Mort et vie de l'écologie au sein du protestantisme français - Forum protestant

Mort et vie de l’écologie au sein du protestantisme français

Pasteur et chargé de mission pour la justice climatique de l’UÉPAL, Jean-Sébastien Ingrand (interrogé par Michel Rodes) retrace ici la longue et difficile maturation des questions écologiques dans le protestantisme français, qui n’a pas manqué de précurseurs mais a ensuite, par rejet de la démarche œcuménique en la matière et du tout-politique des années 1960, «laissé passer les trains». Or, même si la Bible «ne tient pas un discours écologique direct», elle «interroge fortement la manière dont l’être humain désire habiter la Terre». Les chrétiens ont donc des atouts pour «promouvoir une approche spirituelle de l’écologie» au sein de mouvements «parfois en quête de sens».

Entretien publié dans le dossier Face à la crise écologique du numéro 2020/3 de Foi&Vie.

 

À l’heure de la théologie verte, quel est votre ressenti au regard des trente dernières années? Quels sont les contrastes à mettre en parallèle?

Les chrétiens étant généralement de leur temps, il a fallu attendre ces dernières années pour que les questions engendrées par la crise écologique pénètrent vraiment les milieux d’Églises. Ceux, peu nombreux, qui ont été des précurseurs isolés se sont heurtés, longtemps, à de l’indifférence, voire aux ricanements. Aujourd’hui, ils sont heureux de sentir un frémissement et un début de prise de conscience. Mais ce qui me semble dominer, quand même, à l’heure actuelle, ce sont deux éléments : la peur et le problème d’échelle de priorité. L’avenir est maintenant porteur d’angoisse et il faut impérativement la prendre en compte ; surtout parmi les plus jeunes. De plus, en Église, s’ancre le sentiment qu’il y a des priorités plus grandes que l’écologie. Ces deux éléments ont pour conséquence, dans le meilleur des cas, de situer les prises de position et les initiatives dans le domaine de la réaction davantage que dans celui de l’action.

Quels sont alors les possibles?

L’enjeu est, d’une part, d’être réaliste sur la crise irréversible dans laquelle nous sommes en train d’entrer et, d’autre part, de poser des paroles d’espérance. Il est essentiel d’être conscient de ce couple action/réaction. «Il ne s’agit (…) pas seulement de ‘garder’ la nature d’une manière réactive, en luttant contre sa dégradation, mais de la ‘cultiver’ d’une manière créative, en œuvrant avec la vie» (1). Et là, nous sommes attendus.

C’est donc un changement de décor complet par rapport à ce que vous avez connu jeune étudiant en histoire, puis en théologie, à Montpellier?

Quand j’ai commencé des études de théologie à la Faculté de Théologie protestante de Montpellier, j’ai choisi de m’intéresser à Jacques Ellul, notamment à sa pensée entre 1936 et 1948. J’étais très seul. Je découvrais les travaux historiques, menés au Canada par Christian Roy, établissant de manière irréfutable le rôle de pionniers en matière d’écologie politique joué en France par Bernard Charbonneau et Jacques Ellul (2). Roy est un remarquable historien des idées, hélas peu connu, qui a contribué de manière décisive à sortir des ténèbres de l’histoire le passé de Charbonneau et Ellul. Ses travaux ont montré que le personnalisme écologique, troisième voie au sein du personnalisme, est une entité historique avérée. Même si ce groupe est toujours resté minoritaire, il a existé de 1933 à 1939. Roy a exhumé du grenier de Charbonneau ces textes oubliés. Leur édition en 2014 montre à quel point ces deux auteurs étaient visionnaires (3). Les conférences de 1935 et 1936 données par Charbonneau et Ellul critiquent le règne de la technique au nom d’une véritable pensée écologique. Par exemple, Ellul est, entre 1935 et 1937, à l’origine de «la première proposition occidentale moderne d’une limitation volontaire de la croissance économique, impliquant des sacrifices dans le ‘niveau de vie’ quantifiable au nom d’une notion ‘holistique’ de la qualité de la vie» (4). Et, le texte de 1937 de Charbonneau intitulé Le sentiment de la nature, force révolutionnaire (5) peut être considéré comme le véritable acte de naissance de l’écologie politique. Charbonneau «fut sans doute le premier à faire de la critique du développement et de la défense de la nature l’axe d’une orientation politique nouvelle» (6).

