Faux-plis sexistes dans la culture de la Bible - Forum protestant

Faux-plis sexistes dans la culture de la Bible

Dominique Hernandez, pasteure du Foyer de l’âme, explore les racines bibliques du sexisme. Proposant une interprétation des textes résolument égalitaire, elle revient sur certains passages emblématiques traitant des rôles dévolus aux hommes et aux femmes, de la Genèse aux épîtres de Paul, et met en lumière quelques figures féminines majeures de la Bible.

Intervention prononcée le 22 janvier 2023 dans le cadre des cultes-conférences du Foyer de l’Âme sur le thème «Homme et Femme, il les créa»… en égalité!.

Introduction

Puisque les disponibilités des invitées à ce cycle 2023 des cultes-conférences du Foyer de l’Âme m’ont conduites à en être la première intervenante, j’en profite pour soutenir d’entrée la présence d’un point d’exclamation dans l’intitulé du cycle: «Homme et femme, il les créa»: en égalité!.

C’est une affirmation, un manifeste, une conviction fondamentale parmi celles qui construisent non seulement le Foyer de l’Âme, mais l’Église protestante unie de France (et ceci n’est pas exclusif). Cette conviction a trouvé son épanouissement lorsque le synode national de l’Église Réformée, l’instance de gouvernement de l’Église, a décidé que les femmes pouvaient être reconnues comme pasteures de l’Église, au même titre que les hommes. Bien sûr, il faut du temps pour que cette reconnaissance s’inscrive sans restriction dans les mentalités, et les vieux réflexes sexistes et patriarcaux n’ont pas tous disparu, mais l’accès des femmes au ministère pastoral n’est plus une question, c’est la réalité indiscutable. C’est de là que je peux parler, avec gratitude envers celles et ceux qui ont eu le courage d’ouvrir la réflexion, puis le chemin. Ce n’est pas si ancien, 1966, et ce n’était pas si évident pour que nous nous permettions d’oublier les difficultés que les femmes des Églises luthéro-réformées ont eu à affronter pour que ce jour advienne enfin. Et cela nous engage en solidarité avec les femmes d’autres Églises qui attendent, agissent pour que l’égalité soit aussi mise en œuvre dans les diverses fonctions de leur institution.

C’est par fidélité à l’Évangile que l’Église se réforme. Cette fidélité est évaluée, interpellée par les recherches des différentes disciplines de la théologie et sollicitée par l’évolution des sociétés et du monde, non que l’Église soit à la remorque de ces évolutions mais elle se doit de les entendre, de les questionner et aussi de se laisser questionner par elles. Puisque l’Église, c’est aussi une des convictions de l’Église protestante unie de France, ne doit pas être repliée sur elle-même, ses principes, son organisation, ses traditions, son fonctionnement, sa continuité, mais elle n’est Église qu’en étant ouverte, en prise avec le monde pour y porter une parole, une Bonne Nouvelle, des questions, des propositions quant à la manière d’être humain, homme ou femme, homme et femme ensemble.

Je voudrais d’abord rendre hommage à deux femmes. La première est effectivement la première à avoir recherché dans la Bible tous les textes concernant les femmes pour les étudier de manière approfondie et comprendre ce qu’il en était vraiment de l’androcentrisme et du patriarcat des livres bibliques largement utilisés pour repousser et maintenir les femmes dans une position de mineures et de subordonnées. Élisabeth Cady Stanton, avec une vingtaine de femmes lectrices exigeantes des Écritures, a publié en deux temps, en 1895 et 1898, The Woman’s Bible. Elle soutenait que non seulement les textes bibliques ont été écrits par des hommes mais qu’ils reflètent leurs intérêts d’homme, au détriment des femmes. S’insurgeant contre la conception de la Bible comme parole de Dieu directement révélée, elle écrivait:

«Le seul point sur lequel je diverge par rapport à tout enseignement ecclésiastique est que je ne crois pas qu’aucun homme ait jamais vu Dieu ni ne lui ait parlé».

Elle écrivait aussi:

«La ‘Woman’s Bible’ parvient à la lectrice moyenne comme une véritable bénédiction. Elle lui dit que ce n’est pas le bon Dieu qui a écrit le livre; que la scène du jardin est une fable; qu’elle n’est en aucune manière responsable des lois de l’univers. Les savants et les chercheurs chrétiens ne lui diront pas cela car ils voient en elle la clé de la situation. Si vous enlevez du tableau le serpent, l’arbre fruitier et la femme, il n’y a pas de chute, pas de Juge mécontent, pas d’enfer, pas de châtiment éternel, et donc pas de nécessité d’un sauveur. Ainsi c’est faire fondre la base de toute la théologie chrétienne. C’est la raison pour laquelle, dans toutes les recherches critiques bibliques de haut niveau, les spécialistes ne touchent jamais à la position des femmes».

La Woman’s Bible devint dès sa parution un immense succès, plusieurs fois rééditée dès la première étape de sa parution en 1895.

