Laisse les morts enterrer leurs morts (2) - Forum protestant

Laisse les morts enterrer leurs morts (2)

À la fois «impossible attachement, impossible confiance, impossible espoir» et «attachement maintenu, confiance maintenue, espoir maintenu», comme l’étrange rituel accompli par Nelson Mandela à Robben Island, le deuil est insurmontable. C’est pourquoi «évoquer les morts et les commémorer» est «différent de les convoquer, de les invoquer, d’établir une sorte de commerce de l’angoisse, qui ne pourrait être que mortifère, une aliénation de la vie et de ce qu’elle a d’essentiel», ce contre quoi peut-être a voulu s’élever Jésus en ordonnant à celui qui voulait le suivre de «laisser les morts», c’est à dire les vivants-morts qui font de la mort un moyen pour détourner les autres vivants de la vie.

Deuxième partie de la conférence prononcée aux Entretiens de Robinson Vivant jusqu’à la mort le 10 octobre 2021.

Lire la première partie de la conférence de Philippe Kabongo-Mbaya

 

«Quand il est mort, j’ai déterré les racines, je les ai lavées et je les ai enterrées» (Mandela)

J’aborde maintenant le deuxième point de cette présentation.

Pourquoi les funérailles existent-elles en toutes les cultures humaines? Pourquoi Tobit ne tenait-il pas en place devant les corps sans vie de Juifs en exil?

La paléontologie humaine comme l’anthropologie préhistorique savent que l’attention portée aux défunts est ce qui caractérise l’être humain devenu tel. «Très tôt, l’Homme a donc mis en place des rituels pour pouvoir accompagner ses défunts vers un ailleurs.» Les premières tombes remontent à 100.000 ans av. J.-C., pour les plus anciennes; et 50.000 ans pour les plus récentes. La première crémation connue est située en Australie, 17.000 ans av. J.-C. Pratique courante chez les Grecs et les Romains, l’incinération a décliné sous l’influence du christianisme au profit de l’inhumation.

La découverte d’emplacements comprenant ossements et divers objets mortuaires appartenant aux proto-humains a été longtemps considérée comme preuve de leur humanité même. Pour Margaret Mead, en revanche, une fracture réparée sur un os préhistorique atteste mieux cette mutation des Sapiens. Soins des vivants et des morts: c’est exactement ce que faisait Tobit deux ou trois siècles avant Jésus. Soins des vivants et des morts: il faut souligner ici le sens de cet acte, en tant qu’attention et protection quand menace la perte et comme geste de sollicitude lorsque la perte n’a pu être évitée. Je voudrais illustrer cela en vous lisant un passage dans l’autobiographie de Nelson Mandela.

 

«Dès mon arrivée à Robben Island, dit Mandela, j’ai demandé qu’on m’accorde le droit d’avoir un jardin… Pendant des années, on me l’avait refusé… Mais les autorités se sont finalement laissé fléchir. (…) [Elles] m’ont fourni des semences. J’ai commencé avec des tomates, du piment et des oignons… des plantes résistantes qui ne réclament pas une terre riche ni des soins constants. (…) … Quand le jardin a commencé à donner vraiment, j’ai souvent offert des tomates et des oignons aux gardiens. (…) J’écrivis, poursuit-il encore, deux lettres à Winnie sur un pied de tomate particulièrement beau. J’avais protégé une pousse fragile pour qu’elle devienne une plante robuste qui donnait des fruits d’un rouge profond, mais à cause d’une erreur ou d’un manque de soin, le pied commença à flétrir et à se dessécher, et je n’ai rien pu faire pour le sauver. Quand il est mort, j’ai déterré les racines, je les ai lavées et je les ai enterrées dans un coin du jardin.» (1)

 

Cette description est assez étrange, du moins pour beaucoup d’Occidentaux, voire d’Africains citadins. Que fait-on du reste d’arbustes ou d’arbres morts, qui ne donneront jamais aucun fruit? Comme dans une parabole bien connue, on les ramasse, et on les brûle. Visiblement, ce n’est pas ce qu’avait fait Mandela!