J’ai donc écrit mon mémoire de maîtrise sur la genèse de la pensée d’Ellul, sous la présidence d’André Gounelle et Jean-Marc Prieur. Ce premier travail universitaire manquait sans doute de recul critique mais il était totalement à contre-courant (7). Les enjeux me dépassaient. J’en avais conscience mais je ne pouvais pas les expliciter clairement. En fait, j’entrais en résistance pour de longue années contre la pensée qui allait dominer durablement la majeure partie du protestantisme français. Alors que Lukas Vischer (8) créait Église et environnement (ŒCO), à Berne (9), et l’European christian environmental network (ECEN), à Bruxelles (10), le protestantisme français allait voir passer les trains pendant des décennies…

Je me souviens, il y a trente ans, qu’il était fréquent de se moquer de l’œcuménisme. On parlait avec mépris de Taizé ou des travaux du Conseil œcuménique des Églises (COE); et notamment du processus Justice, paix et sauvegarde de la Création. Deux petits ouvrages, fort bien faits, venaient de paraître dans le sillage du processus du COE lancé à Vancouver en 1983 et à Bâle en 1989; l’un de Jean-Marc Prieur (11) et l’autre d’Otto Schäfer (12). Mais un autre livre, collectif, publié en même temps à l’instigation de Jean Ansaldi et signé de plusieurs des figures montantes de l’Église réformée de France (ERF), a retenu toute la lumière: L’agitation et le rire (13). Je ne reviens pas en détail sur la théologie développée dans cet ouvrage car dans un article à paraître, intitulé Le chemin tortueux du protestantisme français vers la théologie verte, Frédéric Rognon le fera précisément. «Ne rien faire et ne rien dire: telles sont les pistes que suggèrent finalement les auteurs de L’agitation et le rire pour orienter le positionnement de l’Église et des chrétiens face aux enjeux environnementaux» (14). Le ton sarcastique de ce livre a eu une influence durable. Le Dieu créateur s’est retrouvé pour longtemps disqualifié par le courant ansaldien, en tant que témoin d’une théologie naturelle, au profit exclusif d’un Dieu sauveur sous couvert d’une théologie de la Croix exclusiviste. Les questions d’écologie vont donc disparaître pendant des décennies des agendas ecclésiaux. Seules des initiatives locales et personnelles émergeront; en marge.

L’apparition en 2006 d’A Rocha France (15) et du réseau Bible et Création (16) signifient les prémices d’un renouveau. Les Orientations pour une justice climatique de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UÉPAL) en 2016 sont un événement (17). Les créations, également en 2016, du label œcuménique Église verte et en 2017 d’une commission Écologie et justice climatique de la Fédération protestante de France (18) attestent de l’émergence d’un nouveau cap. J’espère par exemple que la parution prochaine du livre de Rognon sur la pensée écologique d’Ellul et Charbonneau (agnostique mais très influencé par la foi de son ami Ellul) permettra au protestantisme français de se rendre compte qu’il a connu en son sein de vrais pionniers et qu’il les a longtemps méconnus (19). Pensons aussi à Albert Schweitzer, à Théodore Monod ou à Solange Fernex et leurs reconnaissances tardives. Or il est possible de prendre appui sur eux, avec un regard neuf, pour penser le présent et agir.

En même temps, il faut bien dire qu’il y a eu, dès les années 1970, des ancrages chrétiens très forts dans cet élan, cette mouvance écologiques. En Alsace, il y a eu Solange Fernex. Il y a eu les Foi&Vie de 1974 et 1988 (20). Dans les rassemblements antinucléaires, on voyait des familles entières de bons catholiques avec leurs enfants. Cela m’avait frappé. Charlie-Hebdo tirait à 150000 exemplaires. La Gueule ouverte avait un lectorat chrétien qui se rebiffait contre les provocations de Choron. En Aquitaine, on retrouvait à la SEPANSO (créée en avril 1969) beaucoup de protestants. Idem au Comité de défense de la côte Aquitaine et à ECOROPA. Je pense aussi aux articles de Jacques Ellul adressés explicitement aux chrétiens dans Combat nature et au rôle joué par la communauté de Pomeyrol. Tout cela ne permet-il pas de dire qu’il y a eu un souffle?

Il est clair qu’il y a eu un souffle. Je l’ai connu de près, enfant, en accompagnant mes parents à la communauté de Pomeyrol et sur le plateau du Larzac. Je me souviens de ma mère s’enthousiasmant pour René Dumont. J’ai fait du scoutisme protestant, comme mes parents. Du reste, ce passage massif par le scoutisme protestant est, à mon avis, essentiel pour des générations. Par contraste, aujourd’hui, on peut constater que ce n’est quasiment plus le cas. C’est dans ce creuset que se sont forgés des engagements écologiques pour certains et que sont nées des vocations de cadres politiques et syndicaux pour d’autres. Cet ancrage politique était en grande partie à gauche. À partir du scoutisme protestant, l’implication s’est davantage faite au Parti socialiste que dans les milieux écologistes; ce qui participe à expliquer l’inaction dans le domaine de l’écologie de beaucoup de protestants.