La seconde que je veux citer ici est une théologienne catholique, professeur de théologie aux États-Unis, Elisabeth Schüssler Fiorenza, qui fit paraître en 1983 un ouvrage traduit et publié en France en 1986 sous le titre En mémoire d’elle. Ce vaste travail portait en sous-titre: Essai de reconstruction des origines chrétienne selon la théologie féministe. Elle écrit à partir du début du récit de la Passion dans l’évangile de Marc, récit dans lequel une femme anonyme vient oindre de parfum la tête de Jésus, un geste qui provoque la critique des disciples et une réponse extraordinaire de Jésus: En vérité je vous le déclare, partout où sera proclamé l’Évangile dans le monde entier, on racontera aussi, en mémoire d’elle, ce qu’elle a fait (Marc 14,9). Elle est pourtant rarement citée lorsqu’on demande à un chrétien de parler de l’Évangile…

Elisabeth Schüssler Fiorenza démonte les mécanismes du patriarcat qui a invisibilisé les femmes dans l’Église primitive alors même que le Jésus des évangiles et les lettres de Paul annoncent comme Bonne Nouvelle l’égalité de dignité des femmes et des hommes. La théologie féministe est clairement, avec Elisabeth Schüssler Fiorenza, théologie de la libération grâce à la mise en œuvre de l’outillage historico-critique pour lire la Bible, et en considérant à la fois l’interaction entre le texte biblique et la communauté qui la produit et l’interaction entre le texte et la communauté qui le lit.

«En tant que modèle de base de la vie et de la communauté chrétienne, la Bible reflète la force des femmes bibliques aussi bien que leur victimisation. (…) Une théologie de la libération chrétienne féministe doit cesser de chercher à sauver la Bible de ses critiques féministes, elle doit soutenir que la source de notre pouvoir est aussi la source de notre oppression.» (p.76)

Il s’agit donc de lire la Bible, cette bibliothèque de livres écrits par des hommes, et interprétés selon des cultures et des traditions patriarcales, ce qui était déjà le cas de leurs milieux de rédaction dans leur diversité et dans leurs époques de rédaction (lesquelles recouvrent quand même 9 ou 10 siècles).

Cependant la recherche exégétique avance depuis plusieurs années que certains livres pourraient avoir été rédigés par des femmes. Ainsi le Cantique des cantiques dans la Bible hébraïque, hypothèse soutenue par le fait que la place de l’amante y est prépondérante par rapport à celle de l’amant: c’est elle qui s’exprime le plus, c’est elle qui invite l’amant à la rejoindre.

D’autres exégètes, dès 1975, avancent qu’il pourrait en être de même pour l’évangile de Marc, dans le Nouveau Testament, et le livre du professeur François Vouga et de Carmen Burkhalter paru en 2021: L’Évangile d’une femme (1), offre dans cette perspective une interprétation lumineuse de cet évangile qui reconnaît aux femmes une place particulière aussi bien dans la manière de les mettre en scène dans différents épisodes, par exemple celui de la femme souffrant d’hémorragie, que par le rôle des femmes disciples de Jésus. Les deux auteurs appuient également leur hypothèse sur l’existence d’une littérature féminine au premier siècle de notre ère, une particularité qui a disparu dès le deuxième siècle. Cet exposé présente trois parties: la première sur les faux-plis sexistes de l’établissement du texte (traduction et édition), la deuxième sur les faux-plis intérieurs aux lectrices et lecteurs, la troisième avec la lecture de deux textes bibliques emblématiques en matière de sexisme.

 

Faux-plis dans l’établissement du texte

Mais revenons aux textes bibliques, ceux que nous lisons et interprétons aujourd’hui. Il faut bien reconnaître que la première difficulté, la première opposition à l’égalité des femmes et des hommes est posée avant que nous les recevions dans les bibles en français. Car ces textes, il a fallu les traduire et les éditer, c’est-à-dire les mettre en forme et en page. Rappelons tout d’abord que les textes bibliques ne proviennent pas d’originaux, il n’en existe aucun, mais que les textes traduits proviennent d’un consensus établi à partir de la masse des manuscrits et papyrus retrouvés et conservés, copiés et recopiés au fil des siècles, avec nombre de variantes témoignant à la fois de différentes traditions, d’interprétations des copistes ou d’erreurs de copie (par exemple, le tristement célèbre passage de 1 Corinthiens 14,34-35: «Que les femmes se taisent dans les assemblées», ne se trouve pas dans le très respecté Codex Vaticanus et est considéré par beaucoup comme un ajout ultérieur à la lettre de Paul. Mais ce n’est pas seulement cela qui autorise la parole des femmes et ce n’est pas seulement grâce à cela que la sentence n’est plus partout appliquée!). Je relève quatre points, entre autres, au sujet de la traduction et de l’édition

 

La traduction

La traduction est un travail aussi exigeant que délicat. Un choix se pose toujours au traducteur: pour un terme hébreu ou grec, plusieurs possibilités se présentent. Cette épaisseur de sens est à la fois une chance et un risque. Une chance parce qu’elle déploie un espace d’interprétations, ce qui est beaucoup plus vivifiant et stimulant qu’un choix unique. Un risque parce que le traducteur y engage son propre arrière-fond de culture, de théologie, de pensée. La traduction devient donc le premier lieu de discrimination entre femmes et hommes, et vous devinez que c’est bien souvent au détriment des femmes. Non que les traducteurs soient exclusivement des hommes, même s’ils l’ont été pendant longtemps, depuis la Septante, la traduction grecque de la Bible hébraïque et Jérôme traducteur de la Vulgate, la Bible en latin, et aussi Martin Luther qui la traduisit en allemand jusqu’au traducteurs d’aujourd’hui car la Bible est toujours traduite à nouveau. Cependant, même des femmes traduisant la Bible l’ont fait, le font, depuis leur propre imprégnation d’une culture patriarcale et androcentrique, depuis une institution minorant la place des femmes, depuis un point de vue inconscient ou indiscuté d’inégalité. Les faux-plis sexistes dans la lecture de la Bible commencent là, dans la lecture de l’hébreu et du grec pour établir une traduction. Par exemple, un mot grec, présent dans le Nouveau Testament: sophrosunè. Dans la très grande majorité des traductions françaises et jusqu’à très récemment, sophrosunè est traduit de deux manières différentes, une pour les hommes et l’autre pour les femmes. Lorsque Paul l’emploie pour parler de sa parole caractérisée par la sophrosunè, la traduction s’oriente vers la sagesse. Mais lorsqu’il s’agit d’une exhortation, et même d’un commandement adressé aux femmes par l’auteur de 1 Timothée, il est question de modestie, de pondération et de pudeur. Une manière efficace de rendre les femmes discrètes! Aux hommes la sagesse ou la maîtrise de soi comme vertu remarquable et aux femmes la modestie comme vertu afin qu’elles ne se fassent pas remarquer. Les hommes devant et les femmes en arrière. Qui pourra dire exactement à quel point le monde a souffert de cette répartition?