Parmi mille et un détails qui fourmillent dans son autobiographie, cette anecdote a retenu mon attention. S’agit-il d’une improvisation rituelle? Interprétant les relations conjugales très difficiles avec Winnie quelques années avant sa libération, Mandela interprète lui-même ce qu’il avait fait comme une métaphore. Cette description emprunte d’ailleurs aux réminiscences des narrations bibliques: «J’avais protégé une pousse fragile pour qu’elle devienne une plante robuste qui donnait des fruits d’un rouge profond,…», une allusion manifeste à Ésaïe 5!

En y regardant de près, on reste tout de même intrigué, presque interloqué! Le pied de tomate a commencé par se flétrir; il s’est desséché avant de mourir. Bien qu’ayant fait le constat de sa perte irrémédiable, bien qu’il n’y ait plus rien à en espérer, Mandela procède à un geste inouï: son enterrement. Ce quasi rituel renvoie effectivement à certaines cérémonies que l’on peut observer en Afrique centrale. Au Cameroun et au Congo, quand on a déjà creusé une tombe et que la personne en agonie, dont le souffle s’était éteint, retrouve subitement ses forces, comme un sursis, voire une guérison, on ne remblaie pas la fosse, on ne l’abandonne pas. On n’y enterre pas un animal, car alors, il représenterait un humain; on y place plutôt un tronc de bananier, une sorte de substitut qui joue le rôle de leurre, un placebo symbolique destiné à consoler la mort privée de sa proie…

Le geste de Mandela est différent, quasi singulier. Ce n’est pas le pied de plante, avec ou sans ses racines, qui est inhumé, mais uniquement ses racines! Base et stabilité de l’arbre, l’organe-source de sa sève, cœur de sa force vitale dans la profondeur de la terre. Mandela déterre les racines de là où était planté le pied de tomate. Il les lave, comme on lave un mort, avant de les enterrer ailleurs, dans un autre coin du jardin. Émergent ici quelques questionnements: quand nous confions nos morts à leur dernière demeure, qu’est-ce que nous exprimons de leurs racines? Qu’est-ce qui les portait, qu’est-ce qui les reliait à la vie, et nourrissait leur être?

La créativité rituelle de Mandela mériterait une interprétation approfondie et minutieuse, convoquant davantage des codes anthropologiques des traditions de l’Afrique australe. Toutefois, comme en filigrane, cette scène d’enterrement des racines donne à voir tout de même trois valeurs: l’attachement, la confiance et l’espoir. Le rituel semble organiser trois conduites paradoxales, voire impossibles: impossible attachement, impossible confiance, impossible espoir! Pourtant, et presque en même temps, il s’agit d’un attachement maintenu, d’une confiance maintenue, d’un espoir maintenu. L’écart entre ces impossibles et la position de maintien est sans doute ce qui souvent rend le deuil insurmontable. N’est-il pas plus simple de déchirer une page que de la tourner? Finalement, la laisser ouverte, même sans avoir à y revenir, à la relire, n’est-ce pas plus confortable?

Soins du corps du défunt, veillées mortuaires (en Afrique notamment), exposition du cercueil, moments de recueillements, etc.: «Tous ces rites ont pour effet de retarder la séparation. En effet, seule la raison peut distinguer un avant et un après de la mort, tandis que l’imaginaire refuse d’intégrer la rupture et continue de voir dans celui qui vient de mourir quelqu’un qui n’a pas encore quitté la vie» (2). Alors que l’ensevelissement intervient assez rapidement dans la majorité des pays musulmans en Afrique, les rites funéraires prolongés, en Côte d’Ivoire par exemple, ont en ce domaine bien résisté aux pratiques du christianisme comme de l’islam. Un corps peut être gardé aussi longtemps que possible.

