Essai de théologie des réseaux sociaux (2)
Outil (comment s’en servir), réseau (comment y être présent), objet d’étude (comment les comprendre) ou de critique (comment en éviter les dérives): dans ce deuxième volet, Antonin Ficatier examine les quatre manières qu’ont d’entrer en relation théologie et réseaux sociaux.
Deuxième volet de l’article publié dans le dossier Quelle religion au 21e siècle? du numéro 2021/5 de Foi&Vie. Lire le premier volet.
II. Théologie des réseaux sociaux
Nous proposons maintenant une évaluation de la pratique des réseaux sociaux au travers des quatre axes de la Théologie Numérique présentés précédemment.
DT1. La théologie sous influence des réseaux sociaux
La première vague en Théologique Numérique entend regarder de plus près la façon dont la théologie se construit grâce et en lien avec le numérique. Nous sommes ici proches de la démarche dite des humanités numériques qui consiste à utiliser l’outil numérique à des fins d’analyse pour l’histoire, la littérature, la sociologie, etc. La création et collection de données, la numérisation de manuscrits, l’analyse de texte par le biais d’intelligence artificielle, sont quelques exemples de pratique dans le milieu des humanités numériques. Dans le cadre de l’étude des réseaux sociaux, il faut nous demander comment la théologie, en tant que science académique, s’approprie et utilise ces mêmes réseaux sociaux. Comment en est-elle ensuite influencée et transformée ? Cette première vague est typique de toute recherche située dans le milieu de la recherche au croisement entre technologie et théologie. Prenons l’exemple, très cher aux protestants, de l’imprimerie. Dans son ouvrage séminal The Printing Press as an Agent of Change, Elizabeth Eisenstein explique comment la technologie de l’imprimerie a changé les mentalités de ceux qui l’utilisent, et que nous nommons maintenant les modernes (1). La capacité à reproduire rapidement des ouvrages a contribué largement à la dissémination de nouvelles idées. La réduction du coût des livres a également permis à plus d’intellectuels de converser et d’accumuler des livres, donc de la connaissance.
Ce lien inexorable entre technologie et théologie doit aussi être mis en parallèle avec la célèbre thèse de Marshall McLuhan selon laquelle «the medium is the message» (2). Pour McLuhan en effet, l’information évolue et se transforme par le biais du convoyeur qui déplace cette même information. Une lettre écrite est différente, dans son essence, d’un message écrit sur un téléphone portable car ils utilisent des méthodes qui ont des spécificités propres. Nous comprenons maintenant comment la propagation des idées sur les réseaux sociaux est unique, et entraîne une transformation du message qui y est véhiculé.
Une communication sur les réseaux sociaux tend à être courte, directe, et instantanée. Les explications théologiques ont inversement tendance à être longues. Comment est-il donc possible de faire de la théologie en utilisant un médium qui limite l’écriture, comme la plateforme de micro-blogging Twitter et ses deux-cent quatre-vingt caractères? Comment sera-t-elle transformée par ce bouleversement de la transmission des idées par le biais des réseaux sociaux?
Un exemple frappant de relation entre théologie et réseaux sociaux est l’étude réalisée en 2019 par Peter Phillips et son équipe de chercheurs de Durham (3). Ceux-ci ont analysé les données de versets bibliques partagés sur certains réseaux sociaux et les ont ensuite rangés dans deux catégories:
1. Thérapeutique / anthropocentrique : renvoi à des injonctions bibliques sur la façon dont les êtres humains doivent se comporter, et vivre en harmonie ensemble. Par exemple 3 Jean 1,2.
2. Propositionnel / théocentrique: il s’agit de passages plus descriptifs et dogmatiques présentant la vie de Jésus, sa mort, et sa résurrection, ainsi que des caractéristiques propre à Dieu. Par exemple Deutéronome 6,4.
Après avoir montré que la majorité des versets partagés sur les réseaux sociaux étudiés sont d’ordre thérapeutique / anthropocentrique, Phillips et al concluent qu’il faudrait presque considérer qu’il existe un «nouveau canon de versets bibliques» ayant sa propre existence sur les réseaux sociaux. Cette orientation théologique est auto-sélective et souhaite répondre aux attentes d’une audience réceptive à des versets bibliques qualifiés de thérapeutiques.
DT2. Les théologiens en réseau
L’application du stade DT2 à une théologie des réseaux sociaux signifie s’interroger sur la façon dont les acteurs de la théologie – dans le monde académique aussi bien qu’ecclésiologique – utilisent les réseaux sociaux. Les théologiens pratiquent en effet les réseaux sociaux pour échanger des idées, communiquer, et se mettre en réseau (4). Ces échanges sur les réseaux sociaux ont deux caractéristiques principales que nous souhaitons aborder dans cette section : l’intersectionnalité et l’instantanéité.