Au sujet de la traduction, un mot sur le verset choisi comme titre de ce cycle: «Homme et femme il les créa». (Genèse 1,27). Le texte hébreu ne mentionne pas l’homme et la femme. Il y est écrit:

«Et Dieu créa l’humain en son image, en l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa».

D’une part, avec ces termes spécifiques: mâle et femelle, l’humain se trouve en proximité avec les animaux également créés le même jour, juste avant l’humain Et d’autre part, surtout, ce qui importe dans la perspective de l’auteur, c’est la fécondité, c’est la multiplication, le foisonnement et la diversité, celles des plantes, des poissons, des oiseaux, des animaux (c’est-à-dire les animaux terrestres) et de l’humain. La fonction de la reproduction de l’espèce est mise en avant, ce qui est explicite au verset suivant:

«Et Dieu les bénit et Dieu leur dit: Soyez fécond et multipliez-vous et remplissez la terre…».

En effet, la bénédiction projette ses bénéficiaires vers une descendance, c’est-à-dire vers un avenir (pas pour la préservation de l’espèce), une dynamique d’avenir ainsi impulsée par le Dieu du poème. La plupart des traductions interprètent les termes hébreux par «homme et femme», ce qui élargit la focale de la reproduction à l’ensemble de la vocation signifiée par l’expression à l’image de Dieu, à sa ressemblance. C’est-à-dire qu’il s’agit pour l’homme comme pour la femme de lutter contre le chaos et de favoriser tout ce qui permet la vie abondante, foisonnante et diverse. Cela rend le lecteur plus sensible à cette visée du poème: la destinée de l’humanité dans le monde considéré comme don et comme bon. Cette destinée, à la fois appel à la gratitude, à la liberté par rapport aux idoles et à la responsabilité, est offerte également aux femmes et aux hommes, sans supériorité des uns sur les autres.

 

Un langage hospitalier au genre féminin, c’est-à-dire à tout être humain

La langue française donne la prééminence au genre masculin dans les accords de genre, masculin qu’elle considère comme neutre lorsqu’il y a un collectif. C’est-à-dire qu’elle absorbe le féminin dans le masculin au point qu’elle donne à entendre, penser, dire et voir un monde qui est un monde d’hommes. L’hébreu et le grec font la différence entre humain et homme, il y a bien deux mots que les auteurs bibliques connaissent parfaitement. Traduire le mot grec ou hébreu humain par homme dans les bibles en français participe à la non considération des femmes, à leur disparition du texte. Nous y reviendrons plus tard avec un exemple précis. Faire l’effort dans une traduction de ne pas masculiniser le texte à outrance, comme si c’était la seule manière de le lire, est un défi dont les traducteurs des textes bibliques ne sont pas forcément conscients s’ils n’y sont pas particulièrement sensibilisés. L’homme ne peut être le générique de l’humain qu’en éclipsant la femme, en l’invisibilisant. Une traduction hospitalière et reconnaissante ouvre, par le texte, un monde où chacune, chacun peut prendre place sans avoir à se justifier. La théologienne Valérie Duval-Poujol, autrice du livre La Bible est-elle sexiste? (2) et directrice de projet pour de récentes nouvelles traductions de la Bible, insiste particulièrement sur la traduction épicène, en opposition à la traduction genrée où le masculin s’impose. De même, ce n’est pas trahir le texte biblique que d’ajouter sœurs à frères lorsque Paul interpelle les Corinthiens ou les Galates car l’apôtre s’adressait aussi bien aux femmes qu’aux hommes. S’il m’arrive régulièrement de le faire ici, c’est parce qu’il n’y a aucune raison que les femmes aient un effort, un raccord à faire pour se dire moi aussi en écoutant: «Vous, frères, c’est à la liberté que vous avez été appelés» (Galates 5,13)

 

Les intertitres

Insérés dans de nombreuses éditions, ils ne font pas partie du texte biblique, mais ils servent de repères lors de la lecture et représentent une manière de résumer un passage. Mais ils ne sont pas anodins parce qu’ils s’impriment facilement dans les esprits et parce qu’ils finissent par orienter la lecture avant même de l’avoir commencée. Dans ma Bible de confirmation, une traduction Segond, les pages sont accompagnées de titres servant à se repérer dans un livre particulier, et j’ai pu donc lire pendant longtemps sur la page des chapitres 2 et 3 de l’épitre aux Éphésiens: «Le chrétien vivifié et sauvé par la grâce». Et la chrétienne? Il y aurait bien eu une manière non genrée de titrer la page, ne serait-ce qu’avec un simple La grâce sauve et vivifie. Ou encore, le chapitre 11 du deuxième livre de Samuel repéré par un paisible: «David et Bethsabée» comme si Bethsabée et David avaient agi de concert, en bonne entente, en amoureux peut-être. Alors que le chapitre donne à lire un récit de prédation et de meurtre, un récit dont les traductions édulcorent souvent la violence dont est victime Bethsabée, violence dont rendent pourtant compte les mots hébreux. Ainsi que le relève Catherine Vialle, théologienne catholique, dans un des chapitres de l’ouvrage collectif Une Bible des femmes (3), s’il est d’usage de parler de femmes fatales et d’en trouver des exemples dans la Bible, il serait tout à fait possible de qualifier le roi David «d’homme fatal» selon la définition habituellement au féminin mais que voici au masculin: «un homme (…) dont le comportement conscient ou inconscient vise à amener la femme à sa déchéance ou à sa perte ou à la placer dans une situation humiliante» (Une bible des femmes, p.63). En France 219000 femmes sont victimes chaque année de violence commises par leur ancien ou actuel partenaire.