La famille, les proches et les mutualités funéraires peuvent retarder les obsèques, juste pour éviter de donner l’impression qu’ils étaient trop pauvres pour tenir le deuil, avec ses coûts écrasants et ses inévitables embrouilles. Le financement de ces événements donne la mesure de l’intrusion de la modernité dans la gestion de la mort et de ses suites. La lutte pour la reconnaissance passe ainsi par une ostentation sociale qui évite l’opprobre. La mobilisation des fonds pour les funérailles (3) reste généralement plus rentable que les efforts de solidarité pour les soins des vivants, hélas. Retarder les funérailles, n’est-ce pas une manière de masquer la triste réalité de la séparation que les rites instituent, en même temps qu’ils tentent de la camoufler ? Il y a plus cependant: «Toute mort induit un sentiment de culpabilité, les rites funéraires sont l’occasion d’un rachat symbolique. Il semble que les survivants… ne puissent se libérer de l’emprise de la mort sans avoir acquitté le prix à payer» (4).

«Tout ici est latent. Car [le] sens profond, la fonction fondamentale des rites funéraires ne concerne sans doute que l’homme vivant, individu ou communauté: il faut maîtriser symboliquement la mort pour sécuriser, pour guérir et prévenir. Ces rites manifestent un désir éperdu de pallier la mort, de la dépasser, somme toute de la nier» (5). La séparation n’en est pas pour autant supprimée. Non seulement elle est réelle, mais encore nécessaire. L’absence de l’être cher se ressent d’autant plus vivement à cause de son départ même: nous disons bien de la personne qui est morte, qu’elle nous a quittés. C’est l’aveu d’une séparation apprivoisée, une sorte de présence réelle par l’absence éprouvée.

Delphine Horvilleur exprime bien cette ambivalence: «En sortant du cimetière, j’ai invité [le fils de Sarah] à faire ce que font les ‘bons juifs’ avant d’en repartir, se laver les mains avant de quitter ces lieux. C’est-à-dire symboliquement séparer les espaces, ceux de la mort et ceux de la vie… Bien entendu, précise Delphine Horvilleur, tout cela est très symbolique. On emporte ses morts partout avec soi, et s’ils restaient au cimetière cela se saurait. La vie et la mort ne sont pas hermétiquement séparées, et l’eau qui coule n’imperméabilise pas nos vies du deuil» (6). Précisément, toute la question est d’interroger ce deuil qui, sans cesse, se relance, souvent secrètement.

 

Laisse les morts enterrer leurs morts…

Cette exhortation ne s’adresse pas à nous comme à des fossoyeurs, mais comme à des endeuillés. Et c’est le travail de deuil qu’il s’agit de comprendre dans une perspective dynamique et pas seulement rituelle, mécanique. Dans le texte biblique, le verbe grec thaptein ne signifie pas simplement enterrer, la mise dans la tombe, mais le geste ultime de sépulture auquel a droit tout défunt. Par une mise en terre ou une crémation. On peut enterrer les urnes, un cheval ou un chat que l’on aime. Mais l’inhumation, le don de sépulture, ne concerne que les êtres humains. C’est pourquoi Tobit n’était pas un fossoyeur. C’est pourquoi aussi ces soins ultimes, que l’on appelle funérailles, sont en soi une liturgie, une solennité, une orchestration d’actes et de paroles; puisqu’on tient à faire ce qu’il faut. Face à la mort et à son énigme, les survivants donnent inconsciemment un horizon à cet événement: «inverser la mort en vie. Le rite, disait un philosophe est, comme l’élégance, une façon de charmer l’angoisse» (7).

«Charmer l’angoisse», n’est-ce pas cet apprentissage sans cesse recommencé de «vivre avec nos morts»? Le deuil et l’après-deuil ne se vivent pas de la même manière. Inviter les morts et les honorer, c’est autre chose qu’être visité intempestivement voire obsessionnellement par eux. Ils ne peuvent être, dans ce cas, que des morts à éviter, ces figures de mort auxquels nous donnons des noms variés: revenants, fantômes, zombies… morts-vivants. Des morts errants.

