Esquisse de réflexion sur l'évolution et l’expérience du Mal avec Teilhard de Chardin - Forum protestant

Esquisse de réflexion sur l’évolution et l’expérience du Mal avec Teilhard de Chardin

Taxé d’optimisme fondamental avec sa «vision audacieuse de l’évolution cosmique, intégrant la science et la spiritualité», comment Teilhard de Chardin y faisait-il rentrer le mal et la souffrance ? Comme l’explique ici Josepha Faber Boitel, en les intégrant dans un «processus de rédemption» comme «éléments transitoires» contribuant «à la croissance et à la maturation de l’univers vers son plein potentiel».

 

 

Après un premier article consacré au dialogue entre Teilhard de Chardin et Trinh Xuan Thuan (L’univers entre science et théologie), le présent écrit propose d’approfondir la réflexion concernant Teilhard de Chardin. En particulier les aspérités de sa théologie concernant la problématique du Mal.

Le théologien et paléontologue a proposé une vision audacieuse de l’évolution cosmique, intégrant la science et la spiritualité pour comprendre le sens de l’univers. Cependant, cette vision n’est pas sans susciter des questionnements sur ce que la critique nomme l’optimisme fondamental de Teilhard. L’intérêt de croiser un regard protestant et la pensée de Teilhard de Chardin réside dans la fertilité de la dialectique créée, me semble-t-il. Je me prête à l’exercice en ce qui concerne plus particulièrement ses textes regroupés dans le volume Science et Christ (1).

J’évoquerai donc les réserves légitimes que soulève la démarche de Teilhard de Chardin concernant le problématique du Mal dans l’Histoire de l’Humanité et à l’échelle de l’individu. J’aborderai ensuite en quoi la pensée du théologien n’évite pas la question du Mal même si la réponse concernant la place du Mal dans l’univers peut sembler trop partielle théologiquement. Je m’interrogerai sur l’articulation que propose le théologien philosophe entre l’effectivité du Mal et la primauté de la Rédemption christique. Je conclurai sur la démarche fondamentale d’acte de foi qu’effectue le scientifique et croyant qu’est Teilhard de Chardin.

 

La vision de Teilhard de Chardin face à la critique

Au premier abord, le scientifique chez Teilhard semble ne pas faire grand cas du Mal dans l’évolution ni de sa réalité inéluctable à l’échelle humaine: l’expérience dans la chair et la conscience du Mal comme souffrance.

Si l’extrapolation de Teilhard de Chardin sur l’évolution cosmique vers le point Oméga est présentée comme la résolution ultime, elle ne suffit pas à éliminer la menace du Mal, qui demeure une réalité tangible pour chaque individu. En effet, même si cette extrapolation est correcte, elle reste non vérifiable au niveau individuel, car elle se déroule à une échelle trop vaste et à un rythme trop lent pour être observée directement par chacun d’entre nous. À cela s’ajoute le sujet du Mal interne, celui commis et non subit, relié à la problématique du péché originel. Ce point mérite un article à lui seul et j’espère y revenir dans un autre texte.

Teilhard, dans sa théorie de la complexification consciente, voit l’évolution comme un processus dynamique conduisant à une convergence ultime, symbolisée par le point Oméga, où la conscience atteint son apogée. Cette perspective optimiste de l’évolution est cependant remise en question par la critique qui souligne les événements catastrophiques de l’histoire de l’évolution, tels que l’extinction d’espèces ou, dans une temporalité plus restreinte, la prédation, comme autant de points de rupture dans la progression linéaire vers un point de convergence. Ainsi les mécanismes naturels ou les événements historiques impliquant la mort et la souffrance mettent en exergue la complexité et l’imprévisibilité de l’évolution et mettent en question l’idée d’une évolution foncièrement positive.

Ce Mal effectif pose un défi à l’optimisme de Teilhard concernant l’évolution vers une plénitude de conscience. Cela nous invite à réfléchir à la signification théologique chez Teilhard de la souffrance et à son rapport avec la vision de Dieu. En effet, la perspective d’un Dieu qui partage notre souffrance pour donner une réalité à notre espérance et renforcer notre confiance en son amour offre une manière différente d’appréhender le mal et la souffrance dans le monde. Où se positionne la réflexion de Teilhard dans cette perspective ?

 

La place du Mal dans l’univers selon Teilhard

Teilhard de Chardin propose une vision holistique de l’univers où le Mal n’est pas simplement perçu comme une force destructrice, mais comme un élément intégré dans le processus d’évolution cosmique. Sa théorie de la complexification consciente offre une perspective intrigante sur la relation entre le Mal et l’évolution.

