La République laïque mène-t-elle des politiques publiques en matière religieuse?
«Inconnues ou méconnues», il existe en France des politiques publiques en matière religieuse «qui nous éloignent des conceptions mythologiques de la laïcité». Par exemple en matière d’éducation (enseignement de la laïcité ainsi que des faits religieux), d’aumônerie pénitentiaire ou hospitalière et, sujet très actuel, en ce qui concerne la formation des cadres religieux musulmans.
Texte publié dans le dossier Protestantisme et laïcité: une histoire à reprendre du numéro 2020/4 de Foi&Vie.
La République française est constitutionnellement laïque depuis 1946, même si la laïcité comme construction philosophique, politique et juridique est bien sûr historiquement plus ancienne. Il semble donc évident que sa nature laïque la met à égale distance de tous les cultes et surtout à distance de tous. Comment pourrait-elle mener des politiques publiques en la matière, alors même que l’on parle depuis la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État et donc de la stricte neutralité confessionnelle de la République et des fonctionnaires? Et pourtant la réalité de ces politiques publiques est incontestable, elles existent dans l’histoire, se modifient et se renouvellent sans cesse. Mon propos sera donc d’analyser pourquoi et comment ces politiques peuvent exister, tout en étant malaisées, entravées et donc d’une efficacité très perfectible.
Mais que faut-il entendre par politiques publiques et plus précisément en matière religieuse? Pour reprendre une manière classique de définir une politique publique, on peut dire que c’est l’ensemble des expertises qui visent à identifier un problème collectif, l’ensemble des décisions et des actions qui visent à mettre en œuvre une solution de ce problème, qu’elles soient prises par des acteurs individuels, institutionnels ou sociaux (1). Nous aurons l’occasion de voir que contrairement au mythe simpliste et jacobin d’un État clairvoyant et certain de ses diagnostics, précis et constant dans les objectifs qu’il se fixe et cohérent dans les moyens qu’il se donne pour les atteindre, la réalité pratique est beaucoup plus difficile, complexe et soumise à bien des contingences. Pour mieux cerner le en matière religieuse, il est précieux de distinguer le religieux et le cultuel. Ce dernier relève d’un cadre juridique strict et l’État, en principe, ne s’en préoccupe pas, sinon pour le faire respecter afin que les différentes religions puissent s’y exprimer librement mais dans le cadre de l’ordre public défini par la loi. De ce fait même, on voit que les libertés de conscience et de culte ne sont des réalités qui ne peuvent être protégées que dans la mesure où elles ne sont pas infinies. Si ce n’est pas le rôle du droit en régime de laïcité de définir ce qu’est la religion et encore moins ce que serait la bonne religion, il n’en reste pas moins que le cadre de la loi dessine en creux une pratique du religieux qui est licite – et, a contrario, d’autres pratiques qui ne le seraient pas – au sein même du pluralisme religieux. Les aumôneries, par exemple, sont des cas révélateurs de politiques publiques qui touchent aux cultes eux-mêmes, non pas en contravention avec la laïcité, mais au nom de la laïcité. Le religieux quant à lui est plus large et se trouve concerné par tous les discours que l’on peut tenir sur lui, surtout lorsque ce discours relève de ce que l’on appelle les sciences des religions qui, comme telles, sont encouragées et subventionnées par l’État. On se demandera donc comment ce discours participe de politiques publiques comme celle de l’enseignement des faits religieux à l’école laïque ou encore celle de la formation des cadres religieux et des aumôniers en particulier.
Quel sera le périmètre de mon propos? Je m’en tiendrai strictement à des politiques publiques auxquelles j’ai été directement mêlé dans le cadre de mon activité de recherche et/ou professionnelle. J’écarte d’emblée la question en tant que telle de la prévention de la radicalisation, même si nous la rencontrerons à la lisière de mon propos.
Au-delà de l’intérêt qu’il y a à décrire des politiques publiques inconnues ou méconnues qui nous éloignent des conceptions mythologiques de la laïcité, elles sont surtout pour moi un formidable analyseur des tensions dans lesquelles se trouve prise la pratique de la laïcité française aujourd’hui (2).
1. L’école laïque ou le sanctuaire chahuté
Le rôle de l’école laïque fut de donner une sorte de socle au régime républicain, après un 19e siècle politiquement instable et marqué par des tentatives de restauration de l’ordre ancien. C’est sans doute là que se noue l’ambivalence du rôle de l’école publique. Elle ne peut que reconnaître la liberté comme un droit naturel de l’homme, elle ne peut que valider le libéralisme politique de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui considère que la loi n’a toute sa dignité que lorsqu’elle a un rôle essentiellement négatif, celui d’interdire et non de prescrire, laissant à la liberté le rôle d’inventer à l’infini tout ce qui n’est pas interdit. Or la liberté s’apprend, s’éduque. Elle est une donnée naturelle à l’homme si l’on veut – on peut en tous les cas faire ce pari philosophique –, mais cette donnée ne s’épanouit que lorsqu’elle est cultivée. Tous les hommes sont doués ou capables d’humanité et pourtant celle-ci doit être instituée en l’homme. On ne mesure jamais assez la force et la pertinence du nom d’instituteurs pour désigner les premiers maîtres des enfants. Mais le sens et la force des mots peuvent s’user avec le temps, au point que ce nom parut un jour infériorisant par rapport à celui de professeur.
Et pourtant la réalité de ces politiques publiques est incontestable, elles existent dans l’histoire, se modifient et se renouvellent sans cesse.
L’école est bien au service de la société, des individus et des familles non pas tels qu’ils sont mais aussi et surtout «tels qu’ils pourraient devenir dans un avenir meilleur possible» pour reprendre une formule familière à Kant. La philosophie de l’école est bien un progressisme, un pari sur la «perfectibilité humaine» pour emprunter cette fois à Rousseau. Dans un registre plus pragmatique, on oublie sans doute aujourd’hui à quel point l’école fut le vecteur essentiel d’une éducation physique, à l’hygiène, à la santé. On voit donc bien la tension possible entre un esprit démocratique, celui de la liberté de pensée et d’opinion et un esprit républicain incarné par l’école, celui de la liberté de penser et de l’amour de la loi au travers de l’amour de la raison comme faculté naturelle de chercher la vérité. Voilà pourquoi on peut bien parler métaphoriquement de l’école comme d’un sanctuaire de la laïcité.