La candidature de Dumont à l’élection présidentielle de 1974 a marqué une étape mais elle est restée très marginale. Sous l’impulsion de François Mitterrand, le Parti socialiste a eu beaucoup de mal à se défaire d’une vision marxisante, progressiste et productiviste. Les thèmes écologiques s’y sont introduits avec beaucoup de difficultés. «La critique écologique n’est pas innée au sein du Parti socialiste. La matrice du parti repose sur la critique sociale, qui peut parfois lui être contradictoire. Aussi l’écologie n’y prend-elle de l’importance qu’à proportion de son poids électoral» (21). C’est seulement au fur et à mesure des percées électorales écologistes que le Parti socialiste s’est mis très progressivement à s’intéresser à l’écologie. Après 1981, le Parti socialiste peut montrer, dans l’indifférence, qu’il n’a plus besoin de chercher à rejoindre les électeurs écologistes. Et c’est le moment où de nombreux protestants se trouvent dans les ministères. Il faudra attendre l’après-présidentielle de 1988 pour que l’écologie fasse son retour au Parti socialiste. «L’invention du développement durable, le renouveau des Verts, plusieurs catastrophes industrielles (en particulier Bhopal en 1984 et Tchernobyl en 1986) et sans doute le déclin du Parti communiste français conduisent les socialistes à se préoccuper à nouveau d’écologie» (22). Et là, les protestants deviennent moins nombreux autour de Mitterrand…

Parallèlement à cela, au sein du protestantisme français, on est passé d’un massif «L’Évangile est politique» à un retour à l’entre-soi. Le mot politique, d’omniprésent, est devenu tabou. Et, c’est encore le cas aujourd’hui.

Effectivement, le politique semblait avoir pris quelques décisions : meilleure répartition des richesses (les nationalisations), meilleure répartition du travail (les 35 heures), abolition de la peine de mort, fin de la guerre froide, détente internationale, etc. Cependant, c’est aussi le passage en force du nucléaire reconduit par Mitterrand dès 1981, c’est la nouvelle pauvreté, la fracture sociale. La priorité n’est plus au tout politique. Quelle est alors, dans cette ambiance mentale, la vision stratégique des dirigeants de l’ERF? Nous parlons de la fin des années 80 à aujourd’hui.

Je suis arrivé en Faculté de Théologie au moment où, en gros, seuls semblaient importantes la dogmatique de Paul Tillich et la psychanalyse. La volonté du corps enseignant était de soigner la qualité scientifique de l’enseignement. Il fallait convaincre l’Université Paul Valéry et les autorités politiques de la scientificité des cours. C’était légitime. Mais les dimensions ecclésiale, sociale, humaine sont passées au second plan… C’est comme si la figure en train de s’effondrer de l’intellectuel chrétien dans les médias et l’espace public débouchait sur un intellectualisme de plus en plus grand à l’interne…

«Il ne faut surtout pas faire de vagues car cela serait perçu comme une manière d’ajouter de la fragilité à une institution qui se vit de plus en plus, et à juste titre, en situation de fragilité.»

J’ai quitté l’ERF il y a vingt ans pour aller vivre en Allemagne, en Suisse puis en Alsace. Du coup, j’ai un regard oblique. De mon point de vue, l’ERF s’est enfermée dans son rôle de minorité qui n’a pas vocation à imposer quoi que ce soit; sauf à défendre les droits de l’homme, les minorités opprimées, les réfugiés, etc. Il ne faut surtout pas faire de vagues car cela serait perçu comme une manière d’ajouter de la fragilité à une institution qui se vit de plus en plus, et à juste titre, en situation de fragilité. Par exemple, les débats enflammés dès qu’il est (rarement) question de nucléaire dans Réforme gardent la trace de cela.

Aujourd’hui, l’attention porte bien davantage sur les questions herméneutiques et éthiques que sur les questions écologiques et cela n’aide pas à penser la crise majeure dans laquelle nous entrons.

Comment expliquer cet engouement pour Tillich dans les années 80-90? Est-ce typique du complexe des sciences humaines qui se replient vers des problématiques les plus éthérées, les plus formelles possibles, les plus éloignées de tout état d’âme, de tout problème de société? Et pourtant, il y a bien chez Tillich et son principe protestant une radicalité, un refus de posséder toute vérité, tout absolu sur Dieu, de sacraliser toute institution, toute formulation. Tillich ne rejette-t-il pas tout concept qui tournerait à l’idolâtrie?

