Le courage d’espérer
«Chercher des voies hors de nos impasses en invitant successivement un scientifique, une philosophe et une théologienne, pour penser et réveiller l’espérance»: résumé des Entretiens de Robinson de cet automne avec Arthur Keller, Laurence Devillairs et Dominique Hernandez.
Face aux grands défis du 21e siècle: des faux espoirs aux espoirs lucides
Arthur Keller, ingénieur expert en risques systémiques, balaye l’idée de traiter séparément chacun des déséquilibres apparus dans notre système planétaire: autant soigner un cancer généralisé avec du paracétamol! Graphiques à l’appui, il a dressé l’état des lieux alarmant sur lequel nos sociétés commencent à peine à ouvrir les yeux. Malgré le rapport Meadows de 1974 (1), nous avons atteint, et pour partie dépassé les 9 seuils au-delà desquels la Terre n’est plus habitable. Les impacts de la surexploitation sont partout: «Notre activité est une machine qui transforme la nature en déchets». Le chaos menace.
La réponse, selon Arthur Keller, ne peut être que systémique et totale. Elle doit acter le fait que les ressources naturelles sont épuisables et non substituables, admettre que les technologies sont inopérantes sur le mal global, renoncer aux solutions (Green New Deal…) de maintien de la croissance. Elle implique de consommer définitivement beaucoup moins d’énergie et moins de matières premières et de repenser tout ensemble les transports, les infrastructures, les technologies, l’alimentation…
Atténuer le mal, s’y adapter? Inutile. Et ne comptons pas sur les États. La résilience doit commencer par les individus et de proche en proche animer tous les acteurs sociaux, avec de nouveaux récits, une conversion, une auto-organisation collective, qui construise des alternatives stimulantes et tende vers l’autosuffisance des territoires. Il faut des inspirateurs, des organisateurs, des facilitateurs, des faiseurs. Le nerf de l’avenir est d’abord humain. Les ressources dès lors ne devraient pas manquer: solutions low tech, matériaux biosourcés et géosourcés, relocalisation et réindustrialisation pour les denrées essentielles, réaménagement des territoires et préservation des terres, autonomie en intrants (semences, main d’œuvre…), végétalisation vivrière des villes, mise en commun des stocks et gestion collective des communs (air, eau, etc.), régulation maximale des prix… Imaginons, expérimentons, et nous serons en droit alors d’espérer qu’un modèle de sobriété heureuse fait de mille astuces anciennes ou nouvelles infusera les sociétés et rapidement s’imposera. (R. Piettre)
Le principe espérance
Laurence Devillairs, spécialiste du 17e siècle et de la philosophie morale, nous a conduits à interroger l’espérance sous l’angle de la philosophie, tout en nous faisant remarquer en préambule que l’espérance fait souvent figure de parent pauvre de la philosophie: seule exception, Ernst Bloch (2).
À travers un rapide historique des philosophes qui se sont intéressés à cette question, Laurence Devillairs a particulièrement insisté sur le fait que l’espérance témoigne d’un désir humain et se traduit, avant même toute inscription dans un cadre religieux, par un «désir inquiet de quelque chose qui n’est pas là, mais est ouverture vers une autre dimension dans l’ici-bas même». Ainsi l’espérance débouche-t-elle sur une forme de transcendance au cœur même de cette condition. Là où les philosophes, notamment Nietzsche et Marx, et tous ceux qui leur sont postérieurs, ont réduit celle-ci à une fuite et un mensonge pour échapper aux contingences et au malheur du monde, on serait amené à considérer l’espérance comme une composante essentielle de la réalité humaine en tant qu’elle visualise quelque chose qui n’est pas, ou pas encore, et en conçoit la possibilité.