L’intersectionnalité est la pratique qui consiste à mettre en commun des personnes sans passer par une hiérarchie préalablement définie. Dans le monde professionnel, on parle de management transversal pour décrire ce phénomène. Cette notion nous aide à comprendre le rapport d’autorité sur les réseaux sociaux. En leur sein, l’autorité et la hiérarchie y sont remaniées. Il est ainsi possible de suivre des personnes directement, sans passer par des intermédiaires. Prenons un exemple concret. Imaginez qu’au lieu de passer par l’intermédiaire de Foi&Vie pour diffuser mon essai sur une théologie des réseaux sociaux, je décidais d’écrire ce même article sur une plateforme en ligne et de le partager à mon réseau. Nul doute que vos possibilités en tant que lecteur de mon article sur cette plateforme sont nombreuses : vous pourriez lever ou baisser un pouce virtuel pour indiquer si vous aimez ou non l’article, vous auriez la possibilité de commenter mes écrits et également de m’interpeller directement. Mais l’autorité intermédiaire que représente Foi&Vie qui s’établit entre l’auteur et sa réception ne permet pas ce niveau d’intersectionnalité. Assurément, si vous lisez ces lignes, c’est que vous avez pris la décision de placer votre foi en l’autorité intermédiaire de Foi&Vie pour vous garantir des articles ayant un certain standard de qualité et ayant été passés au rigoureux procédé de relecture.
Dans le monde des réseaux sociaux, il existe une figure particulière qui fait preuve d’autorité complètement desintermédiée: l’influenceur. Une personne qui a emmagasiné une audience sur une plateforme peut ainsi se construire son propre réseau. Il est aujourd’hui beaucoup plus compliqué de localiser les multiples sources d’autorité qui naviguent autour de nous. Les figures traditionnelles d’autorité facilement identifiables comme la famille, l’école, l’Église, sont en déclin au profit d’influenceurs que nous ne connaissons pas. Sur les réseaux sociaux, l’autorité est en quelque sorte décentralisée. Commentant sur le contexte des magazines féminins pour adolescentes, la journaliste Kate Dwyer écrivait: «Alors que dans le passé les adolescentes avaient foi en la sagesse de femmes qui étaient de quatre ou vingt ans leurs aînées, elles se tournent maintenant vers d’autre adolescentes sur TikTok» (5). Un autre exemple frappant d’intersectionnalité sur les réseaux sociaux est le succès croissant de supports thérapeutiques orchestrés par des adolescents pour d’autre adolescents (6). Là où dans le passé nous nous tournions vers des experts (dans ce cas précis, un pédopsychiatre), nous nous tournons maintenant vers des pairs rendus légitimes par leur forte présence sur les réseaux sociaux.
Les échanges sur les réseaux sociaux se font également de manière instantanée, c’est à dire en permettant à des utilisateurs d’échanger en temps réel. Si des conversations peuvent avoir lieu de façon asynchronique, il est néanmoins de mise sur ces plateformes d’écrire et de réagir très vite.
En résumé, comment est-ce que les théologiens comprennent ce remaniement profond des figures d’autorité? Comment est-ce que la théologie est influencée par ces échanges instantanés? Comment élaborer une étude théologique par le biais d’un médium favorisant un échange court, instantané, et désintermédié?
DT3. Les réseaux sociaux au regard de la théologie
Cette troisième étape de la théologie numérique appliquée aux réseaux sociaux entend renverser l’analyse élaborée en DT1. Ici, en DT3, il s’agit de passer en revue les réseaux sociaux au prisme de la théologie. Cette étape est en soi une véritable entreprise qui demanderait plus de temps et d’espace pour être élaborée. Nous présentons néanmoins deux thèmes pouvant offrir des premiers éléments de réponse.
Au cœur des réseaux sociaux se situe cette relation fondamentale entre le soi et l’autre, qui forment ensemble le nous du réseau. Ceux que nous nommons les autres portent différents noms selon la plateforme utilisée. Ils peuvent être désignés par le terme amis – terme trompeur, car qui peut vraiment avoir des centaines voir des milliers d’amis? – ou bien le terme plus neutre de contacts. Tout théologien s’intéresse de près à la question du soi et de l’autre. La construction du nous et du vivre ensemble commence dès le début du livre de la Genèse et cette sempiternelle question posée à Caïn par Dieu: «Où est ton frère Abel?». Les réseaux sociaux permettent donc de mettre en contact un utilisateur avec d’autres personnes. Mais dans quelle mesure cette mise en relation permet-elle de favoriser une cohabitation harmonieuse ? De nombreux exemples plaident en faveur des réseaux sociaux comme outils permettant à des individus de se connecter très rapidement afin de mener à bien des efforts positifs de justice sociale. Les exemples du Printemps arabe (7) ou encore plus récemment des manifestations à Hong-Kong (8) ont mis en lumière le rôle prépondérant des réseaux sociaux pour mobiliser les activistes. Mais dans leur utilisation plus quelconque et quotidienne, les réseaux sociaux n’offriraient-ils pas une fausse impression de socialisation? C’est l’opinion de la sociologue Sherry Turkle dans son fascinant livre titré Seuls Ensemble (9).