 

Découpage et usage des textes

Ephésiens 5,21-22: «Femmes, soyez soumises à vos maris». Une formule bien pratique pour étouffer toute tentative de vivre dans la dignité, la responsabilité et la liberté. Comme si cela était réservé aux hommes. Sauf que ceux qui agitent cette formule comme une arme devraient regarder le texte de plus près. Car il n’est pas écrit «Femmes, soyez soumises à vos maris». La phrase commence ainsi:

«Vous soumettant les uns aux autres (hommes et femmes) dans la crainte du Christ, les femmes aux propres maris comme au Seigneur car le mari est la tête de la femme comme aussi le Christ est la tête de l’Église, le Sauveur du corps; mais comme l’Église est soumise au Christ, ainsi les femmes aux maris en tout. Les maris, aimez vos femmes comme aussi le Christ a aimé l’Église et s’est livré lui-même pour elle…».

Il n’y a aucun décret divin stipulant que les femmes doivent être soumises à leurs maris, il peut seulement y avoir en la matière un décret masculin absolument discutable. Car la réciprocité de soumission qui gouverne l’ensemble du passage n’admet pas d’exception. Sans oublier l’exhortation faite aux maris d’aimer leurs femmes comme le Christ a aimé l’Église, ce qui n’est pas mineur! Lorsque la soumission est mutuelle, personne ne domine, personne ne place qui que ce soit sous un joug, personne n’humilie personne. Il y a là une forme de relation respectueuse de chaque être humain, homme ou femme. L’auteur d’Éphésiens évangélise les relations entre les personnes, entre les hommes et les femmes, et dans la suite de la lettre entre les enfants et les parents, entre les maîtres et les esclaves, comme il relativise les institutions et les conventions sociales et religieuses de son temps, ce qu’en Église, nous nous efforçons de faire encore.

 

Faux-plis intérieurs au lecteur/lectrice

La Bible donne à lire à la fois des textes réduisant les femmes dans une place secondaire et des textes mettant en avant des femmes qui prennent leur responsabilité d’êtres humains appelés à une vocation de vie et qui interviennent de manière à infléchir une situation qui semble bloquée ou perdue vers une ouverture d’avenir (4 femmes de la généalogie de Jésus dans l’évangile de Matthieu). Les lectrices et les lecteurs de la Bible y croisent des femmes soumises par la force des hommes et des femmes occupant des fonctions et des rôles habituellement dévolus aux hommes (prophétesse, chef de guerre) ainsi que des hommes agissant avec une extrême brutalité envers les femmes et d’autres faisant preuve d’estime, de respect et d’attention, en particulier Jésus de Nazareth. Les témoignages des évangiles d’une égalité de considération des femmes et des hommes par Jésus sont particulièrement bien mis en évidence par Elisabeth Schüssler Fiorenza et après elle par beaucoup d’autres, femmes et hommes sensibles à l’équilibre, à l’impartialité et au soin avec lesquelles l’homme de Nazareth regarde et parle aux unes et aux autres. Cette subversion des usages traditionnels et patriarcaux ainsi que des convictions qui les portent veut lever le contrôle que les prescriptions religieuses font peser sur les hommes et encore plus sur les femmes, comme elle s’élève contre la pauvreté à laquelle sont soumis bien des hommes et des femmes, et femme et pauvre sont deux mots trop souvent associés dans toutes les sociétés. Un retour à l’ordre traditionnel et patriarcal s’est opéré très tôt à la fois par souci d’inscription dans la société de l’empire et par la reprise en main des hommes face à l’émancipation des femmes provoquée par l’Évangile.

 

Marie la mère de Jésus

Le personnage de Marie est diversement dessiné dans les quatre évangiles, même si sa présence au pied de la croix leur est commune. Marc se montre très critique vis à vis de la famille de Jésus, sa mère comprise, qui ne comprend pas la mission de Jésus. Matthieu dans son récit de naissance focalise plus sur Joseph que sur Marie qui représente néanmoins une figure de la grâce agissante. Jean la présente comme une figure symbolique de l’Israël qui entre dans la foi au Christ, au Messie. Pour Luc, Marie est celle qui répond d’un OUI libre et joyeux au bouleversement que la grâce produit dans sa vie jusque-là si bien tracée à l’avance; ce bouleversement, ce renversement est élargi à la dimension de l’Histoire et du monde dans le cantique chanté par Marie où la jeune fille reprend à sa manière les appels des grands prophètes de la Bible hébraïque. Marie représente ce que l’irruption et la subversion de la grâce produisent dans une existence somme toute ordinaire.

Les deux récits de Matthieu et de Luc annonçant que la jeune fille vierge va enfanter veulent expliciter d’une manière symbolique que l’enfant qui va naître est exceptionnel: fils de Dieu, envoyé par Dieu, le Messie, le Christ… C’est une manière de faire de la christologie, pas de l’anthropologie.