Les défis de la laïcité scolaire aujourd’hui
Depuis les années 1980, notre école connaît deux changements majeurs qui ne peuvent pas être sans incidence sur la manière de mettre en pratique la laïcité scolaire: elle s’est massifiée, c’est à dire qu’accède au niveau du bac près de 80% d’une classe d’âge (30% en 1970); d’autre part, beaucoup de jeunes sont désormais issus d’une immigration d’installation et non de travail et sont de culture musulmane. L’école n’est donc plus guère à l’abri de la diversité du vaste monde, n’est plus «…l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas», pour reprendre les termes conclusifs de la circulaire du 31 décembre 1936 du ministre Jean Zay.
Concentrons notre regard sur la loi de 2004 sur l’interdiction à l’école de signes ostensibles d’appartenance religieuse. Que penser de cette fameuse loi, puisqu’elle a littéralement hystérisé le débat français et infléchi le cadre juridique de la laïcité scolaire, au moins pour les élèves? Elle n’a pas déclenché une désertion massive par certaines jeunes filles musulmanes de l’école publique et elle est respectée sans trop de difficultés, contrairement à ce que prétendaient les adversaires de cette loi. Mais a-t-elle atteint ses objectifs? Si l’on en croit la circulaire d’application de la loi, il s’agit d’interdire tous les signes possibles qui pourraient, à l’avenir, rendre visuellement identifiable sur le plan religieux un élève. Il est bien connu que dans les établissements où il y a une forte proportion d’élèves musulmanes (ou se revendiquant comme telles, même si c’est en désaccord avec leurs parents, même si cela ne correspond en rien à une connaissance approfondie de l’islam, peu importe), il leur est très commode de se faire voir et reconnaître comme telles par des gants, des jupes longues ou abayas, des bandeaux étrangement larges, etc. Viendraient aussi, de la part des garçons cette fois, le port de la djellaba le vendredi ou encore une certaine manière de tailler sa barbe… On voit bien que la chasse aux signes est destinée à être ouverte jusqu’à la fin des temps et nous mettra rapidement dans une impasse. La loi de 2004 a eu ceci de positif d’indiquer une certaine réactivité de l’école française, compte tenu de son histoire et de son rôle si particulier dans la construction de l’éthos politique républicain et laïque. Si toutes les jeunes filles voulant porter un voile le font pour mille raisons n’ayant souvent qu’un rapport assez lâche avec la force de convictions religieuses, il est par contre très certain que les musulmans fermés y sont tous très attachés et y voient un symbole fondamental et la mesure par excellence de leur pouvoir d’influence sur les femmes musulmanes.
La loi de 2004 n’a pas déclenché une désertion massive par certaines jeunes filles musulmanes de l’école publique et elle est respectée sans trop de difficultés, contrairement à ce que prétendaient les adversaires de cette loi. Mais a-t-elle atteint ses objectifs ?
Nos appartenances religieuses modernes, quand elles existent, sont en fait «sorties de la religion» (3) comme système social structurant et contraignant. Nous n’en finissons pas de découvrir éberlués que l’islam est encore une religion au sens traditionnel, quand bien même il est lui aussi soumis à une formidable logique de sécularisation et d’adaptation à marche forcée à la modernité. Ses manifestations identitaires contemporaines sont à la fois des expressions de cette adaptation et de refus de cette adaptation. Il eût été sans doute plus clair de situer cette loi sur un autre terrain que celui de la laïcité, mais bien sur celui de l’égalité homme-femme. Quoi qu’il en soit, l’essentiel se trouve dans les comportements, dans le niveau d’éducation, dans ce qui se passe dans les têtes plutôt que sur les têtes. L’enjeu est bien l’intégration des individus – hommes et femmes – musulmans à une communauté éthique et politique nationale et européenne. Mais cela n’est possible que parce que la communauté religieuse aura accepté de desserrer son étau de contrôle sur eux. La loi de 2004 appartient déjà au passé, elle est révélatrice de notre histoire, de notre culture scolaire républicaine. Il ne sert à rien cependant de se lancer dans une inflation de nouvelles interdictions en la matière. Il est essentiel par contre de présenter un cadre politique intangible dans lequel les options religieuses sont des libertés et des ressources précieuses sans pour autant couper les individus les uns des autres.
Quelles postures, quelles politiques publiques pour notre école?
Les événements tragiques de 2015 ont précipité un engagement important de l’Éducation nationale autour de la laïcité et des valeurs de la République. Mais à vrai dire, ces préoccupations étaient bien antérieures. La Charte de la laïcité est affichée dans tous les établissements et veut faire passer le message qu’elle est avant tout une autorisation, une liberté d’être et de penser à l’abri d’un cadre libérateur plutôt qu’une interdiction. Le rappel de ces principes est utile mais doit être accompagné (4).
Nous avons souvent l’occasion, dans le cadre de nos missions de formation de l’IESR menées auprès des enseignants, d’aborder la question de la juste posture du fonctionnaire en matière de laïcité. Elle doit selon nous s’articuler autour de la capacité à être impartial et à expliquer la laïcité. Nous savons bien que le terme juridique qui qualifie la déontologie du fonctionnaire en matière de laïcité est sa stricte neutralité confessionnelle. À laquelle il faudrait ajouter la neutralité partisane dans le domaine politique et le fait de s’abstenir de démarches commerciales. Ce principe de neutralité ne se discute pas mais il risque d’avoir un effet psychologique d’inhibition négatif pour un fonctionnaire qui est de fait un éducateur et non un intellectuel abstrait. À la nécessaire et froide neutralité, il faut joindre l’ardente impartialité. Nous entendons par là la capacité de sortir d’une abstention commode qui consiste à éviter les questions difficiles et les sujets qui fâchent. Mais pour cela il faut être sûr de soi et confiant, c’est à dire bien formé. Notamment du point de vue de deux politiques publiques : enseignement de la laïcité ainsi que des faits religieux. L’impartialité, c’est à dire le fait de respecter à l’intérieur d’un cadre laïque une pluralité d’options philosophiques, politiques, culturelles et religieuses, suppose d’abord de les connaître et de se caler sur une philosophie morale et politique issue de la notion de droits de l’homme qui, elle, n’est certainement pas susceptible d’être remise en cause dans le cadre de l’école.
La façon dont l’école française a développé une certaine pratique de la laïcité doit être présentée comme telle, avec peut-être des avantages et des inconvénients, mais surtout dans la perspective de sa cohérence historique et politique.