La philosophie serait donc invitée à se réapproprier la notion d’espérance comme mouvement, modalité de la liberté en direction de «ce qui n’est pas encore là», si ce n’est à titre potentiel. Elle serait donc à la fois l’horizon de tout esprit, l’attente de possibilités non encore advenues dont elle aurait pour vocation de dégager l’espace, mais aussi un puissant moteur de l’agir humain. Ernst Bloch a, de fait, proposé de réintégrer ce principe, conçu comme une composante majeure du potentiel humain, dans une philosophie laïque. L’espérance s’y fait l’alliée de la lucidité en écartant également consolations et refuges pour prendre en compte le réel mais en «l’espérant». Grâce à ce changement de perception, le réel se révèle porteur d’inconnu, d’imprévisible, susceptible de donner ainsi lieu à ce qui échappe aux déterminations et aux enfermements de tous ordres. L’espérance apparaît alors en tant que modalité de la volonté, désir sans repos, puissance en exercice et expression d’une plénitude à déployer. L’être humain en se maintenant à l’étiage de l’espérance, refuse de se contenter d’un ici et maintenant clos pour s’aventurer vers une promesse inscrite dans la vie qui nous maintient en haleine et donne de l’à-venir à notre présent. (P. Landry-Scellier)
D’une espérance à l’autre. L’humain est espérance de Dieu
Pour Dominique Hernandez, pasteure au Foyer de l’Âme à Paris, l’espérance se situe entre la liberté d’une ouverture plurielle vers l’inattendu, et le trouble d’une insatisfaction. Toujours dynamique, elle s’insurge contre toute soumission, tantôt par un retrait du monde parfois sectaire, tantôt par un combat en prise avec le réel du monde, qui transforme le futur prévisible en la nouveauté d’un à-venir. Elle n’est certes plus guère attente d’un au-delà de la mort: Paul déjà la voyait opérante dès le temps présent. La vie éternelle est déjà là (3), dans le pari de la foi. L’espérance nous précède, c’est Dieu qui espère en nous. Elle est un don de Dieu qui relie essentiellement aux autres tout en faisant du chrétien comme un étranger en chemin, conscient de sa précarité, mais puisant en l’espoir l’énergie du passage. Ce qui en nous espère est le Christ vivant en nous, par là nous répondons à un appel déjà là, qui «transperce le réel de la nécessité» dès la promesse de la Genèse: Dominique Hernandez cite Jean 3,16, 1 Pierre 2, Jean 14, 1 Timothée («Nous combattons parce que nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant»). Elle affirme: «La foi ne peut se conjuguer qu’à la forme passive: je suis cru, espéré…» par Dieu.
Loin d’un optimisme chimérique qui ne prendrait pas en charge les pesanteurs du réel, loin d’une résilience qui écarterait ceux qui échouent, l’espérance encourage chacun à apporter sa part minuscule à la réalisation de la Promesse qui fermente en tous. Et Dominique Hernandez cite une prière de Charles Wagner: «Nous sommes ta joie et ta mise à mort, Tu descendras dans toutes les tombes, jusqu’à la fin…».
Entre le futur et l’avenir
En ouvrant la discussion avec le public, Philippe Kabongo Mbaya insiste sur la véritable continuité qui est apparue entre les trois conférences: si Arthur Keller nous appelait à l’urgence, Laurence Devillairs insistait sur la place d’un élargissement de perspective (dilatio), de la transcendance dans l’espérance. Distinguer entre le futur et l’avenir, c’est déjà être dans la transcendance où Dominique Hernandez a si fermement installé ses auditeurs. (R. Piettre)
Illustration: détail de la fresque des Vertus dont ici la figure de l’Espérance par Piero del Pollaiolo (1469-70), Galerie des Offices, Florence (photo Diego Delso, CC-BY-SA).
(1) Cf. Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini): Le rapport Meadows 30 ans après, Rue Échiquier (L’écopoche), 2017.
(2) Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Gallimard (NRF, Bibliothèque de philosophie), 3 volumes traduits par Françoise Wuilmart, 1976, 1982 et 1991. Édition originale: Daz Prinzip Hoffnung (Suhrkamp, 1954-1959).
(3) Cf. Catherine Chalier, Présence de l’espoir, Seuil (Les dieux, les hommes), 2013.