On peut alors comprendre pourquoi à l’annonce d’un décès, on répond: qu’il repose en paix. Ce n’est pas seulement le spectre effrayant du revenant qui s’invite dans nos mal-être et l’opacité de nos peurs, mais également les formes terrifiantes de nos culpabilités et angoisses que rien ne vient calmer! La paix et le repos des morts ne sont que le désir de joie et de liberté auquel aspirent les survivants, pour pouvoir vivre des pertes et des séparations apaisées (8). Dans une étude en ligne, Andrew Curry décrit le phénomène des «morts enterrés face contre terre»: «Au Moyen Âge, les épidémies ont nourri la peur des morts-vivants. L’analyse de tombes médiévales montre une augmentation du nombre de personnes enterrées faces cachées pendant les épidémies qui ont ravagé l’Europe germanophone. La volonté des survivants?… empêcher les morts de revenir les hanter» (9).

Évoquer les morts et les commémorer, c’est différent de les convoquer, de les invoquer, d’établir une sorte de commerce de l’angoisse, qui ne pourrait être que mortifère, une aliénation de la vie et de ce qu’elle a d’essentiel. Les ressorts profonds de ce commerce avec certains trépassés ne semblent pas relever de la sollicitude envers les corps, comme nous l’avons vu. Il s’agit des institutions dressées, des sites de vénération, des monuments de culte ou de catafalques idéologiques. Nous savons par ailleurs, que l’espace occupé par les tombeaux d’aïeux a toujours justifié l’occupation clanique des terres. La plantation des corps se confondant ainsi avec la conquête ou la colonisation des territoires. L’enjeu des tombeaux des Patriarches en Cisjordanie ne dément pas ce constat.

Dans le langage courant, le mot marabout désigne communément un voyant traditionnel dans les sociétés de l’islam. En réalité, ce terme signifie d’abord un personnage reconnu comme saint, puis le lieu de sa sépulture s’il vient à décéder. Son mausolée. À proprement parler, le Panthéon dans le 5e arrondissement à Paris est une sorte de grand marabout. Les mausolées de Lénine, Staline et Mao Zedong sont des marabouts. Dans un commentaire, Jean Calvin dit qu’il existait encore au Moyen Âge, en Égypte, la tombe du Prophète Jérémie, que les musulmans vénéraient comme un site de pèlerinage. La chose est certaine en ce qui concerne celle de saint Augustin à Annaba: les femmes stériles la fréquentent assidûment à la recherche de leur fécondité! Convoquer les morts, les immortaliser dans un culte ou une vénération idéologique, entretenir ainsi un commerce autant mystérieux que mystificateur avec l’immortalité donnée en spectacle: voilà qui est aux antipodes des soins du vulnérable et de la consolation face au l’énigme et à l’humiliation de la mort. Il y a peut-être là une piste pour rendre compte autrement de l’interpellation de Jésus: «Suis-moi, laisse les morts enterrer leurs morts…».

Ce sera mon dernier point avant de terminer.

 

«Vous construisez de belles tombes pour les prophètes» (Jésus)

J’ai essayé de montrer que cette parole, «Laisse les morts enterrer leurs morts», était à situer dans les récits d’appel ou de vocation. Il y a en revanche un passage orageux, fait de malédictions, où Jésus s’adresse aux scribes et aux pharisiens avec des invectives troublantes au regard de notre sujet. Le voici, Matthieu 23,29-32:

 

«Quel malheur pour vous, spécialistes des Écritures et pharisiens, hypocrites! Vous construisez de belles tombes pour les prophètes, vous décorez les tombeaux de ceux qui ont fait la volonté de Dieu, et vous dites: ‘Si nous avions vécu au temps de nos ancêtres, nous n’aurions pas été leurs complices pour tuer les prophètes’. Ainsi, vous reconnaissez vous-mêmes que vous êtes les descendants de ceux qui ont assassiné les prophètes. Eh bien, continuez, achevez ce que vos ancêtres ont commencé.» (10)

 