Expliquer, enfin, ne consiste pas à dire ou à vouloir faire croire que la laïcité française est la preuve que la France est le seul pays civilisé au monde. Cela est particulièrement vrai au fur et à mesure que l’on se rapproche du lycée où les élèves savent depuis longtemps aller chercher des informations ici ou là et savent très bien que la loi de 2004 est dans les systèmes scolaires européens plutôt l’exception que la règle. Mais plaider pour une sorte d’exceptionnalité absolue de la France en la matière, que ce soit pour la louer ou la blâmer, me semble funeste. Chaque pays européen (pour rester dans une aire géographique et culturelle proche) a ses spécificités compte tenu de son histoire religieuse et politique, mais je défends l’idée selon laquelle tous les pays démocratiques sont laïques, c’est à dire respectent l’égalité de tous devant la loi, la liberté de conscience, de culte et d’expression, etc. Ce qui est une évidence à condition de ne pas confondre la laïcité avec l’alinéa premier de l’article 2 de la loi de 1905. La façon dont l’école française a développé une certaine pratique de la laïcité doit être présentée comme telle, avec peut-être des avantages et des inconvénients, mais surtout dans la perspective de sa cohérence historique et politique. On obtient mieux l’adhésion des élèves de cette manière qu’en voulant imposer une vérité d’une manière étroitement dogmatique.
Les deux politiques publiques d’éducation évoquées plus haut nous semblent couler de source à partir de tout cela. Former à la laïcité signifie qu’il faut le faire dans le cadre des écoles supérieures du professorat et de l’éducation, mais aussi en formation continue tout au long de la carrière, en prenant soin de croiser les dimensions juridique, philosophique, historique, mais aussi la dimension pratique des métiers de l’école. L’enseignement des faits religieux, quant à lui, fut le motif premier de création de l’IESR et nous avons pu, à de nombreuses occasions et en de nombreux endroits, dire son intérêt vital et regretter sa structurelle discrétion dans les programmes scolaires et dans la formation des maîtres. Faut-il dire, une fois de plus, que l’impartialité pour laquelle nous avons plaidé suppose des enseignants ayant une bonne connaissance des faits religieux (5)?
2. Les aumôneries pénitentiaire et hospitalière au bénéfice d’une reconnaissance inédite… pour mieux les encadrer
Contrairement à ce que l’on croit souvent, ces deux aumôneries jouissent d’un soutien financier au titre de l’alinéa 2 de l’article 2 de la loi de 1905:
«Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons».
Les autres dépenses relatives à l’exercice des cultes sont supprimées des budgets publics par l’alinéa 1 de l’article 2. C’est donc au titre de la laïcité qui garantit le libre exercice des cultes que ces aumôneries jouissent d’un tel statut.
L’aumônerie pénitentiaire
Prenons l’exemple de cette aumônerie pour mieux analyser la situation des cultes qui y sont présents. En 2015, il y avait, pour parler des principaux cultes sur le plan numérique, 687 aumôniers catholiques, 355 aumôniers protestants, 69 aumôniers israélites et 198 aumôniers musulmans (6). Pour les chrétiens, on constate qu’ils forment une forte majorité, un ancrage historique le plus ancien côté catholique, une forte mobilisation côté protestant, compte tenu de la proportion de ses fidèles par rapport à l’ensemble de la population. Nombre d’entre eux sont prêtres ou pasteurs (et jouissent donc d’un statut), mais le plus grand nombre sont des bénévoles. Ils le sont pour deux raisons différentes et convergentes, l’une théologique et l’autre sociologique. La théologique est celle du témoignage gratuit de la grâce; la sociologique tient à ce qu’ils sont souvent à la retraite (donc disponibles), ont un bon niveau d’éducation (donc comprennent bien la laïcité, les valeurs de la République, etc.) et un bon niveau de vie économique (ils n’ont pas besoin d’une rémunération supplémentaire pour vivre). Ajoutons que ces deux raisons sont convergentes avec une autre qui est plutôt de l’ordre des finances publiques: l’enveloppe budgétaire du ministère de la Justice étant très contrainte, celui-ci voit toujours favorablement le bénévolat. Or le profil des aumôniers musulmans est fort différent: plus jeunes, moins formés, plus faibles économiquement. C’est ainsi que, sans baisser en rien la dotation des autres aumôneries, le ministère a mené une politique de rattrapage financier pour l’aumônerie musulmane pour attirer plus d’aumôniers et combler ainsi le décalage dramatique entre leur nombre et celui des détenus, au moins d’origine musulmane, susceptibles de faire appel au soutien d’un aumônier musulman (7). On voit donc clairement une politique publique à l’œuvre, même si elle reste en-deçà des enjeux, où l’administration veut trouver des interlocuteurs vecteurs de bonne pratiques qui entretiennent le calme, valeur cardinale pour elle. Pour reprendre les conclusions du rapport Béraud/Galembert, l’Administration pénitentiaire voit bien l’utilité psychologique et sociale des aumôniers en général et celle des musulmans en particulier. Deux difficultés demeurent, celle de la professionnalisation de la fonction, gage d’efficacité, et celle du brouillage avec les politiques de lutte contre la radicalisation. Les aumôneries chrétiennes (de même que les partisans d’une laïcité de séparation stricte) sont hostiles à la première et l’existence d’une violence au nom d’un certain islam entretient la deuxième.
L’aumônerie hospitalière
Pour ce qui concerne cette aumônerie particulière, je me concentrerai sur la circulaire du 5 septembre 2011 (8). Une circulaire n’est pas créatrice de droit mais elle est très révélatrice de dispositions de fonctionnement et d’une forme de politique publique sur le sens et la place du religieux à l’hôpital. La Charte a été rédigée (des aumôniers ont participé à son élaboration, ce qui est inhabituel) au moment où l’on a institué des conférences départementales de la liberté religieuse avec un référent laïcité dans chaque préfecture. La Charte indique qu’un agent, chargé de la laïcité et de la pratique religieuse, sera nommé dans chaque établissement de santé et participera à la conférence de son département. Mais le rôle de ce référent ne s’arrête pas là ; il devra organiser l’information des patients et de leur famille sur la possibilité d’accès à un ministre du culte, rédiger le projet de service des aumôneries ainsi que le rapport d’activité des aumôneries sur la base de ceux que les aumôniers sont censés rédiger. Mais entre les prescriptions et les pratiques, il y a loin. Au cours de mes interventions de formation dans le monde hospitalier, j’ai pu constater qu’il y avait des référents dynamiques et compétents et d’autres qui… ne savaient même pas qu’ils avaient été nommés à cette noble fonction. Il est vrai que l’oisiveté et le sureffectif n’étant pas la caractéristique de l’hôpital public, ceci explique souvent cela.