Un autre exemple d’un aspect des réseaux sociaux qui pose question pour le théologien est la question de la suivance. Nous l’avons expliqué précédemment : les réseaux sociaux mettent en lien des utilisateurs qui construisent ainsi un nous commun. Ceux-ci peuvent se connecter les uns aux autres de manière bidirectionnelle ou bien de manière unilatérale. Ici spécifiquement nous souhaitons aborder la connexion non-réciproque, ou unidirectionnelle, lorsque nous suivons une personne sans réciproque. En général, il s’agit d’une personnalité publique connue et qui agit sur les réseaux sociaux comme influenceur. Ainsi, le réseau social Twitter fait une différence entre le nombre de personnes que l’utilisateur suit, et le nombre de personnes qui suivent l’utilisateur. Cette dichotomie fait écho au fameux thème théologique de la suivance, particulièrement important dans l’évangile de Marc, où les premiers mots de Jésus à ceux qui deviendront ses disciples sont: «Suivez-moi et je vous ferai pécheurs d’hommes» (Marc 1,17). Comment placer cet appel à suivre personnellement Jésus et entrer dans sa suivance au regard de toutes les autres personnalités publiques que nous pouvons maintenant suivre ?
DT4. L’éthique théologique des réseaux sociaux
Enfin, le dernier pan d’une théologie des réseaux sociaux se doit d’apporter un regard critique sur cette pratique nouvelle. C’est cet angle d’approche qui est abordé en DT4, et qui se soucie de la façon dont la théologie peut proposer une évaluation des risques éthiques potentiels liés à l’utilisation des réseaux sociaux. Cette question est d’autant plus d’actualité à l’heure où un grand nombre d’Églises locales, fraichement équipées de caméras et micros, proposent une diffusion en direct de leurs activités religieuses sur des plateformes numériques. Alors que certaines Églises ont pris le parti de la participation sur les réseaux sociaux, le développement d’une éthique théologique sur le sujet est d’autant plus pertinent.
Beaucoup d’Églises locales mettent aujourd’hui à disposition leurs cultes sur des plateformes telles que YouTube, Facebook, ou Instagram. Ces plateformes ne sont pas neutres. À la différence de l’outil-technè tel le marteau qui est une technique compréhensible, les réseaux sociaux sont des technologies complexes. De plus, ces plateformes sont orchestrées par des entreprises privées ayant un but lucratif avéré. Nous sommes loin d’une vision de la technologie dite instrumentaliste qui considère toute technologie comme neutre. Un pan entier de l’éthique théologique des réseaux sociaux doit se pencher sur la question de la responsabilité institutionnelle de l’Église lors de l’adoption d’un réseau social. Le choix d’une plateforme doit répondre à un positionnement éthique cohérent. Une Église qui emploie des salariés se doit, par engagement chrétien, d’être un employeur juste et équitable. De manière comparable, l’Église devrait être le garde-fou d’abus éthiques liés à l’utilisation d’un réseau social, comme par exemple, lors des abus révélés de l’entreprise Facebook entraînant son boycott en 2020 (10).
L’Église est de plus en plus mise en ligne, évaluée, classée, et partagée. Un culte qui était auparavant vécu par une congrégation à un instant donné, est maintenant rendu accessible à n’importe qui dans le monde et cela pour toujours. Quels sont les risques associés à cette mondialisation de la parole locale ? Faut-il conserver les vidéos de nos cultes sur des plateformes en ligne pour toujours ? Inversement, si tout chrétien est engagé dans une Église locale mais est bercé par la prédication d’un pasteur situé sur un autre continent, dans un tout autre contexte, quel remaniement ecclésiologique cela va-t-il engendrer ? Ne peut-on craindre qu’une généralisation et banalisation des cultes en lignes entraîne une baisse de l’engagement local? Comment appréhender le phénomène de youtubisation pour l’Église de demain?