L’influence de Karl Barth sur le protestantisme français a été grande. Ensuite, la nouvelle génération s’est ingéniée à tuer le père de la génération précédente. D’où les modes successives de la théologie de la mort de Dieu, de la sémiotique, des théologies de la libération, etc. La soudaine fascination pour Tillich tient au fait qu’il a été perçu comme l’anti-Barth le plus crédible. Les deux ont été brièvement pasteurs en milieu ouvrier mais ils n’en ont pas tiré les mêmes conséquences! Barth a gardé le souci de l’Église toute sa vie. Il a écrit une Dogmatique ecclésiastique (même si l’adjectif a disparu dans le titre de la traduction française) (23). Tillich, lui, élabore une Théologie systématique. Il est resté quelque chose de très pastoral chez Barth que, selon moi, on ne retrouve pas chez Tillich. L’attrait pour Tillich tient à son côté libéral et à son intellectualisme. J’ai beaucoup d’amis protestants libéraux qui aiment Tillich. Personnellement, ce qui me gêne le plus dans ce libéralisme-là, c’est la disparition de la Bible. Gounelle, dans sa belle introduction à la pensée de Tillich, souligne à quel point il s’est passionné pour l’histoire (24). Cela me parle. Dieu, comme terme essentiellement relationnel, oui. Le reste, je le trouve trop abstrait, désincarné et désocialisé.

En règle générale, une théologie chrétienne qui est gênée par la Bible et l’Église, je trouve que c’est quand même problématique…

Cette recherche d’un Dieu lointain, abstrait, absolu, cette opposition radicale Créateur-créature, cette méfiance à l’égard du sentiment religieux et de la conscience morale, tout cela c’est quand même l’apport, le grand tournant de Karl Barth?

Il me semble que l’accentuation de l’opposition radicale entre Dieu et l’homme n’aide pas vraiment à comprendre l’interaction de l’être humain avec son milieu de vie, la terre. Barth n’est pas un pionnier de l’écologie mais son œuvre a néanmoins l’immense avantage de nous rappeler notre finitude; ce qui est largement devenu inaudible à l’époque de tous les possibles… Le Dieu de la Bible est un Dieu qui met des limites, qui ne cesse de dire aux êtres humains qu’ils ne sont que des créatures limitées. Il est très important que les chrétiens s’en souviennent et témoignent de cela dans ce monde qui porte l’illimité au pinacle. Théologiquement, les chrétiens ont des atouts pour penser qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible. Le veau d’or de notre société mondialisée n’est-il pas la croissance, ce Dieu immatériel que nous chérissons tous car il nous berce quotidiennement d’illusions bienfaisantes en tous genres?

Le paradoxe de ces théologiens n’est-il pas cet attelage hétéroclite entre un souhait d’humilité scientifique qui les hisse à un niveau universitaire très abstrait, avec curieusement des points de vue parfois très catégoriques sur ce bas monde?

Grosso modo, le fait que la théologie pratique soit le parent pauvre des facultés de théologie en dit long sur le désamour pour l’Église qui s’exprime là. Et nous ne parlons quasiment plus d’éthique sociale. Les professeurs de théologie sont disponibles pour donner des conférences ou pour présider des cultes. Mais sont-ils des ressources pour penser ce qui nous arrive, la crise écologique et les dérèglements climatiques qui vont profondément modifier nos sociétés? Peu nombreux sont ceux qui aujourd’hui s’intéressent aux questions écologiques.

« Il «est impossible de séparer ce qui est de l’esprit de ce qui appartient à ce monde. Il n’y a pas de domaine où la loi de Dieu ne soit valable et qui obéirait à sa ‘loi propre’»»

