comme ne peut l’ignorer Macron !). En cela, nous exerçons notre responsabilité d’individus en société, distincte et complémentaire de la responsabilité de l’État.

 

Lire aussi de Stéphane Lavignotte: Relativiser Le Féminicide En Milieu Intellectuel ? À propos de Althusser assassin, la banalité du mâle de Francis Dupuis-Déri (Grand Angle, 11 janvier 2024)

Illustration: plaque en l’honneur de Gérard Depardieu avec l’empreinte de sa main et son autographe devant le Palais des Festivals à Cannes (photo Marco Bernardini, CC BY-SA 3.0 Deed).

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