« L’aumônier en raison même de sa spécificité, joue pleinement son rôle d’agent public, à titre permanent ou occasionnel, en contribuant à l’amélioration du service rendu aux usagers des établissements publics qui les accueillent. »
Certains passages de la Charte sont révélateurs d’un état d’esprit nouveau:
«Au-delà du rôle de visite au patient qui le demande, ou le cas échéant, d’ordonnateur de rituels mortuaires, l’aumônier apporte son concours à l’équipe soignante; son action ne se fait pas au seul bénéfice du patient qui l’a demandé: sa présence, par la dimension éthique qu’il porte, est enrichissante pour tous. L’aumônier éclaire le cas échéant l’équipe médicale et soignante sur les implications que peuvent avoir certaines de leurs décisions au regard des convictions et pratiques religieuses des patients. Sa démarche doit être cohérente avec la démarche de soins. L’aumônier en raison même de sa spécificité, joue pleinement son rôle d’agent public, à titre permanent ou occasionnel, en contribuant à l’amélioration du service rendu aux usagers des établissements publics qui les accueillent…».
Il y a là en effet quelque chose comme une reconnaissance morale d’un bénéfice public de la religion qui n’est pas du tout dans la tradition laïque française. Mais il faut prendre garde au fait que cette ouverture inédite va de pair avec une volonté de ferme encadrement de la fonction d’aumônier. Contrairement aux aumôniers pénitentiaires qui ne sont que vacataires, les hospitaliers sont salariés et les bénévoles sont considérés comme des collaborateurs occasionnels du service public. La Charte réaffirme donc qu’en tant qu’agent public,
«l’aumônier respecte le principe de neutralité. La jurisprudence administrative rappelle que ce principe de neutralité s’impose à tous les agents publics. Comme le précise la Charte du patient hospitalisé, «tout prosélytisme est interdit, qu’il soit le fait d’une personne accueillie dans l’établissement, d’une personne bénévole, d’un visiteur ou d’un membre du personnel»».
Autre indication qui peut paraître anodine mais qui est révélatrice du fait que l’institution publique est favorable à un esprit de coopération entre les différents cultes: «Les aumôniers des différents cultes relaient entre eux les demandes de patients ou résidents concernant un autre culte». Cette coopération va souvent de soi sur le terrain mais des exceptions existent et des tensions inter-cultuelles peuvent exister quand il s’agit d’exercer des missions analogues dans un espace commun.
3. La formation des cadres religieux et l’éternel retour de la question de l’islam de France
Poser la question de la formation de cadres religieux comme politique publique semble tout à fait déplacé et même illégitime dans le cadre de la laïcité française, souvent définie, pour faire bref, comme étant le principe de séparation des cultes et de l’État, et celui de la neutralité confessionnelle de ce dernier. La formation des cadres religieux ressortit donc de la stricte liberté des cultes, elle est entièrement libre, pourvu qu’elle ne sorte pas de l’ordre public défini par la loi. L’État n’a donc pas à s’en mêler. Et pourtant ces dernières années montrent qu’il n’en est rien. Comme on peut s’en douter, c’est par la question de la formation des imams que cette politique s’est peu à peu constituée.
Je n’ai pas l’ambition de faire ici une histoire, déjà longue et complexe, de la question de la formation des cadres musulmans. En effet, elle court du projet d’une faculté publique de théologie islamique à Strasbourg à la fin des années 1980 au rapport de Catherine Mayeur Jaouen, Mathilde Philip-Gay et Rachid Benzine (9), en passant par le rapport de l’historien Daniel Rivet rendu au ministre Luc Ferry au début des années 2000. Il s’agit plutôt de savoir quel est l’état de cette question en 2020, via le prisme du décret et de l’arrêté qui ont été publiés (10), rendant obligatoire une formation «civile et civique» pour les nouveaux aumôniers rémunérés, militaires, pénitentiaires et hospitaliers. Le caractère obligatoire de ces diplômes s’explique par le fait que les aumôneries sont un domaine où l’autorité publique s’exerce effectivement. S’il appartient aux autorités cultuelles de proposer des aumôniers, ce sont les administrations concernées qui disposent, au sens où ce sont elles qui ont le pouvoir d’agréer ou non les aumôniers, sans avoir à motiver leurs décisions. Ces formations (D.U., c’est à dire diplômes universitaires) sont bien sûr ouvertes à tous, y compris à ceux qui ne sont en rien religieux ou n’ont pas le moindre projet d’intégrer une aumônerie, ainsi qu’à tous les cultes puisqu’ils ne peuvent qu’être tous concernés, au nom du principe d’égalité de traitement. Il n’en reste pas moins que ces D.U. furent imaginés, à l’origine, comme l’instrument privilégié d’une formation publique destinée aux cadres musulmans. Outre la nécessité de faire un état des lieux descriptif et récent de la question, je me demanderai quelle est la philosophie de cette politique publique et quelles sont les difficultés qu’elle peut rencontrer pour atteindre les objectifs qu’elle se fixe.
Quelle situation factuelle au printemps 2017 (11) pour les formations «civiles et civiques»?
Il y a actuellement une vingtaine de diplômes de ce type. Le premier est celui de l’Institut catholique et date de 2007, leur nombre ayant augmenté significativement depuis 2014. Il est remarquable qu’après une période de frilosité, ils sont désormais dispensés dans des universités publiques.
Les ministres du culte, qui représentaient un tiers des effectifs en 2015, sont en nette augmentation puisqu’ils constituent 40% du nombre d’inscrits en 2016 et que 34% des effectifs totaux sont des cadres religieux musulmans. À noter que 26 imams (soit 20% des cadres musulmans) sont des cadres religieux détachés, envoyés par Alger. Les cadres religieux chrétiens (catholiques, protestants et orthodoxes) représentent, quant à eux, 5%. On remarque une hausse du nombre de protestants, notamment au niveau de l’aumônerie. Les aumôniers et aspirants aumôniers représentent 10% des effectifs totaux (36 personnes), une part en hausse par rapport aux 7% qu’ils constituaient en 2015 et les 29 aumôniers musulmans répartis entre la fonction hospitalière et pénitentiaire forment une large majorité dans cette catégorie.