Je discute souvent à Strasbourg avec mon confrère Marc Frédéric Muller. Il se réclame de Martin Luther et de Jean Ansaldi et nos échanges sont fraternels mais vifs. Dans son dernier livre, il définit ainsi, classiquement, les deux règnes: «le règne spirituel concerne les âmes; Dieu est le seul à s’en charger et il ne veut laisser à personne d’autre le droit de les gouverner. Quant au règne temporel, il concerne les choses extérieures, c’est-à-dire le corps, les biens matériels, toutes les activités humaines, même religieuses. Dieu en a confié le gouvernement à des institutions qui doivent fonctionner en usant de la raison et qui sont placées au service de tous» (25). Et donc, évidemment, ces deux règnes ne peuvent pas être mélangés. Du coup, il me reproche souvent de faire de la politique en étant militant. Peut-être dans ce cadre conceptuel? Je préfère m’inspirer de Barth qui tout au long de sa vie n’a cessé de dire qu’il «est impossible de séparer ce qui est de l’esprit de ce qui appartient à ce monde. Il n’y a pas de domaine où la loi de Dieu ne soit valable et qui obéirait à sa ‘loi propre’» (26). Il est dommage que l’Occident se soit focalisé historiquement sur cette dichotomie archétypale entre l’âme et le corps. Aristote et Platon, les premiers, ne voyaient pas les choses de manière si caricaturale. On pourrait tracer une généalogie occidentale sommaire qui irait de saint Augustin à la société numérique en passant par René Descartes. Elle a créé des êtres humains déséquilibrés. Ce qui n’aide pas du tout à une prise en compte de la dimension écologique. Les principaux éléments de l’anthropologie biblique sont plus subtils que ce que l’on croit. Dans la Bible, fréquemment, les trois principales parties du corps (le cœur, la langue et les mains) signifient la pensée, la parole et l’action et sont associées à leurs correspondants : les yeux, les oreilles et les pieds. Ces éléments sont riches de sens et de correspondances. Ils peuvent nous aider de manière très concrète à penser cette crise mondiale qui est encore devant nous et agir. L’époque contemporaine est une opportunité pour retrouver l’unité de notre être à travers la prise de conscience de ces divers éléments. Il nous faut retrouver notre corporéité et être pleinement conscient de notre dimension animale. Le temps des oppositions entre l’âme et le corps est terminé pour moi. L’enjeu consiste à se comprendre, en même temps, comme un animal parmi d’autres et un temple de l’Esprit du Dieu vivant.

Quelle place pour la Bible dans ce processus?

Il est urgent d’effectuer un travail profond sur les rapports de la Bible avec l’écologie pour clarifier un certain nombre de contentieux. Ce travail doit être mené au niveau œcuménique, le plus large possible. Cela implique également une réflexion herméneutique. Pourquoi? Parce que certains ont rendu le christianisme responsable de la crise écologique sans précédent que notre planète Terre commence à vivre. Dans ce cadre-là, des textes bibliques, notamment dans la Genèse, ont été montrés du doigt. Il est important que la foi chrétienne se saisisse de ce problème. La parution récente d’une traduction éditée, introduite et annotée par le philosophe Dominique Bourg du texte majeur de Lynn White Jr, Les racines historiques de notre crise écologique (1967) (27) est un jalon majeur dans ce processus.

«La Bible ne tient pas un discours écologique direct. Elle nous parle d’un Dieu libérateur, qui fait grâce et nous offre sa paix. C’est dans ce cadre-là, théologique et anthropologique, que l’on peut déduire de la Bible des éléments d’un discours écologique.»

Évidemment, il ne s’agit pas de chercher dans la Bible un guide écologique. Le Dieu vivant ne nous demande pas de consulter la Bible comme si c’était une boule de cristal permettant de savoir de quoi demain sera fait. Par exemple, le fait que les premiers chapitres de la Genèse nous donnent à lire deux récits de la Création est évidemment significatif: ils ne disent pas ce qu’il s’est passé de manière scientifique mais donnent à lire des théologies. Ce sont elles qui ont des choses à nous apprendre sur notre présent et notre crise. Il est donc important de relire ces récits de la Création avec des regards neufs. La Bible ne tient pas un discours écologique direct. Elle nous parle d’un Dieu libérateur, qui fait grâce et nous offre sa paix. C’est dans ce cadre-là, théologique et anthropologique, que l’on peut déduire de la Bible des éléments d’un discours écologique. Le livre récent de Didier Fievet, Bible et écologie, va dans ce sens (28).

Le Dieu de la Bible nous invite à habiter la terre. On peut, d’une part, se rappeler que la première lettre du premier mot de la Bible est un beth, deuxième lettre de l’alphabet hébreu, qui signifie la maison. On peut d’autre part méditer sur le récit de la nouvelle Création qui descend du ciel dans le récit de l’Apocalypse. Du jardin d’Éden à la Nouvelle Jérusalem (une ville), la Bible interroge fortement la manière dont l’être humain désire habiter la Terre. Et là, nous avons un discours écologique. N’oublions pas que le mot écologie vient des mots grecs oikos (maison) et logos (discours), qu’on peut traduire par science de l’habitat… Incontestablement, la Bible a des choses à nous dire puisque c’est l’interpellation constante que Dieu adresse à l’homme: «Comment habites-tu la terre avec les autres êtres vivants?»