Cependant, la figure de Marie va prendre une ampleur que les textes bibliques ne présupposent pas. D’évangiles apocryphes en légendes, de conciles en dogmes, la voici devenue mère de Dieu, perpétuellement vierge, conçue elle-même d’une manière tout à fait miraculeuse et enlevée au ciel à peine morte… Une femme d’exception, devant laquelle les ordinaires femmes de la terre ne peuvent que s’incliner une fois de plus. Car l’exception confirme toujours la règle pour toutes les autres!

Entre la figure d’Eve la tentatrice responsable du malheur de l’humanité et Marie l’éternelle immaculée, ce n’est pas que les femmes soient écartelées, c’est qu’elles n’ont aucun choix. Ne soyons pas dupes: il n’est pas seulement question ici d’une théologie mais du sexisme qui l’imprègne pour faire peser sur les femmes le poids de la supposée faute d’Eve, qui de toute manière n’est pas la leur, et le poids de la perfection de Marie qui leur est inaccessible. La lecture en pâtit, imprégnée de révérence ou de méfiance selon ce qui se sera diffusé au préalable dans l’esprit des lecteurs et des lectrices.

La lecture des évangiles dessine pourtant de Marie mère de Jésus une figure biblique d’humanité, sœur humaine touchée par la grâce, avec des doutes, des souffrances, des renoncements et tellement de gratitude. Cette lecture débarrassée d’a priori témoigne que la grâce que Marie a accueillie ne lui est pas réservée, et que ce qui naît ainsi de la grâce vient au monde aussi bien par les femmes que par les hommes.

 

Marie de Magdala

Il est bien difficile de tout oublier, tout ce qui a été peint, écrit, filmé, tout ce qui est dit au sujet de Marie de Magdala, pour revenir aux textes bibliques, délivré de la pénitente, de la pécheresse repentante, de l’amante ou l’épouse de Jésus, de l’ermite dans la grotte de la Sainte Baume, de la sainte, de la Madeleine en pleurs. Il faut se détacher de la prégnance de la figure construite par les Pères de l’Église, à commencer par Augustin, évêque d’Hippone (4° et 5°siècles), suivi du pape Grégoire Ier dit le Grand (au 6e siècle), à l’exception des Pères grecs, à partir de trois femmes des évangiles:

Marie de Magdala, dont Luc signale que Jésus l’a libérée de sept démons,

Marie de Béthanie, qui oint les pieds de Jésus dans l’évangile de Jean,

et la femme aux longs cheveux, une «pécheresse», écrit Luc, qui fait de même lors d’un repas chez Simon le Pharisien.

Les trois réunies en une composent la prostituée dont l’un des sept démons était forcément celui de la luxure, une sexualité débridée propre à mettre en danger les hommes… Pourtant la possession démoniaque n’est pas assimilée au péché dans les évangiles: il s’agit de l’impossibilité de vivre sa vie, une profonde souffrance dont Jésus guérit celles et ceux qui en pâtissent.

Plusieurs évangiles apocryphes, non acceptés dans le canon de la Bible (c’est-à-dire dans la liste des écrits propres à éclairer et à nourrir la foi des chrétiens: évangile de Pierre et épitre des apôtres, évangiles de Marie, de Thomas et de Philippe, trois écrits gnostiques) reconnaissent à Marie de Magdala une place éminente bien que contestée par Pierre.

Dans les évangiles, Marie de Magdala est d’abord une femme indépendante puisque son identité est rapportée à une ville et non à un homme, père ou mari. Elle est une femme riche selon Luc, une de celles qui mettent leurs ressources à disposition de Jésus comme les disciples qu’elles sont. Elle est au matin de Pâques, seule pour Jean et avec d’autres femmes pour Matthieu, Marc et Luc, présente au tombeau vide et envoyée annoncer aux disciples la bonne nouvelle de la résurrection. Luc ne craint pas d’écrire que les disciples ne les crurent pas en pensant que c’étaient des niaiseries, celles que les femmes ont l’habitude de colporter, certainement… L’évangéliste Jean, dans un sublime dialogue entre elle et le Ressuscité, la présente comme celle qui est envoyée, apôtre avant tous, annoncer la résurrection du Christ. Dans son récit, Marie de Magdala passe de l’emprise de la mort et du deuil à la restauration dans une existence renouvelée, ce qui, en langage biblique se dit aussi résurrection.

Les théologiennes féministes, avec Elisabeth Schüssler Fiorenza, se sont efforcées de retracer la double tradition concernant Marie de Magdala dès les débuts du christianisme: celle de l’évangile de Jean qui fait d’elle un modèle du et de la disciple reconnaissant la voix du bon berger, une figure ouverte aussi bien aux femmes qu’aux hommes, et celle du courant pétrinien majoritaire qui s’efforce de gommer l’importance de Marie de Magdala au profit de Pierre, en privilégiant l’androcentrisme de l’Église naissante.

L’apôtre Paul ne cite pas son nom dans la liste des témoins des apparitions du Ressuscité qu’il rapporte en 1 Corinthiens 15. Est-ce parce qu’il n’en a pas entendu parler? Paul cite suffisamment de femmes avec lesquelles il travaille et envers lesquelles il est reconnaissant pour ne pas le suspecter de misogynie.

 

Deux exemples pour lire de près

Paul et les femmes

Misogynie dont il est souvent accusé. Des livres entiers sont consacrés à la manière dont Paul considère les femmes.