Teilhard définit ainsi ce principe et reconnaît que c’est aussi une réalité expérimentable:

«Il n’y a qu’un seul Mal = la désunion. Nous l’appelons ‘moral’ quand il affecte les zones libres de l’âme. Mais (comme le Bien, du reste, qui ‘unit’) il reste, même alors, d’essence physique.» (2)

Pour Teilhard, l’évolution n’est pas seulement un processus biologique, mais un mouvement cosmique qui tend vers une complexification croissante, aboutissant à une conscience toujours plus élevée. Dans ce contexte, le mal est interprété comme une manifestation de la tension inhérente à ce processus de complexification. Les conflits, les déséquilibres et les souffrances qui émergent ne sont pas des anomalies, mais des aspects naturels de l’évolution cosmique.

Le scientifique et le théologien tentent de fusionner dans les propos de Teilhard quand il expose:

«La concentration du Multiple en l’unité organique suprême de Oméga représente un extrême labeur.» (3)

La théorie de la complexification consciente de Teilhard suggère que le Mal n’est pas une force extérieure ni une entité distincte, mais plutôt une étape nécessaire dans le cheminement vers une plus grande conscience. Ainsi Teilhard conclut par un parallélisme:

«Dieu semble n’avoir pu créer sans entrer en lutte contre le Mal, en même temps que contre le Multiple.» (4)

Les défis et les obstacles rencontrés tout au long de ce parcours contribuent à la croissance et à la maturation de l’univers dans son ensemble.

 

La question du Mal et de la rédemption dans la théologie de Teilhard

En tant que théologien, Teilhard aborde la question du Mal dans le cadre de sa vision de l’univers en évolution. Pour lui, le mal ne peut être compris pleinement que dans le contexte du point Oméga, qui représente le point culminant de l’évolution cosmique où la conscience atteint son apogée.

«Quelle que soit l’hypothèse acceptée, que le Mal ait pluralisé le Monde à la suite d’un acte coupable,  ou que le Monde, parce que plural (…) ait produit le Mal, dès le premier moment, (…) l’Union créatrice a ce caractère particulier d’être une Union rédemptrice.» (5)

Teilhard conçoit le point Oméga comme étant le Christ cosmique, l’expression ultime de l’amour et de la transcendance. Pour Teilhard, la rédemption est intimement liée à cet «Omega Point» comme il le nomme aussi. C’est un processus par lequel toutes les réalités, même celles apparemment négatives ou chaotiques, sont intégrées et transformées dans un dessein divin plus vaste. Le Mal et la souffrance qu’il engendre font partie de ce processus de rédemption, car ils sont perçus comme des éléments transitoires qui contribuent à la croissance et à la maturation de l’univers vers son plein potentiel. C’est là que le Mal est finalement transformé et intégré dans un dessein plus vaste de rédemption et d’unité.
Ainsi, la vision théologique de Teilhard suggère que même les aspects les plus sombres de l’existence peuvent être surmontés dans la réalisation de l’unité divine à travers le point Oméga.

 

Humanité en évolution: le rôle du Christ-Évoluteur

Je laisse la parole à Teilhard de Chardin qui développe dans son texte Super-charité comme tout se justifie et se rejoint dans le Christ.

«Dire que le Christ est terme et moteur de l’Évolution, dire qu’Il se révèle comme ‘évoluteur’, c’est reconnaître implicitement qu’Il devient attingible dans et à travers le processus entier de l’Évolution. Quelles sont les conséquences, pour notre vie intérieure, de cette extraordinaire situation ? Il y en a trois, qui peuvent s’exprimer comme suit:

«Sous l’influence du Super-Christ, notre charité s’universalise; elle se dynamise; elle se synthétise.»» (6)

Chaque point implique un travail du Christ et par lui de Dieu au cœur de l’être. Ne serait-ce pas une rédemption déjà à l’œuvre, et non plus seulement à venir, dont parle Teilhard de Chardin ?:

«puisque dans une Christogénèse s’exprime finalement, à travers l’Anthropogénèse, toute la Cosmogénèse: c’est donc que dans l’intégrité de ses nappes tangibles, le Réel se charge d’une divine Présence» (7)

Teilhard théologien considère que

«si au-dessus (ou plutôt au cœur) de cette pluralité [humaine] se lève la réalité centrale du Christ-Evoluteur (…), le chrétien (…) s’aperçoit maintenant qu’il peut aimer en agissant, c’est-à-dire s’unir directement au centre divin par son action même, quelle que soit la forme de cette action» (8)

Ainsi l’action d’une personne ne vise pas à mériter le Christ, mais naît de l’Amour attractif du Christ Justificateur et donc Évoluteur.