La Bible nous dit quelque chose de notre monde, de notre humanité, de notre relation au cosmos, à Dieu et aux autres. Notre part de responsabilité devant Dieu est soulignée : nous n’avons pas pour mission de nous prendre pour Dieu et d’exploiter la terre comme si ses ressources étaient infinies. L’homme a vocation à intervenir dans la nature mais cette fonction est placée, par Dieu, sous le signe de la responsabilité et de l’intelligence. Constamment, le Dieu de la Bible rappelle à l’homme sa finitude et sa nécessaire humilité. Or la crise écologique semble fonctionner comme un révélateur: tout se passe comme si, ivres de puissance, nous avions oublié notre profonde vulnérabilité ainsi que celle des conditions d’habitabilité de la terre.

Enfin, la Bible prend en compte la peur et l’angoisse des êtres humains. Ce n’est pas un hasard si le Dieu de la Bible nous invite constamment à ne plus avoir peur. La première de nos peurs est celle de la mort ; la nôtre et celle de la société dans laquelle nous vivons. Le Dieu de Jésus-Christ, en nous libérant de l’esclavage de la mort, nous offre une espérance. Finalement, le plus beau texte écologique de la Bible peut se trouver en Romains 8: «Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ…»

Avec d’autres, vous cherchez à promouvoir une écospiritualité. Pourriez-vous nous en dire plus?

Le 1er septembre 2019, je suis devenu chargé de mission pour la justice climatique de l’UÉPAL. C’est la première fois qu’en France un pasteur est chargé à plein temps des questions d’environnement et de climat. J’en suis très heureux et j’espère que l’UÉPAL ne demeurera pas seule longtemps dans cette dynamique.

Cette mission consiste à promouvoir une écologie prenant en compte la dimension spirituelle qui fait l’essence de la foi chrétienne. Car il ne s’agit pas, en Église, de vouloir faire comme les autres. Les questions écologiques sont souvent techniques et les solutions proposées peuvent être très matérielles. En matière d’écologie, la spécificité des chrétiens est d’être témoins de la présence de l’Esprit du Dieu vivant en ce monde. La notion d’écospiritualité, qui est recherche de sens, s’avère particulièrement pertinente. «Il ne s’agit pas simplement d’ajouter une couche spirituelle à l’engagement écologique ou de verdir un cheminement spirituel, mais de comprendre qu’écologie et spiritualité forment un tout. Elles sont indissociables, parce que nous sommes avec la Terre dans une communion d’être, de vie et de destin» (29).

«Les mouvements écologiques sont parfois en quête de sens quant à leur militance. Ils attendent les chrétiens dans cet espace militant. Il s’agit pour les chrétiens de donner l’exemple de quelque chose qui surprend, qui décale, qui est profondément lié au sens (la présence de l’Esprit du Dieu vivant en ce monde).»

Je suis reconnaissant que l’intitulé de mon poste comporte le terme de justice car les questions climatiques actuelles et futures sont le résultat de l’injustice avec laquelle nous traitons collectivement notre planète depuis trop longtemps. Il s’agit d’apprendre un nouveau mode de relation à la planète Terre car notre cupidité et notre voracité sont en train d’y détruire les conditions d’habitabilité. Il est fondamental de penser en même temps les questions de justice climatique et celles de justice sociale. D’autant plus que le dérèglement climatique et les inégalités sociales vont provoquer à court terme de très grands mouvements migratoires. Ce n’est pas un hasard si les problèmes climatiques que nous commençons à vivre surviennent dans une société mondialisée où la répartition des richesses n’a jamais été si problématique.

En tant que chrétiens, nous sommes appelés à une prise de conscience, suivre un chemin de conversion (terme spécifiquement chrétien qui peut parler à tout être humain aujourd’hui) et promouvoir une approche spirituelle de l’écologie. Les mouvements écologiques sont parfois en quête de sens quant à leur militance. Ils attendent les chrétiens dans cet espace militant. Il s’agit pour les chrétiens de donner l’exemple de quelque chose qui surprend, qui décale, qui est profondément lié au sens (la présence de l’Esprit du Dieu vivant en ce monde) sans prosélytisme. Selon l’adage de Charbonneau et Ellul «penser globalement, agir localement» (30), l’intention est d’être présent sur le terrain en y apportant un sens à la fois spécifique et universel (l’Esprit). Une présence qui n’oublie pas la prière et qui peut prendre entre autres la forme de temps liturgiques, offerts à tous. C’est un appel à être inventif localement avec respect et responsabilité.

Il est primordial d’accompagner cette parole de façon concrète avec des formations sur le thème de la foi et de l’écologie pour nous permettre en particulier de retrouver notre capacité d’émerveillement des beautés de la nature face à l’enlaidissement du monde.