Le nombre total d’heures de cours varie entre 120 et 178 heures selon les D.U., la moyenne étant de 135 heures. Les programmes sont relativement denses et s’organisent principalement autour des trois grands axes que sont les institutions de la République et la laïcité, le droit des cultes, les sciences sociales et humaines des religions.
Le décret et l’arrêté de mai 2017
Attendus, annoncés depuis longtemps, ils sont enfin parus, juste avant le second tour de l’élection présidentielle. Il va de soi que la perspective d’une formation obligatoire pour devenir un aumônier rémunéré a créé une réelle dynamique, au moins pour ceux voulant remplir une telle mission, en particulier dans le cadre du culte musulman. Quels sont les termes exacts qui sont employés dans le décret pour décrire son objet? «Diplôme sanctionnant une formation civile et civique agréée, comprenant un enseignement sur les grandes valeurs de la République.» Retenons surtout que cette formation s’appelle «civile et civique» et ne fait plus mention de fait religieux ou de laïcité. Ce choix indique la volonté d’être le plus neutre possible, de ne surtout pas donner l’impression d’empiéter sur le domaine propre des religions. Les seuls à pouvoir proposer un tel diplôme seront un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel, un établissement d’enseignement supérieur public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministre chargé de l’Enseignement supérieur ou un établissement d’enseignement supérieur privé d’intérêt général. Il n’y a pas de condition de diplôme pour l’inscription à cette formation, et l’on peut obtenir des équivalences, soit par d’autres diplômes, soit par la validation des acquis de l’expérience. Pour demander l’agrément, il faut s’adresser au Bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur, la décision étant prise conjointement par le ministre de l’Intérieur et le ministre chargé de l’Enseignement supérieur.
Quels objectifs pour cette politique publique?
Quelles sont les raisons données par le gouvernement pour justifier une politique publique de formation des cadres religieux musulmans? Sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a été lancée l’Instance de dialogue avec l’islam, journées consacrées à des discours officiels, des débats et des ateliers. Trois réunions eurent lieu les 21 mars et 15 juin 2016, puis le 12 décembre 2017 alors que Bernard Cazeneuve était premier ministre:
«À l’échelon local, les imams sont les acteurs naturels de cette ‘politique de la sagesse’, et c’est pourquoi toutes les mesures prises en vue de s’assurer de la qualité de leur formation, ainsi que de leur maîtrise de la langue française, me paraissent très importantes, y compris pour la prévention de la radicalisation. L’État continuera à soutenir leur formation profane, à travers le développement continu des D.U. de formation civile et civique sur tout le territoire, complété par la création d’un D.U. qu’il sera possible de suivre à distance» (12).
La justification classique est le fameux vivre ensemble, soit la cohésion sociale, ce qui sous-entend que celle-ci peut être mise à mal par des comportements de repli communautaire favorisés par un certain type de pratiques et de discours religieux musulmans, compte tenu du fait que le culte musulman, dans son fonctionnement concret en France, est à la fois faiblement et confusément structuré. Il l’est faiblement, car non structuré sous la forme d’une Église comme dans le catholicisme ou d’une Fédération comme dans le protestantisme ou d’un Consistoire comme dans le judaïsme, et cela parce que son ancrage comme phénomène de masse sur le territoire métropolitain est récent (le début des années 1990). Il l’est confusément, car il est à la fois pris dans le jeu d’États étrangers (l’Algérie, le Maroc et la Turquie principalement) et de la multitude d’entrepreneurs religieux sans affiliation ou dont les affiliations sont concurrentes. Les libres entrepreneurs religieux disent ce qu’ils veulent, ce qui n’est pas un problème en soi mais peut le devenir si l’on sort du cadre de la loi commune ou si l’on appelle à la violence. Les imams formés à l’étranger, quant à eux, ne sont pas toujours très au fait de la langue française ni de la culture française ni de ce que la laïcité et le droit des cultes signifient vraiment. Rappelons que l’État français lui-même a favorisé et favorise encore cette importation d’imams, les préférant à des imams auto-proclamés, même si, à terme, le gouvernement souhaite ne plus avoir à compter sur ces ressources extérieures.
Le motif de la prévention de la radicalisation a pu également apparaître dans les discours à partir du printemps 2014 (13), lorsqu’un nombre non négligeable de jeunes Français est parti faire le djihad en Syrie. Les attentats de 2015 et 2016 ont décuplé les inquiétudes. Nous avons déjà rencontré cette thématique, notamment pour l’aumônerie pénitentiaire musulmane. Un autre objectif évident est que ces formations créent des situations où des personnes se rencontrent alors qu’elles n’avaient que très peu de chances de se rencontrer. Cela est vrai pour les religieux et les fonctionnaires, mais aussi pour les religieux entre eux, de confessions différentes, voire de courants différents au sein d’une même religion. Partager des connaissances, partager un même lieu, mais aussi partager les pauses, des moments festifs, amicaux, voilà ce que font tous les étudiants. Voilà ce qui se fait déjà, et nous pouvons en témoigner comme enseignant dans le cadre de ces D.U.
Quelles difficultés?
Les difficultés sont de plusieurs ordres. Elles peuvent être techniques et pédagogiques d’abord. Elles peuvent être ensuite politiques au sens le plus large. Elles sont enfin de nature proprement religieuse ou théologique, et peuvent toucher le cœur de ce dont il est question, c’est à dire la façon dont l’islam saura trouver harmonieusement – ou non – une place dans la société française. Les formations dont nous parlons touchent inévitablement cette dernière dimension, mais ne peuvent y entrer directement.
Techniquement, le ministère de l’Intérieur donne une subvention pour en faire baisser le coût. La Fondation pour l’islam de France (14), particulièrement mobilisée sur cette question de la formation des imams, peut décerner des bourses.
Pédagogiquement, la plus grande difficulté est celle de la compétence linguistique en français. Là encore, un gros effort est fait et se fera de plus en plus en mettant en place des cours de français, propédeutiques à la formation elle-même.