L’évangile de Luc donne une version de ces mêmes malédictions. S’agissant de l’appel du disciple anonyme dans cet Évangile, l’exhortation se terminait par: «Et toi, va-t’en annoncer le règne de Dieu». Le parallèle de Luc me paraît heureux. Il n’est pas seulement accusatoire: les morts, que peuvent-ils faire d’autre, sinon enterrer leurs morts… Il n’est pas que ce constat polémique. «Laisse les morts enterrer leurs morts» reçoit au contraire une ouverture, un dépassement libérateur: l’annonce du règne de Dieu. Ce surgissement de la puissance de justice, d’amour et de paix là même où dominaient la mort et ses ravages. Comme Tobit, les témoins de cet avènement n’annoncent pas le règne de Dieu dans un monde réconcilié, rayonnant d’espérance, débarrassé d’injustices et des crimes. Ils sont comme en exil et agissent à leurs risques et périls, souvent de nuit, clandestinement. Entre le soutien obstiné en faveur des plus exposés et la dignité qui revient à tout corps abandonné, ils en arrivent à s’oublier eux-mêmes, à outrepasser les règles religieuses, à vivre cachés parce que recherchés.

Concernant cette fois-ci les tombes des prophètes et leur entretien, mon hypothèse est qu’à vrai dire, Jésus évoque là le destin cruel qui l’attend, dans cette lignée tragique des prophètes. Et chez Luc, la chose est claire: à la fin du chapitre 11 comprenant ces lamentations, l’ombre de la Passion plane déjà à l’horizon. On comprend mieux alors la réponse de Jésus au scribe exalté qui lui annonçait «Je te suivrai partout». «Les renards ont des terriers, et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le fils de l’homme n’a pas un endroit où reposer sa tête.» Une vie exposée. Un parcours où tout, à tout moment, pourrait être menace contre la vie. Je disais aussi que s’il n’y avait pas eu ce dignitaire juif au cœur doux, Joseph d’Arimathie, le corps de Jésus aurait fini à la fosse commune, qui portait bien son nom lieu du crâne, aux encablures immédiates de l’endroit du supplice. Car c’était cette décharge d’abomination, concentrant à la fois la réalité et la symbolique juive de l’impureté, qui servait de sépulture aux pendus comme à tous ceux que Rome massacrait.

Laisse les morts enterrer leurs morts…  mais, encore une fois, Jésus a-t-il vraiment dit cela?

Loin d’être une parole cynique, l’exhortation en dit long sur le comportement des religieux juifs de cette époque et de leurs dignitaires passablement intégristes. Ce n’est pas d’abord à ces pratiques de religiosité populaire que Jésus s’en prend, la construction et l’entretien des mausolées des prophètes, mais à la conduite tordue de ceux qui en tiraient bénéfice. En rénovant sans cesse les tombeaux, ils entretenaient leur emprise sur les gens. Ils manipulaient leur imaginaire. Ils faisaient commerce de leur angoisse de la mort et de leur aspiration au salut. Ce commerce autour du mobilier et des monuments funéraires avait quelque chose de funeste. Mais les spécialistes de la tradition étaient là pour expliquer, pour apporter des éléments de langage et perpétuer une propagande, non pas en faveur de l’enseignement des prophètes, de ce qui avait conduit à leur mort, mais de la beauté des leurs tombes, des ornements de leurs tombeaux!

Dans ce contexte, «Laisse les morts enterrer leurs morts…» donne toute la mesure de ce que Jésus dénonce par ces paroles outrées et tranchantes. Non seulement il désacralise un rapport frauduleux aux saints, mais il confond toute religiosité tournée vers la mort, et qui tourne de ce fait le dos au Dieu vivant. Les morts ne peuvent rien entreprendre, rien faire. Ils ne peuvent être les fossoyeurs de leurs semblables! Recourant à l’argument par l’absurde, c’est donc bien de vivants dont parle Jésus. Ce sont bien les scribes et les pharisiens qui sont visés par ce discours indirect et ironique! Des vivants qui se conduisent comme des morts; des vivants qui se vouent au ministère de la mort. De la même manière qu’il existe des morts-vivants, de la même manière existent également des vivants-morts, des déjà-morts, qui vivent mobilisés par les logiques de la mort, qui tirent profit de l’angoisse de la mort, comme d’un fonds de commerce juteux! Puisque la seule chose dont on peut être certain reste la mort, ces vivants-morts vivent d’une certitude sans espérance. «Suis-moi, laisse les morts enterrer…» : c’est une subversion explosive de ce système.