Quelles perspectives voyez-vous?

Au moment où j’achève ces propos, la crise mondiale liée au Covid-19 nous rappelle brutalement à quel point nos vies, nos sociétés et nos modes de vie sont beaucoup plus précaires et fragiles que ce que nous croyions. J’ai moi-même été malade pendant six semaines et j’ai fait l’expérience personnelle de cette vulnérabilité. Il se trouve que j’ai essayé de montrer récemment à quel point la pensée de Charbonneau pouvait nous aider à penser la mort prévisible de la civilisation mondialisée dans laquelle nous vivons (31). Or nous sommes devenus incapables de penser la mort de toute société car nous sommes bercés à titre individuel et collectif par le déni de la mort; illustré en particulier par tous les délires transhumanistes. Le déni de la mort individuelle va de pair avec le déni de la mort sociale. C’est la raison pour laquelle certains sont profondément déboussolés par cette avalanche de morts et la perspective angoissante que tout s’arrête… L’après, c’est vivre avec la présence sournoise de la mort qui guette… Devant nous se trouvent beaucoup d’incertitudes. L’émergence de nouvelles maladies infectieuses est liée à l’impact des sociétés humaines sur l’environnement. Et nous n’en sommes probablement qu’au début. C’est une occasion offerte pour enfin réfléchir en profondeur à notre relation au vivant. «Il nous faut repenser nos façons d’habiter l’espace, de concevoir les villes, de produire et d’échanger les biens vitaux. L’humain est un omnivore devenu un superprédateur, dégradant chaque année l’équivalent de la moitié de l’Union européenne de terres cultivables. Pour lutter contre les épidémies, les changements nécessaires sont civilisationnels» (32).

Dans ce processus, les chrétiens sont placés de manière aigüe devant les questions de la peur et des priorités. La méthode que je trouve la plus stimulante se trouve dans les théologies écologiques chrétiennes qui partent de la résurrection de Jésus (une nouvelle Création fondamentale). Ce n’est pas une fuite dans un à venir mais une prise en compte de l’esprit de mort, présent, pour le dépasser avec l’aide du Dieu vivant. Les récentes Propositions pour un retour sur Terre (15 avril 2020) initiées par Bourg devraient interpeller les chrétiens. En voici le dernier paragraphe: «Une politique pour régénérer le vivant que nous avons abîmé et lui donner à l’avenir la prépondérance absolue sur toutes les autres finalités humaines, voilà ce à quoi nous appelons. Cette politique nous rendra plus libres car elle nous restituera l’essentiel, sans quoi la liberté est un leurre. Elle a pour nom Écologie. Elle est révolutionnaire en ceci qu’elle vise l’autonomie de chaque être et la fin de toute domination sociale, qu’il s’agisse ici de la société des hommes ou plus largement de la société des êtres vivants, dont les humains font partie et qu’ils se sont employés jusqu’à présent à subordonner exclusivement à leurs finalités mondaines (au sens où elles répondaient à ‘leur monde’ et à lui seul), sans mesurer à quel point cette politique les condamnait tôt ou tard à une mort certaine» (33). Les chrétiens ont toute leur place dans cette dynamique de vie indispensable. C’est l’esprit du Plaidoyer en faveur d’une transformation écologique, solidaire et démocratique de la Fédération protestante de France, porté par François Clavairoly le 21 avril 2020 (34). Car, les chrétiens sont appelés, en ce monde, à être «vie qui veut vivre, parmi la vie, qui veut vivre» (35) au service de tous les vivants.

 

Illustration : évacuation de la ZAD de Kolbsheim, sur le tracé du Grand contournement autoroutier (GCO) de Strasbourg, le 10 septembre 2018 (capture d’écran Gendarmerie nationale).

(1) M. M. Egger, Ecospiritualité. Réenchanter notre relation à la nature, Jouvence, 2018, p.75.

(2) Cf. C. Roy, Aux sources de l’écologie politique: le personnalisme “gascon” de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Canadian journal of history/Annales canadiennes d’histoire, t.27/1, 1992, pp.67-100; C. Roy, Entre pensée et nature: le personnalisme gascon, in J. Prades (dir.), Bernard Charbonneau: une vie entière à dénoncer la grande imposture, Erès (socio-économie), 1997, pp.35-49; C. Roy, Ecological personalism. The Bordeaux school of Bernard Charbonneau and Jacques Ellul, Ethical perspectives, t.6/1, 1999, pp.33-44.