Les difficultés politiques au sens large tiennent à la capacité de convaincre les premiers intéressés, c’est à dire les musulmans mais aussi les autres cultes qui sont maintenant concernés depuis le décret de mai 2017. À qui doit-on s’adresser quand on veut parler aux musulmans? Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Il y a le Conseil français du culte musulman (CFCM) bien sûr, mais tous les musulmans n’y sont pas. Au-delà de la question des aumôneries, seule une connaissance concrète de la vie des mosquées françaises permet de comprendre la difficulté qu’il y a à faire émerger des cadres musulmans ayant un haut niveau de formation, une grande familiarité avec la langue et la culture françaises ainsi qu’une indépendance vis à vis des États musulmans. En effet, les grandes mosquées préfèrent faire appel à des imams venant de l’étranger car ils sont payés par leurs États d’origine; quant aux petites mosquées, elles manquent de moyens et leurs présidents gardent plus facilement l’ascendant sur un imam peu familiarisé avec le milieu français (15). La limite de cette politique publique de formation se trouve donc au-delà de ce qu’elle peut: la réalité et la qualité des débouchés professionnels, compte tenu du fait qu’hormis le cas à part de l’aumônerie militaire (16) dont je vais bientôt parler, le seul métier d’aumônier musulman ne permet pas de vivre.
Quant aux autres cultes et à la façon dont ils peuvent considérer les D.U., la situation n’est ni très simple, ni très claire. La première chose à constater est la disparité des situations. Il n’y a pas un enthousiasme débordant à l’égard d’un projet de formation obligatoire pour les aumôniers de tous les cultes. Cela est vrai pour plusieurs raisons. La première est que beaucoup d’aumôniers chrétiens ne demandant pas à être rémunérés, ils ne sont donc pas concernés par l’arrêté rendant la formation obligatoire. Quant aux nouveaux venus, il n’est pas impossible que se mette en place une stratégie de contournement, via le système des équivalences. Pour des raisons plus profondes encore, on discerne ouvertement ou non une résistance à ce projet. Les raisons en sont multiples et d’ordres différents. Ils estiment ne pas avoir été assez consultés, ne pas avoir pu exprimer leurs besoins spécifiques. Les cultes jouissent en France d’une grande liberté vis à vis de l’État depuis la loi de 1905. Toute injonction autoritaire à l’égard des cultes venant de l’État peut donc être perçue par eux comme une insupportable ingérence dans leur propre souveraineté.
La question de la formation en islamologie des cadres musulmans: la création du DE études islamiques de l’EPHE et le cas de l’aumônerie militaire musulmane
Même si les D.U. abordent un peu le domaine des sciences des religions, un manque se fait sentir pour ce qui concerne la pensée proprement religieuse, notamment de l’islam. En 2018, le cabinet de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche a sollicité l’EPHE pour qu’elle lui rende une note qui soit une proposition de contribution de ce ministère à une politique publique favorisant une meilleure diffusion des résultats de l’islamologie contemporaine. Ce travail a engendré la création d’un D.E. (diplôme d’établissement) Études islamiques ouvert pour la rentrée universitaire 2020 (17) dont voici la description:
«Le diplôme d’établissement Études islamiques est un diplôme propre à l’EPHE, conçu et organisé avec le concours de l’IESR. Son objectif est de proposer une introduction à une connaissance universitaire sur la pensée et l’histoire islamiques: textes fondateurs, principaux courants doctrinaux, événements marquants. Il entend fournir des outils méthodologiques ouvrant à une recherche indépendante et critique chez le diplômant. Ce diplôme est une formation qui s’adresse à un large public (niveau Bac + 3, sauf dérogation): il est ouvert à tous ceux qui veulent se cultiver et nourrir leur réflexion personnelle mais il a été aussi conçu tout particulièrement pour des responsables religieux; des aumôniers militaires, pénitentiaires, hospitaliers; des agents de toutes les fonctions publiques ainsi que des responsables ou membres d’associations…»
En effet, il n’existe pas encore en France une formation universitaire de ce type consacrée aux études islamiques. La pénurie de cadres religieux musulmans vraiment formés renvoie à l’absence en France même de lieux de formation scientifiquement rigoureux et non confessionnels portant sur les savoirs islamiques. L’EPHE, du fait de son histoire spécifique, est un établissement qui peut proposer une multiplicité de cours sur la pensée islamique d’un niveau académique garanti.
Un autre objectif évident est que ces formations créent des situations où des personnes se rencontrent alors qu’elles n’avaient que très peu de chances de se rencontrer. Cela est vrai pour les religieux et les fonctionnaires, mais aussi pour les religieux entre eux, de confessions différentes, voire de courants différents au sein d’une même religion.
Cette offre a notamment rencontré une demande de formation formulée par l’Aumônerie musulmane aux Armées. Créée en 2005, elle s’inscrit pleinement dans le paysage de l’Armée française. Elle compte aujourd’hui 36 aumôniers répartis sur l’ensemble du territoire national et projetés en opérations extérieures. Ils ont pour missions d’accompagner et de conseiller le commandement de proximité tout en apportant leur soutien aux militaires qui le souhaitent, peu importe leur confession, à travers l’écoute et l’accompagnement spirituel. La création de l’École nationale des aumôniers militaires (ENAM) en 2020 s’inscrit dans une volonté de contribuer à la professionnalisation de l’aumônerie. Elle a pour objectif de former des individus, titulaires d’un niveau bac +2/3 minimum, qui souhaitent s’engager au sein de l’Aumônerie militaire. Alliant de manière innovante sciences humaines, sciences religieuses et découverte du milieu militaire, l’ENAM sera également le centre de formation continue des aumôniers militaires. Il est prévu que les étudiants de l’ENAM suivent, en plus du D.U. obligatoire, le D.E. Études islamiques.
4. Le discours du Président de la République du 2 octobre 2020 La République en acte sur le thème de la lutte contre les séparatismes
Ce discours prononcé aux Mureaux dans les Yvelines représente une inflexion assez nette dans la politique d’Emmanuel Macron à l’égard des cultes, il fut surtout suivi le 5 octobre par l’annonce d’un projet de loi visant à renforcer la laïcité et confronter les principes républicains. Au moment où nous écrivons, il est trop tôt pour savoir ce que sera vraiment ce projet de loi et comment les commissions et débats parlementaires le feront évoluer (18). Notons tout de même l’abandon des termes communautarisme ou séparatisme, pourtant fréquents dans les récentes déclarations, même officielles, de l’exécutif. Pourquoi? Il n’y a sans doute pas une raison univoque à cela mais nous risquons cependant quelques hypothèses.