Le doute que cela jette sur la raison d’être des Pyramides, le sens des embaumements, des sarcophages, des catacombes, des marabouts, des mausolées; la suspicion que cette parole répand sur les vérités monumentales, obsédantes, les pèlerinages, les lieux de mémoire, leur vénération angoissée: on a là, peut-être, ce que l’anthropologie biblique renomme, y compris dans la perception du temps, le renouvellement possible des temporalités! Laisse les morts enterrer leurs morts… n’est pas seulement une question de vocation, mais tout autant une provocation en faveur du renouvellement des imaginaires. Alors, oui, Jésus a bien dit cela. Il l’a voulu.

Car, changer le rapport d’une société à la mort, c’est changer aussi son rapport à la vie.

Ce que je dis là, je le tiens de Bernard Cottret, professeur d’histoire fraîchement émérite, dans sa belle biographie de Jean Calvin (11). C’est un peu dans ce sens qu’il aurait lui-même abordé ce sujet, si la mort ne l’avait pas emporté en été 2020. C’est donc à lui que je dédie ce que je me suis efforcé de vous exposer.

Dans La critique et la conviction, Paul Ricœur avoue sa foi sur un ton presque intime: «Que Dieu, à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien. Je ne réclame aucun ‘après’». Il poursuit: «Je reporte sur les autres, mes survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants» (12). C’est une déclaration étrange et qui dérange! N’est-elle pas l’illustration percutante de ce que je viens de dire à la suite de Bernard Cottret? Vous voulez changer le rapport des vivants à leur vie? Commencez par modifier leurs représentations de la mort et de toute son économie. Ce que nous confie Ricœur est un concentré d’une foi inouïe. Sa confidence tient toute entière dans un double report: Dieu fera. Les autres, mes survivants, seront témoins. Confiance en Dieu. Espérance dans les autres. Aucune réclamation. Aucun paradis à mériter ni à démériter.

Si Tobit avait pu nourrir les affamés, mettre à l’abri celles et ceux qui étaient livrés aux logiques de dégradation sociale et de mort; s’il avait veillé à la dignité des corps sans vie, exposés aux chiens errants ou aux chacals, ce n’était certainement pas pour un au-delà, pour se préserver un espace dans l’au-delà, un marabout ou mausolée éternel.

«Laisse les morts… toi, va annoncer le règne de Dieu», complète Luc. Et c’est la raison pour laquelle, juste avant la citation de Paul Ricœur que je viens de commenter, lui-même précisait son intuition théologique: «…Ma position à l’égard de la survie personnelle est en plein accord avec mon interprétation de la résurrection du Christ. C’est sous le signe de cette résurrection, qui unit le don de sa propre vie et le service des autres, que je place la présente spéculation».

 

Illustration: Robben Island au large du Cap (photo South African Tourism, CC BY 2.0)

(1) Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Le Livre de poche, Fayard, 1995, pp. 590-591.
(2) ‘Sens et significations des rites funéraires’, Louis-Vincent Thomas, Thanatofrance, 2009.
(3) Célestin Monga, Nihilisme et négritude, PUF, 2010.
(4) ‘Sens et significations’, op.cit.
(5) Ibid.
(6) Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, Grasset, 2021, pp.83-84.
(7) Cité par Louis Vincent Thomas dans ‘Signes et significations’, op.cit.
(8) C’est pourquoi la profanation des tombes est une déclaration symbolique de guerre, le fait de libérer les réserves de haine, de revendiquer une hostilité au-delà de l’humiliation.
(9) Andrew Curry, ‘Au Moyen-Âge, les épidémies ont nourri la peur des morts-vivants’, National Geographic.
(10) Traduction Nouvelle français courant.
(11) Bernard Cottret, Calvin, JC Lattès, 1995.
(12) Paul Ricœur, La critique et la conviction, entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Hachette (Pluriel), Calmann-Lévy, 1995, p.239.

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