(3) Cf. B. Charbonneau et J. Ellul, «Nous sommes des révolutionnaires malgré nous». Textes pionniers de l’écologie politique, Le Seuil (Anthropocène), 2014.

(4) C. Roy, Aux sources de l’écologie, op. cit., pp.83-84; C. Roy, Entre pensée et nature, op. cit., p.43.

(5) Cf. B. Charbonneau, Le sentiment de la nature, force révolutionnaire, in B. Charbonneau et J. Ellul, «Nous sommes des révolutionnaires», op. cit., pp.117-192.

(6) C. Roy, Aux sources de l’écologie, op. cit., p.100.

(7) Cf. F. Rognon, Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, Labor et Fides, 2012, pp.202-203.

(8) Cf. www.lukasvischer.unibe.ch/.

(9) Cf. www.oeku.ch/fr/.

(10) Cf. www.ecen.org/.

(11) Cf. J.-M. Prieur, Responsables de la création. Rassemblement œcuménique paix et justice, Labor et Fides (Entrée Libre; 6), 1989.

(12) Cf. O. Schäfer-Guignier, Et demain la terre… Christianisme et écologie, Labor et Fides (Entrée Libre ; 11), 1990.

(13) Cf. M. Manoel, L. Schlumberger, F. Bergeron, J.-L. Parlier, J. Ansaldi, J.-D. Causse, R. Bennahmias, B. de Cazenove, L’agitation et le rire. Contribution critique au débat «Justice, paix et sauvegarde de la Création», Les Bergers et les Mages, 1989.

(14) F. Rognon, Le chemin tortueux du protestantisme français vers la théologie verte, à paraître dans les actes du colloque La nouvelle théologie verte.

(15) Cf. https://france.arocha.org/fr/.

(16) Cf. https://www.facebook.com/groups/bibleetcreation/.

(17) Cf. www.uepal.fr/reflexions/orientations-de-luepal-pour-une-justice-climatique/.

(18) Cf. www.protestants.org/page/884516-commission-ecologie-justice-climatique/.

(19) Cf. F. Rognon, Le défi de la non-puissance. L’écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, Olivétan, à paraître en 2020.

(20) Cf. les numéros Écologie et Théologie (1974/5-6) et Science, Techniques, Éthique (1988/3-4) de Foi&Vie.

(21) T. Duverger, Le Parti socialiste et l’écologie. 1968-2011, Fondation Jean Jaurès (Les essais), 2011, p.34.

(22) Id., p.55.

(23) Cf. H. Mottu, Karl Barth. Le «oui» de Dieu à l’humanité, Olivétan (Figures protestantes), 2014, pp.81-107.

(24) Cf. A. Gounelle, Paul Tillich. Une foi réfléchie, Olivétan (Figures protestantes), 2013, pp.105-119.

(25) M. F. Muller, Martin Luther. 1517-2017. Puiser aux sources du protestantisme, Olivétan, 2016, p.159.

(26) F. Jehle, Karl Barth. Une éthique politique.1906-1968, Éditions d’en bas (Esprit de résistance), 2002, p.48.

(27) Cf. L. T. White, Les racines historiques de notre crise écologique, PUF, 2019.

(28) Cf. D. Fievet, Bible et écologie. Questions croisées, Olivétan (Comment faire…), 2019. Voir  la recension de F. Rognon p.84 de ce numéro de Foi&Vie.

(29) M. M. Egger, Ecospiritualité, op. cit., p.12.

(30) W. Gianinazzi, Penser global, agir local. Histoire d’une idée, EcoRev’. Revue critique d’écologie politique, n°46, été 2018, pp.19-30; P. Chastenet, Introduction à Jacques Ellul, La Découverte (Repères, 725), 2019, pp.13-19.

(31) Cf. J.-S. Ingrand, Penser la collapsologie à la lumière de la Grande Mue, à paraître dans les actes du colloque Liberté, nature et politique à l’ère de l’anthropocène. Actualité de la pensée de Bernard Charbonneau.

(32) J.-F. Guégan, Les changements nécessaires sont civilisationnels. Entretien, Le Monde, n°23 413, 18 avril 2020, p.27.

(33) Cf. http://lapenseeecologique.com/rompre-avec-le-passe-pour-sans-tarder-se-pro-jeter-en-a-venir-a-propos-de-retour-sur-terre-35-propositions/.

(34) Cf. http://www.protestants.org/articles/54249-plaidoyer-pour-une-transformation-ecologique-solidaire-et-democratique/.

(35) A. Schweitzer, Ma vie et ma pensée, Albin Michel, 1959, p.172; A. Schweitzer, La civilisation et l’éthique, Alsatia, 1976, p.165.

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