Cette vision nous encourage à plonger dans les profondeurs de notre propre conscience. Elle nous invite à embrasser les défis et les tensions inhérents à notre parcours évolutif, reconnaissant que chaque obstacle est une occasion de croissance et d’apprentissage. En nous engageant dans cette exploration, nous sommes confrontés à la complexité de l’existence et à la réalité du mal, mais nous sommes également inspirés par la possibilité de transcender ces défis pour atteindre un niveau plus profond d’unité et de compréhension.

Mais encore me direz-vous, tout cela aide-t-il face à l’expérience douloureuse de la chair ?

 

L’expérience du Mal: la perspective transformative de l’Incarnation

Le penseur croyant ne peut faire l’impasse sur l’espérance face au Mal, à la souffrance dans la contingence, et Teilhard ne s’y soustrait pas. Il a été taxé de naïveté et de pirouettes discursives, et chacun peut ou non apprécier sa pensée, mais il n’a pas omis de se confronter aux limites de sa réflexion théologique: l’expérience du Mal.

Dans un premier mouvement d’analyse, comme vu précédemment, Teilhard présente le Mal comme une réalité nécessaire, sorte d’envers du décor du processus d’évolution vers l’Union ultime.

Dans un deuxième mouvement de réflexion, Teilhard situe l’expérimentateur de la souffrance engendrée par le Mal dans «le champ d’Oméga» (9). Seul position permettant une perspective de ce Mal à l’aune du dessein supérieur d’unification qui l’englobe.

Il reste alors à conclure dans un troisième mouvement de pensée à la primauté christique et à la transformation qu’elle opère. Il rappelle donc l’action du Christ incarné et ayant souffert la Passion.

«Le Christ, cependant, ne peut être vaincu. (…) Les limitations et les diminutions que la marche générale du Cosmos ne lui permet pas de faire disparaître, le Verbe incarné les domine (comme un sculpteur habile les défauts de son marbre) en les intégrant (sans les changer !) dans une plus haute spiritualisation de nos êtres.» (10)

En parallèle avec cette réflexion sur Teilhard de Chardin, j’accompagne une réflexion de groupe et écris sur le sujet de celle-ci: la Providence et l’appréhension que chacun peut en avoir.

Et justement, il me semble que Teilhard de Chardin propose sa recette d’acceptation personnelle du dessein divin, voire de compréhension de celui-ci, partielle, au-delà des apparences terrestres:

«Quand après avoir lutté jusqu’au bout pour nous développer et pour réussir, nous nous trouvons arrêtés, battus, par les forces de ce Monde, alors, si nous croyons, la puissance à laquelle nous nous heurtons douloureusement cesse brusquement d’être une énergie aveugle ou mauvaise. La Matière hostile s’évanouit. Et, à sa place, nous trouvons le divin Maître du Monde, qui, «sous les espèces et apparences» des événements, quels qu’ils soient, nous modèle, nous vide de notre égoïsme, et pénètre en nous. (…) Telle est la plus magnifique prérogative du Christ universel: le pouvoir d’opérer en nous, non seulement par des élans naturels de la vie, mais aussi par les désordres scandalisants de la défaite et de la mort.» (11)

 

Conclusion

La vision de Teilhard de Chardin offre une perspective riche et profonde sur l’évolution et le Mal dans l’univers. En tenant compte des questionnements et des défis qu’elle suscite, nous sommes invités à approfondir notre compréhension de ces concepts fondamentaux. En intégrant les critiques et en explorant les implications philosophiques et théologiques, nous enrichissons notre exploration de la vision de Teilhard dans un contexte contemporain.
En considérant le terme positif dans son sens le plus large, nous sommes mieux outillés pour comprendre la relation complexe entre l’évolution, le Mal dans un processus de marche constante mais, ni linéaire ni sans encombres, vers l’accomplissement ultime de l’univers dans l’unification au point Oméga, Christ Cosmique, selon Teilhard.

La foi en la rédemption chez Teilhard s’exprime en des termes et par un déroulé discursif complexes qui peuvent surprendre, voire confondre le lecteur. Néanmoins, il en ressort l’affirmation de la part de l’auteur d’une confiance en l’ordre profond de l’univers, sauvé par l’Incarnation du Verbe, en dépit des apparences parfois troublantes. Cette foi en la rédemption est une source d’espoir et de courage qui inspire les individus à poursuivre une quête de compréhension et d’harmonie.

 

Illustration: détail d’un portrait de Pierre Teilhard de Chardin (Philippe Halsmann, CC BY-SA 3.0 Deed).

(1) Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin 9, Science et Christ, Seuil, 1965.

(2) Idem, p.109, note 2.

(3) Idem, p.88.

(4) Idem, p.109.

(5) Idem, p.109.

(6) Idem, p.212.

(7) Idem, p.213.

(8) Idem, pp.215-216.

(9) Idem, p.215.

(10) Idem, p.100.

(11) Idem, pp.100-101.

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