Appartenir à une communauté, quelle qu’elle soit, est au principe même du libéralisme politique qui suppose que la légitimité du droit repose sur sa défense des libertés individuelles et celle de la société civile. Or les individus s’associent librement, se regroupent, se retrouvent ensemble ou se quittent sur des idées politiques, des convictions de tous ordres, des pratiques, des goûts, etc. Non seulement cela ne déconstruit pas l’individu et le citoyen mais cela favorise au contraire, pourvu que l’on reste dans le cadre de l’ordre public, sa construction personnelle et sociale et notamment son intégration quand il est issu d’une immigration récente. Le terme de communautarisme doit donc être abandonné au risque de jeter l’opprobre sur toute communauté. Celui de séparatisme a l’inconvénient majeur de très mal s’adapter à l’islamisme radical. En effet, il y eut par le passé d’authentiques séparatistes basques ou corses par exemple et l’on voit bien que si l’islamisme dont on parle a bien des effets séparatistes entre ceux qui y adhèrent et tous les autres (y compris musulmans), cela ne vaut que dans le cadre d’une stratégie globalement hégémoniste et nullement dans le but de se séparer des autres pour vivre en paix selon ses normes strictes. Le Président de la République a donc dû se résigner au réemploi du terme de laïcité pour le projet de loi alors même qu’initialement, il ne le voulait pas.
Depuis 2017, il s’est adressé aux principaux cultes, juif, musulman, protestant et catholique. Il n’y a pas lieu d’analyser ici ces discours, sinon pour dire que leur contenu avait quelque chose de nouveau par rapport aux discours très convenus du Président précédent. S’il fallait synthétiser cette nouveauté, voilà ce que cela pourrait donner: la République est laïque mais non la société, vous faites partie de la société et cela est vrai, non pas en dépit du fait que vous avez des engagements religieux, mais aussi grâce au fait que vous avez ces engagements. Cette perception positive des cultes et de ceux qui y sont engagés fut bien entendu mal perçue par un certain camp laïque qui s’estime dépositaire de la seule vraie laïcité consistant selon lui à ne pas parler de religion ni aux religions, à certes en tolérer l’existence mais à gérer les affaires publiques comme si elles n’existaient pas, sinon pour réprimer tout ce qui venant d’elles viendrait contrevenir à l’ordre public séparatiste (mais cette fois au sens de la séparation des cultes et de l’État!).
Comme les débats et les combats depuis plus de 30 ans ne cessent toujours pas autour de la laïcité et de la façon de la mettre en pratique, on attendait donc le grand discours du Président à son sujet. Il s’y refusa, me semble-t-il pour trois raisons. La première est que la laïcité comme grand principe de liberté dans le cadre de la loi d’un État non confessionnel est excellente et ne doit pas être changée. La deuxième est qu’un discours sur la laïcité pourrait apparaître comme un discours s’adressant aux laïcs après s’être adressé aux religieux, ce qui serait une conception totalement opposée à l’universalisme de la laïcité française. La troisième est que ce serait une faute politique d’esquiver la question de l’islam
radical hégémoniste qui s’exprime par mille stratégies et, notamment, celle de la terreur. Le choix fut donc fait pour les discours de parler de séparatisme.
La laïcité dans les cœurs et dans les tripes l’emporte le plus souvent sur la laïcité dans les textes, qu’ils soient philosophiques ou juridiques, et l’emporte plus encore sur la réalité des pratiques qui sont fort mal connues.
L’équation insoluble entre l’inconvénient de laisser penser qu’on va changer la laïcité et celui de donner à penser que l’on vise injustement le seul islam coupable de toutes les dérives a donc conduit pour l’intitulé de l’avant-projet de loi à simplement parler de «conforter les principes républicains».
Le discours du 2 octobre comporte 5 piliers concernant le respect de l’ordre public en général, l’encadrement des associations, le contrôle de l’éducation, le soutien à la construction d’un islam en/de France partenaire loyal de l’État et enfin des annonces voulant donner corps à la «République comme promesse» et non seulement comme ordre. Les questions soulevées par l’ensemble de ces 5 piliers sont considérables et il n’y a pas lieu d’en débattre ici. Nous retiendrons seulement le quatrième. En effet, il s’inscrit dans ce que nous avons développé plus haut sur la formation des cadres religieux et «l’éternel retour de la question de l’islam de France». L’engagement formel est pris de cesser d’organiser à l’horizon 2024 la venue de cadres religieux musulmans d’États étrangers. La question se posera donc à court terme de la capacité d’une bonne partie des mosquées françaises à simplement remplir leur office. Cela suppose de trouver des financements qui mettent à
l’abri d’influences hostiles. Cela suppose pour le Conseil français du culte musulman d’organiser la formation des cadres, de la labéliser, de certifier les imams selon une charte contraignante. Cela suppose enfin d’encourager l’islamologie savante profane tout en imaginant une façon de l’articuler à la formation des cadres religieux. Voilà bien un exemple d’une politique publique en matière religieuse, menée par la République laïque.
Conclusion
La laïcité en France n’est pas une question comme une autre, il semble que l’on touche là comme à la question originelle des relations entre la religion et la politique qui déclenche à la fois confusion et passions. La laïcité dans les cœurs et dans les tripes l’emporte le plus souvent sur la laïcité dans les textes, qu’ils soient philosophiques ou juridiques, et l’emporte plus encore sur la réalité des pratiques qui sont fort mal connues. Même si l’on peut concevoir la laïcité comme un principe, force est de reconnaître que d’une fonction publique à une autre, la culture n’est pas la même ni même le droit dans la relation aux cultes, comme le font voir les différentes aumôneries. Force est également de reconnaître que la France de 2020 ne ressemble guère à la France de 1905. Cela ne signifie pas que la laïcité comme principe de liberté de conscience et de culte dans le cadre de la loi d’un État non confessionnel soit obsolète. Cela signifie qu’une France sécularisée qui connaît l’émergence
de nouvelles expressions religieuses comme celle de l’islam doit répondre à de nouvelles questions.
La République laïque mène des politiques publiques en matière religieuse et pas seulement au sens bien connu où la loi de séparation des Églises et de l’État ne s’applique pas partout sur le territoire national. On peut tenter de caractériser la dimension transversale de ces
politiques publiques : diffusion d’un savoir non confessionnel sur les religions et pédagogie de la laïcité dans le cadre de la loi républicaine qui s’impose à tous.
Les plus récentes déclarations du Gouvernement annoncent assez clairement la couleur: discours du ministre de l’Intérieur devant les préfets le 28 novembre 2019 consacré à «la lutte contre l’islamisme et le repli communautaire» ; conférence de presse du Président
de la République à Mulhouse du 18 février 2020 pour «protéger les libertés en luttant contre le séparatisme islamiste» et enfin discours des Mureaux du 2 octobre 2020 «La République en actes» qui entend «lutter contre les séparatismes». Nous venons d’indiquer pourquoi le terme de séparatisme a disparu dans le projet de loi, mais force est de constater la continuité d’une tendance lourde.