«3 Je veux cependant que vous le sachiez:

la tête de tout homme, c’est le Christ;

la tête de la femme, c’est l’homme;

et la tête du Christ, c’est Dieu.

4 Tout homme qui prie ou qui prophétise la tête couverte fait honte à sa tête.

5 Mais toute femme qui prie ou qui prophétise la tête non couverte fait honte à sa tête:

c’est comme si elle était rasée.

6 Si une femme ne se couvre pas,

qu’elle se tonde!

Et s’il est choquant qu’une femme soit tondue ou rasée, qu’elle se couvre!

7 Un homme ne doit pas se couvrir la tête,

puisqu’il est l’image et la gloire de Dieu;

la femme, elle, est la gloire de l’homme.

8 En effet,

l’homme n’a pas été tiré de la femme,

mais la femme de l’homme;

9 et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme,

mais la femme à cause de l’homme.

10 C’est pourquoi

la femme doit avoir sur la tête une autorité

à cause des anges.

11 Toutefois,

dans le Seigneur,

la femme n’est pas sans l’homme,

ni l’homme sans la femme.

12 En effet,

tout comme la femme (vient) de l’homme,

de même l’homme (vient) par la femme;

et tout (vient) de Dieu.

13 Jugez-en par vous-mêmes:

convient-il qu’une femme prie Dieu sans être couverte d’un voile?

14 La nature elle-même ne vous enseigne-t-elle pas

qu’il est déshonorant pour l’homme de porter des cheveux longs,

15 alors que pour la femme c’est une gloire?

Car déjà sa chevelure lui a été donnée en signe de vêtement.

16 Mais si quelqu’un se plaît à contester,

nous n’avons pas une telle habitude,

et les Églises de Dieu non plus.»

Première lettre de Paul aux Corinthiens, chapitre 11 (d’après Nouvelle Bible Segond)

La première remarque est que les femmes prennent la parole à Corinthe, prières et paroles prophétiques dans l’assemblée, et qu’à aucun moment et d’aucune manière l’apôtre le leur interdit. Ce qui motive l’intervention de Paul au sujet des interventions des femmes dans l’Église de Corinthe peut être seulement déduit et il semble bien que ce soit une question de tenue vestimentaire, plus particulièrement le fait que les femmes soient tête nue. L’absence d’un couvre-chef, pièce de tissu, châle, voile, a choqué, scandalisé des personnes, peut-être même la majorité de la communauté pour que Paul soit questionné à ce sujet. Ce qui est en cause pour les Corinthiens, c’est le manque de décence, de pudeur de ces femmes qui parlent sans avoir la tête couverte contrairement à ce que leur impose les normes sociales.

Ce n’est certainement pas le passage de ses épitres dans lequel Paul se montre le plus clair et le plus convaincu, et il l’admet d’une certaine manière au verset 16: «Il peut y avoir des contestations». En effet, entre le verset 5 («Toute femme qui prie ou qui prophétise la tête non couverte fait honte à sa tête: c’est comme si elle était rasée») et le verset 15 («Pour une femme, c’est une gloire [de porter des cheveux longs]. Car la chevelure lui a été donnée en signe de vêtement»), on peut vraiment se demander ce que souhaite Paul: la chevelure suffit-elle ou pas? L’argument de la nature (verset 14) est pour le coup tiré par les cheveux puisqu’il s’agit là d’une question de culture, les cheveux des hommes poussent autant que ceux des femmes.

Est-ce une manière de transiger? De préserver le droit de parole des femmes au prix d’une tête couverte, afin qu’elles soient écoutées? Et que viennent faire les anges dans cette histoire? Mais je partagerai volontiers avec toutes les femmes prenant la parole en assemblée d’Église l’image que lorsque nous parlons, un ange se tient au-dessus de nos têtes…

L’argumentation est assez alambiquée mais ce sur quoi Paul insiste véritablement est la réciprocité des relations entre hommes et femmes et sur leur commune situation devant Dieu, en Christ: les versets 11 et 12 sont introduits par un «toutefois» qui marque l’importance de ce qui suit. Il s’agit là du cœur du message de l’apôtre: l’identité d’une personne n’est pas décidée par les regards portés sur elle par la société mais par la relation intérieure que cette personne entretient avec elle-même, en Christ. Une autre expression en est donnée par l’apôtre dans l’épitre aux Galates: «Il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme car vous êtes tous un en Jésus-Christ» (Galates 3,28) Et toutes les relations humaines se vivent alors sous le signe de la réciprocité, dans ce que Paul appelle également la soumission réciproque, ou la disposition à considérer autrui comme supérieur à soi-même, ce qui induit des relations de sujet à sujet, en égale dignité, femmes et hommes.

Or cette dignité reconnue aux femmes par l’apôtre n’a pas résisté longtemps à la pression de l’environnement patriarcal. Outre l’ajout honteux dans la première épitre aux Corinthiens au chapitre 14 («Que les femmes se taisent…»), d’autres auteurs, se réclamant parfois de l’apôtre Paul, ont refermé l’ouverture paulinienne en instaurant à nouveau une hiérarchie entre hommes et femmes: 1 Timothée, Tite, 1 Pierre. Même si l’étude attentive de ces textes permet de les nuancer, il n’en reste pas moins qu’au tournant entre le premier et le deuxième siècle, les femmes ont été repoussées à un rang secondaire par l’Église et ses autorités toutes masculines, ce que l’adoption ultérieure de valeurs de conquête, de pouvoir et de domination, même au nom de l’Évangile et pour sa cause, a encore renforcé.