Enfin, un problème important d’utilisation des réseaux sociaux qu’il nous faut évaluer par l’éthique théologique est celui de la confidentialité. Nous avons vu comment les réseaux sociaux utilisent les données personnelles comme l’équivalent d’une matière première. Aujourd’hui, beaucoup d’adolescents font face à un véritable rituel de passage lorsqu’ils découvrent la quantité d’informations (notamment d’images) associées à leur nom présente sur les réseaux sociaux (11). Le droit à l’image et le droit à la confidentialité sur les réseaux sociaux deviennent des questions pressantes lorsque les Églises enregistrent et filment de plus en plus. Ainsi les théologiens – et tout chrétien engagé – doivent développer un robuste cadre permettant de comprendre ces enjeux au travers de la bonne nouvelle de l’Évangile. Comment favoriser un lieu – l’église –- où les droits individuels liés à l’image peuvent être respectés ? Quelle théologie de la confidentialité peut être développée pour soutenir ces réflexions ?
Conclusion
Il est important de noter que la pandémie de Covid-19 entraîne et va entraîner un intérêt accru pour la Théologie Numérique. Les Églises locales, engouffrées dans l’utilisation de nouvelles technologies, ont déjà commencé à s’interroger sur leurs pratiques et à se positionner sur leur relation avec la technologie numérique. Dans un précédent article, j’ai expliqué comment la réaction des Églises face à l’utilisation des technologies numériques représente un positionnement théologique ayant des conséquences sur un grand nombre de questions d’ordre ecclésiologique (12).
L’échafaudage que nous avons présenté d’une théologie des réseaux sociaux reste encore vacillant et beaucoup reste à faire pour arriver à un stade où la structure serait plus stable. Mais, bien qu’incomplète et risquée, notre entreprise n’en est pas moins nécessaire. Une réflexion théologique ambitieuse sur les réseaux sociaux, maintenant omniprésents dans nos vies, est essentielle. Pour reprendre les termes d’Alistair McGrath, la théologie chrétienne est avant tout une ouverture qui «rend possible une nouvelle façon de se voir soi-même, les autres, et le monde, et ses conséquences sur la façon dont nous agissons» (13). Assurément, la théologie doit s’appuyer sur d’autres départements académiques afin de bien appréhender les réseaux sociaux. Mais une approche pluridisciplinaire ne doit pas cacher l’apport unique de la théologie dans le débat sur les réseaux sociaux et leur utilisation dans notre société.
Antonin Ficatier est doctorant à l’Université de Birmingham (Angleterre) dans le département de théologie et religion. Il travaille en parallèle pour le ministère des jeunes dans la paroisse de Busbridge & Hambledon, dans l’Église d’Angleterre. Il se spécialise sur les questions situées à l’intersection entre technologie, théologie, et éthique. Sa thèse est une recherche sur le concept de théologie du réseau, en lien avec le développement des technologies numériques. Antonin Ficatier a également été nommé chercheur affilié au sein du réseau de recherche de Cumberland Lodge pour la période 2020-2022.
Illustration: teaser pour un culte sur la page Facebook d’une Église méthodiste de Singapour (février 2022).
(1) Elizabeth L. Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change : Communications and Cultural Transformations in Early-Modern Europe, Cambridge University Press, 1980.
(2) Marshall McLuhan, Understanding Media: The Extensions of Man, McGraw-Hill, 1964 (1ère édition).
(3) Peter M. Phillips, The Bible, Social Media and Digital Culture, Routledge, 2019.
(4) Il existe même un livre pour aider les théologiens à utiliser les réseaux sociaux ! Voir: Thomas Jay Oord (éd.), Theologians and Philosophers Using Social Media: Advice, Tips, and Testimonials, SacraSage Press, 2017.
(5) Kate Dwyer, Could the Teen Magazine Rise Again?, The New Yorker, 23 septembre 2021 (consulté le 29 septembre 2021).
(6) Taylor Lorenz, High Schoolers Across the Country Are Seeking ‘Teenager Therapy’, The New York Times (Style), 29 juillet 2020.
(7) Paolo Gerbaudo, Tweets and the Streets: Social Media and Contemporary Activism, Pluto Press, 2012.
(8) Zen Soo, What Is Telegram and Why Was the App so Popular during Hong Kong Protests?, South China Morning Post, 14 juin 2019.
(9) Sherry Turkle, Alone Together: Why We Expect More from Technology and Less from Each Other, Basic Books, 2017 (3e édition).
(10) Raphaël Balenieri, Anaïs Moutot, et Nicolas Rauline, Publicité: le boycott de Facebook en 8 questions, Les Échos, 2 juillet 2020.
(11) Taylor Lorenz, When Kids Realize Their Whole Life Is Already Online, The Atlantic, 20 février 2019.
(12) Antonin Ficatier, L’Église hybride : Apports théologiques à une ecclésiologie remaniée par les technologies numériques, Foi&Vie 2020/5 (novembre 2020).
(13) Alister E. McGrath, Christian Theology: An Introduction, Wiley-Blackwell, 2016 (6e édition), p.85.