On voit bien la difficulté de toute politique publique concernant l’islam: les conditions ne sont pas encore réunies pour que cesse le mélange des genres entre l’impératif de sécurité et celui d’une pédagogie de la liberté. Mais de telles politiques publiques seront toujours critiquées. D’un côté, on criera au viol de la laïcité, d’un autre ou du même côté, à une odieuse «gestion coloniale de l’islam», etc. Le 19e siècle fut pour les cultes en France infiniment plus contraignant que ne le sont les mesures que nous avons envisagées. Ni le catholicisme, ni le protestantisme, ni le judaïsme n’en sont morts, loin s’en faut. La pratique de l’islam en/de France est sans doute beaucoup moins encadrée qu’elle ne l’est dans des pays musulmans. La liberté de conscience et de culte dans le cadre de la loi reste la règle en France. Des politiques publiques concernant la formation, notamment des cadres religieux, notamment musulmans, sont possibles: elles existent, ne manquent pas de difficultés et de faiblesses mais sont des laboratoires d’avenir.
Illustration: aumônier militaire musulmane lors d’un stage de formation initiale (vidéo du Ministère des Armées en 2017).
(1) Pierre Muller, Les politiques publiques, PUF, Que sais-je ?, 2008.
(2) Philippe Gaudin, Tempête sur la laïcité, Robert Laffont, Nouvelles mythologies, 2018. Philippe Gaudin est directeur de l’IESR (Institut européen en sciences des religions) au sein de l’École pratique des hautes études (EPHE). Sa conférence a été donnée à l’IPT Montpellier le 5 décembre 2019.
(3) Nous consacrons une longue analyse à cette notion: ‘Est-on sorti de la religion? La question du religieux après la religion selon Marcel Gauchet’, dans À propos de la sortie de la religion en Chine, Monde chinois, n°35.
(4) Sur ce point, il convient de consulter le site eduscol.education.fr: ‘La laïcité à l’école, outils et ressources’.
(5) Philippe Gaudin, Vers une laïcité d’intelligence en France? L’enseignement des faits religieux en France comme politique publique d’éducation depuis les années 1980, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2014.
(6) Voir le site de l’Observatoire de la laïcité.
(7) La fabrique de l’aumônerie musulmane des prisons en France, rapport sous la direction de Céline Béraud et Claire de Galembert, 2019. On y trouve des chiffres récents éclairants. Le nombre d’aumôniers musulmans est passé de 44 en 2000 à 251 en 2019, cela fait une augmentation considérable mais ne comble pas le déficit du nombre d’aumôniers musulmans pour 185 établissements et 70 000 détenus qui sont dans une forte proportion musulmans. Autre évolution notable, l’aumônerie musulmane est désormais celle qui a la plus forte dotation en euros permettant d’indemniser la quasi-totalité de ces aumôniers, soit 41% de la dotation totale de l’ensemble des aumôneries.
(8) Circulaire DGOS/RH4/2011/356 du 5 septembre 2011 relative à la charte des aumôneries dans les établissements portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière.
(9) Ce rapport sur la formation des cadres religieux musulmans et la création de pôles d’excellence en islamologie dans les universités françaises a été rendu en mars 2017 à la ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche et au ministre de l’Intérieur. Il y est pris acte d’un décrochage entre l’islamologie confessante et universitaire, entre l’islamologie française et internationale. Le mérite de ce rapport est de faire clairement le point sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas du point de vue du droit. Sont écartées, pour l’essentiel, les propositions suivantes: le contrôle des instituts privés par l’État, la création d’une faculté de théologie musulmane publique à Strasbourg, la reconnaissance d’intérêt général d’instituts privés qui ne remplissent pas les critères. Sont retenues, pour l’essentiel, les propositions suivantes: développer les D.U. (et pour cela l’apprentissage du français), développer les filières qui existent déjà en islamologie à l’université, envisager des coopérations entre les instituts privés et les universités, développer plus généralement l’enseignement et la recherche en sciences humaines du religieux, enfin créer un campus numérique rendant accessible la recherche internationale en islamologie.
(10) Décret n°2017-7756 du 3 mai 2017 relatif aux aumôniers militaires, hospitaliers et pénitentiaires, et à leur formation civile et civique. Arrêté du 5 mai 2017 relatif aux diplômes de formation civile et civique suivie par les aumôniers militaires d’active et les aumôniers hospitaliers et pénitentiaires et fixant les modalités d’établissement de la liste de ces formations.
(11) Date à laquelle nous disposons d’informations du Bureau central des Cultes du ministère de l’Intérieur.
(12) Bernard Cazeneuve, le 12 décembre 2017.
(13) Le Conseil des ministres du 23 avril 2014 adopte un plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes.
(14) Cette fondation a été lancée le 8 décembre 2016 avec comme président l’ancien ministre Jean-Pierre
Chevènement et comme directeur un membre du corps préfectoral, Bachir Bakhti. Aujourd’hui, le président est Ghaleb Bencheikh et le directeur Chiheb M’Nasser. Elle n’a pas vocation à intervenir dans la vie cultuelle de l’islam ni le financement des mosquées. Sa vocation est culturelle et éducative. Elle s’exprime notamment au travers de deux missions essentielles: le soutien de la formation civique et civile des cadres musulmans (possibilité d’obtenir des bourses) et la promotion de l’islamologie universitaire.
(15) Sur ces questions, on lira avec profit Didier Leschi, Misère(s) de l’islam de France, Éditions du Cerf, 2017, pp.127-131.
(16) Les aumôniers militaires ont un statut assimilé à celui de fonctionnaire et touchent un traitement selon une grille indiciaire d’officier. Les aumôniers hospitaliers peuvent avoir des contrats de travail à temps complet mais ils sont rares et ne sont rémunérés que comme des agents de catégorie C. Les aumôniers pénitentiaires ne touchent que des indemnités ou vacations.
(17) Sur ce D.E., voir le site de l’IESR.
(18) Le projet de loi confortant le respect des principes de la République a depuis été déposé à l’Assemblée nationale, voir ici son dossier législatif. Pour le discours des Mureaux du 2 octobre, vidéo et version écrite sur le site de l’Élysée.