Pour en revenir aux Corinthiennes et à ce que Paul écrit, ce qui détermine alors la place des unes et des autres et leurs relations, et qui relève de l’égalité devant Dieu, échappe alors à ce qu’il évoque quand même dans le passage de 1 Corinthiens aux versets 8 et 9 et qui est devenu dans l’Église un argument majeur de minorisation des femmes: ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme mais la femme de l’homme; en effet, l’homme ne fut pas créé à cause de la femme, mais la femme à cause de l’homme.

Sauf que cela est tout à fait discutable.

 

Bible hébraïque: Genèse 2

18 L’Éternel Dieu dit: Il n’est pas bon que l’homme l’être humain soit seul; je vais lui faire une aide un secours qui sera son vis-à-vis.

19 L’Éternel Dieu façonna de la terre tous les animaux de la campagne et tous les oiseaux du ciel. Il les amena vers l’homme l’être humain pour voir comment il les appellerait, afin que tout être vivant porte le nom dont l’homme l’être humain l’appellerait.

20 L’homme L’être humain appela de leurs noms toutes les bêtes, les oiseaux du ciel et tous les animaux de la campagne; mais, pour un homme être humain, il ne trouva pas d’aide de secours qui fût son vis-à-vis.

21 Alors l’Éternel Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme l’être humain, qui s’endormit; il prit une de ses côtes un de ses côtés et referma la chair à sa place.

22 L’Éternel Dieu forma une femme de la côte du côté qu’il avait pris à l’homme l’être humain, et il l’amena vers l’homme l’être humain.

23 L’homme L’être humain dit: Cette fois, c’est l’os de mes os,

la chair de ma chair.

Celle-ci, on l’appellera ‘femme’,

car c’est de l’homme qu’elle a été prise.

24 C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair.

25 Ils étaient tous les deux nus, l’homme l’être humain et sa femme, et ils n’en avaient pas honte.

Livre de la Genèse, chapitre 2 (d’après la Nouvelle Bible Segond)

Alors voilà, il faut le dire et le redire, nous toutes et tous, nous devons le dire et le redire: la femme n’est pas tirée de la côte d’Adam. Cette monstruosité de traduction est pourtant tellement ancrée dans les esprits que même celles et ceux qui ne sont jamais entrés dans un temple ou une église et qui n’ont jamais ouvert la Bible l’ont entendue, et hélas souvent retenue. De quoi légitimer un comportement affreusement sexiste, ou de quoi envoyer la religion, la Bible et Dieu aux oubliettes de la pensée et dans un passé barbare.

Il suffit pourtant de traduire les mots du texte hébreu pour lire un autre texte que celui qui hante et déforme les esprits des hommes et des femmes. Ce n’est pas l’homme qui a été modelé au verset 7, c’est un humain, ni homme ni femme, ces deux mots restant absents du récit jusqu’au verset 23. L’humain, adam, ce qui n’est pas encore un nom dans le récit, et qui signifie le glébeux ou le terreux, n’est pas genré à ce moment. Ce qui est en question c’est sa solitude d’humain car même Dieu n’est pas l’interlocuteur ou le partenaire qui engagera l’histoire. Les animaux ne le sont pas non plus; l’humain les nomme, ce qui représente une supériorité de l’humain sur les animaux, puisque la nomination est une attribution royale dans le Proche-Orient Ancien.

Ce que l’Éternel veut, dans le récit, pour que l’humain ne soit pas seul, c’est lui faire un secours qui soit comme un vis-à-vis. Toutes les traductions qui font lire autre chose: une aide qui lui soit accordée; une aide qui lui convienne parfaitement; une aide qui soit son vis-à-vis; une aide semblable à lui; une aide comme quelqu’un devant lui… déforment gravement le texte. L’hébreu parle clairement non pas d’une aide, mais d’un secours et même d’un secours vital. Dans la Bible hébraïque, les autres usages de ce terme hébreu renvoient dans leur quasi totalité à Dieu lui-même. Le secours est indispensable à l’existence, pour l’existence de l’humain qui seul ne survit pas. Ce n’est pas une aide, facilement assignable à une place secondaire, un coup de main quand l’homme en a besoin, une subalterne à cantonner dans certaines tâches, une subordonnée qui doit être dirigée. Affaiblir le sens du mot, c’est rétrécir la place du secours vital et conditionner en ce sens la lecture de l’ensemble.

D’autant plus que ce secours vital est un vis-à-vis. Il est question à la fois d’une différence et d’une égalité, ce que nous autres humains avons le plus grand mal à penser: une différence qui ne soit pas motif de hiérarchie, une différence qui ne se dégrade pas en domination. Vis à vis, visage à visage, à même hauteur sinon ce n’est plus un vis-à-vis. Il se peut même que le vis-à-vis puisse donner lieu à une confrontation, front à front, là aussi sans subordination de l’un ou l’une par rapport à l’autre. L’humain a besoin d’un secours vital en vis-à-vis.

C’est ainsi que la femme est construite, à partir d’une opération quasiment chirurgicale dans laquelle il n’est pas question d’une côte. Pour une raison très simple et si évidente: le mot hébreu ne désigne jamais une côte, il n’est d’ailleurs jamais traduit ainsi dans ses autres occurrences. Il signifie côté, une partie qui n’est pas accessoire parce qu’elle peut aller jusqu’à la moitié. Ce n’est pas un petit os qui est pris à l’homme pour faire une femme, c’est un côté qui est pris à l’humain. Ce qui reste de l’humain à qui un côté a été pris pour en faire la femme, c’est l’homme, qui est un côté de l’être humain et en même temps, comme la femme, pleinement un être humain.

Il faut que la traduction biaise le texte pour que ce récit devienne la justification de la place seconde, définitivement seconde de la femme par rapport à l’homme tel que Paul en rend compte mais après lui une grande partie des Pères de l’Église, les plus influents, les plus importants. Il faut aussi que le traducteur ne prête qu’une attention partiale à ce que l’homme dit lorsque Dieu lui amène la femme: «Cette fois c’est l’os de mes os, la chair de ma chair. Celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise» (Genèse 2,23)

Voici une parole d’homme qui, lorsqu’on la prend pour argent comptant, sans recul, sans examen, permet de s’obstiner dans la conviction désastreuse de la nature seconde et secondaire de la femme par rapport à l’homme. Lisons bien: l’homme ne parle pas à la femme, il parle d’elle. Il ne parle même pas à Dieu qui l’a faite et amenée devant lui. Il parle d’elle de son point de vue à lui qui n’a pourtant rien vu de la manière dont la femme est apparue, un point de vue très autocentré. Alors forcément, il se trompe puisque ce n’est pas de lui homme qu’elle a été faite. La jubilation de la découvrir est associée au défaut de compréhension et l’interprétation n’a pas souvent corrigé la perspective. L’erreur de l’homme et le silence de la femme altèrent le bon qui était la visée du projet divin. L’être humain n’est plus seul, ils sont deux, mais quelle difficulté de devenir homme et femme et de devenir homme et femme se reconnaissant mutuellement en relation d’égalité!

Bien sûr, la recherche historico-critique explique que la visée du mythe n’est pas de parler des relations entre homme et femme, mais de permettre à des israélites courbés sous le joug de la domination assyrienne de se penser et d’exister comme des humains libres dans un état libre. Ce mythe, écrit dans un hébreu en cours de constitution face à la langue akkadienne qui est la langue des oppresseurs, correspond à un manifeste politique et pas à une réflexion anthropologique. Cependant, cette visée première a été rapidement perdue de vue pour en faire un texte parlant de l’humanité. Donc, nous le lisons différemment, et nous le relisons encore et c’est légitime, dans un appétit de vivre en notre temps dans une inspiration libératrice des oppressions.

J’évoquais tout à l’heure ces Pères de l’Église qui se sont servis de ce récit de Genèse pour justifier leur structuration patriarcale de l’Église (méfiance, mépris, peur des femmes?). Dès le 2e siècle, avec Clément d’Alexandrie, l’interprétation de Genèse 3 (le serpent, le fruit mangé, l’expulsion du jardin) assimile le péché originel avec l’acte sexuel, transforme Eve en une dangereuse manipulatrice et jette le discrédit sur toutes les femmes. Sans critiquer le moins du monde l’extrême passivité d’Adam, et sans relever que le manipulateur est le serpent, que cette manipulation est celle du langage (lire le texte) et qu’en la matière le serpent compte de multiples disciples aussi bien hommes que femmes (lire l’actualité).

 

Pour conclure

La Bible n’est pas un mode d’emploi. Elle est miroir et ouverture.

Elle est miroir parce qu’en se confrontant aux textes, y compris les plus terribles, le lecteur est amené à une prise de conscience des ressorts et des effets de la lâcheté, du mensonge, de la cupidité, de l’injustice et de la violence qui défigurent l’humanité.

Elle est ouverture parce que malgré tout, tout cela qui se répète, elle fait signe vers d’autres chemins de vie et de vie commune. Malgré tout: le patriarcat, le sexisme, les discriminations, les hiérarchies instituées, la jalousie, la peur de l’autre différente, elle fait passer un goût de liberté, de justice, de considération d’autrui, sans aucune mièvrerie, sans esprit de revanche.

En cela, elle est témoignage pour toute femme et tout homme qui dans son intériorité, sa conscience, son âme, est en quête d’une vérité d’être non soumise aux traditions et aux préjugés. Cette vérité d’être ne tient pas dans un discours déjà prêt mais elle est advenue au travers d’un événement de parole qui ne se décrète pas.

La Bible est témoignage qui donne à discuter, à se parler, à chercher encore, à découvrir des écarts où la pensée est relancée, à puiser dans ses ressources de quoi envisager l’existence, les relations, le monde, l’essentiel. Elle questionne la grammaire du monde de chacun et jusqu’à la grammaire du langage en y introduisant une dynamique libératrice.

Certes le poids de l’histoire et des traditions est particulièrement pesant pour les femmes. Mais il a été soulevé, la chape a été fendue, pas encore pour toutes et tous, mais la dynamique est engagée depuis plus d’un siècle. Nous en sommes tous au bénéfice, femmes et hommes. Les hommes ne perdent rien à ce que les femmes reçoivent une dignité semblable à la leur. Les hommes ne sont pas privés de leur capacité d’être et de devenir quand les femmes ne sont plus considérées comme secondes.

Homme et femme il le créa: humains ensemble à sa ressemblance, à son image, dans la même dignité et avec la même vocation.

 

Illustration: Adam et Eve, par Jacob Jordaens (Anvers, vers 1640), Musée national, Varsovie (source : Wikimedia Commons).

(1) François Vouga et Carmen Burkhalter, L’évangile d’une femme, Une lecture de l’évangile de Marc, Bayard (Domaine biblique), 2021.

(2) Valérie Duval-Poujol, La Bible est-elle sexiste?, Empreinte Temps présent, 2021.

(3) Élisabeth Parmentier, Pierrette Daviau et Lauriane Savoy (dir.), Une bible des femmes, Vingt théologiennes relisent des textes controversés, Labor et Fides, 2018.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Lire aussi sur notre site